samedi 24 septembre 2011

DISCOURS DU PAPE BENOÎT XVI DEVANT LE BUNDESTAG

VOYAGE APOSTOLIQUE EN ALLEMAGNE


22-25 SEPTEMBRE 2011

VISITE AU PARLEMENT FÉDÉRAL



DISCOURS DU PAPE BENOÎT XVI


DEVANT LE BUNDESTAG



Berlin

Jeudi 22 septembre 2011



(Vidéo)





Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Président du Bundestag,

Madame la Chancelière fédérale,

Madame le Président du Bundesrat,

Mesdames et messieurs les Députés,



C’est pour moi un honneur et une joie de parler devant cette Chambre haute – devant le Parlement de ma patrie allemande, qui se réunit ici comme représentation du peuple, élue démocratiquement, pour travailler pour le bien de la République fédérale d’Allemagne. Je voudrais remercier Monsieur le Président du Bundestag pour son invitation à tenir ce discours, ainsi que pour les aimables paroles de bienvenue et d’appréciation avec lesquelles il m’a accueilli. En cette heure, je m’adresse à vous, Mesdames et Messieurs – certainement aussi comme compatriote qui se sait lié pour toute la vie à ses origines et suit avec intérêt le devenir de la Patrie allemande. Mais l’invitation à tenir ce discours m’est adressée en tant que Pape, en tant qu’Évêque de Rome, qui porte la responsabilité suprême pour la chrétienté catholique. En cela, vous reconnaissez le rôle qui incombe au Saint Siège en tant que partenaire au sein de la communauté des Peuples et des États. Sur la base de ma responsabilité internationale, je voudrais vous proposer quelques considérations sur les fondements de l’État de droit libéral.



Vous me permettrez de commencer mes réflexions sur les fondements du droit par un petit récit tiré de la Sainte Écriture. Dans le Premier Livre des Rois on raconte qu’au jeune roi Salomon, à l’occasion de son intronisation, Dieu accorda d’avancer une requête. Que demandera le jeune souverain en ce moment? Succès, richesse, une longue vie, l’élimination de ses ennemis? Il ne demanda rien de tout cela. Par contre il demanda: «Donne à ton serviteur un cœur docile pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal» (1 R 3, 9). Par ce récit, la Bible veut nous indiquer ce qui en définitive doit être important pour un politicien. Son critère ultime et la motivation pour son travail comme politicien ne doit pas être le succès et encore moins le profit matériel. La politique doit être un engagement pour la justice et créer ainsi les conditions de fond pour la paix. Naturellement un politicien cherchera le succès sans lequel il n’aurait aucune possibilité d’action politique effective! Mais le succès est subordonné au critère de la justice, à la volonté de mettre en œuvre le droit et à l’intelligence du droit. Le succès peut aussi être une séduction, et ainsi il peut ouvrir la route à la contrefaçon du droit, à la destruction de la justice. «Enlève le droit – et alors qu’est ce qui distingue l’État d’une grosse bande de brigands?» a dit un jour saint Augustin[1]. Nous Allemands, nous savons par notre expérience que ces paroles ne sont pas un phantasme vide. Nous avons fait l’expérience de séparer le pouvoir du droit, de mettre le pouvoir contre le droit, de fouler aux pieds le droit, de sorte que l’État était devenu une bande de brigands très bien organisée, qui pouvait menacer le monde entier et le pousser au bord du précipice. Servir le droit et combattre la domination de l’injustice est et demeure la tâche fondamentale du politicien. Dans un moment historique où l’homme a acquis un pouvoir jusqu’ici inimaginable, cette tâche devient particulièrement urgente. L’homme est en mesure de détruire le monde. Il peut se manipuler lui-même. Il peut, pour ainsi dire, créer des êtres humains et exclure d’autres êtres humains du fait d’être des hommes. Comment reconnaissons-nous ce qui est juste? Comment pouvons-nous distinguer entre le bien et le mal, entre le vrai droit et le droit seulement apparent? La demande de Salomon reste la question décisive devant laquelle l’homme politique et la politique se trouvent aussi aujourd’hui.



Pour une grande partie des matières à réguler juridiquement, le critère de la majorité peut être suffisant. Mais il est évident que dans les questions fondamentales du droit, où est en jeu la dignité de l’homme et de l’humanité, le principe majoritaire ne suffit pas: dans le processus de formation du droit, chaque personne qui a une responsabilité doit chercher elle-même les critères de sa propre orientation. Au troisième siècle, le grand théologien Origène a justifié ainsi la résistance des chrétiens à certains règlements juridiques en vigueur: «Si quelqu’un se trouvait chez les Scythes qui ont des lois irréligieuses, et qu’il fut contraint de vivre parmi eux… celui-ci certainement agirait de façon très raisonnable si, au nom de la loi de la vérité qui chez les Scythes est justement illégalité, il formerait aussi avec les autres qui ont la même opinion, des associations contre le règlement en vigueur…»[2].



Sur la base de cette conviction, les combattants de la résistance ont agi contre le régime nazi et contre d’autres régimes totalitaires, rendant ainsi un service au droit et à l’humanité tout entière. Pour ces personnes il était évident de façon incontestable que le droit en vigueur était, en réalité, une injustice. Mais dans les décisions d’un politicien démocrate, la question de savoir ce qui correspond maintenant à la loi de la vérité, ce qui est vraiment juste et peut devenir loi, n’est pas aussi évidente. Ce qui, en référence aux questions anthropologiques fondamentales, est la chose juste et peut devenir droit en vigueur, n’est pas du tout évident en soi aujourd’hui. À la question de savoir comment on peut reconnaître ce qui est vraiment juste et servir ainsi la justice dans la législation, il n’a jamais été facile de trouver la réponse et aujourd’hui, dans l’abondance de nos connaissances et de nos capacités, cette question est devenue encore plus difficile.



Comment reconnaît-on ce qui est juste? Dans l’histoire, les règlements juridiques ont presque toujours été motivés de façon religieuse: sur la base d’une référence à la divinité on décide ce qui parmi les hommes est juste. Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit – il a renvoyé à l’harmonie entre raison objective et subjective, une harmonie qui toutefois suppose le fait d’être toutes deux les sphères fondées dans la Raison créatrice de Dieu. Avec cela les théologiens chrétiens se sont associés à un mouvement philosophique et juridique qui s’était formé depuis le IIème siècle av. JC. Dans la première moitié du deuxième siècle préchrétien, il y eut une rencontre entre le droit naturel social développé par les philosophes stoïciens et des maîtres influents du droit romain[3]. Dans ce contact est née la culture juridique occidentale, qui a été et est encore d’une importance déterminante pour la culture juridique de l’humanité. De ce lien préchrétien entre droit et philosophie part le chemin qui conduit, à travers le Moyen-âge chrétien, au développement juridique des Lumières jusqu’à la Déclaration des Droits de l’homme et jusqu’à notre Loi Fondamentale allemande, par laquelle notre peuple, en 1949, a reconnu «les droits inviolables et inaliénables de l’homme comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde».



Pour le développement du droit et pour le développement de l’humanité il a été décisif que les théologiens chrétiens aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités, et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous. Saint Paul avait déjà fait ce choix quand, dans sa Lettre aux Romains, il affirmait: «Quand des païens privés de la Loi [la Torah d’Israël] accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, … ils se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience…» (2, 14s.). Ici apparaissent les deux concepts fondamentaux de nature et de conscience, où «conscience» n’est autre que le «cœur docile» de Salomon, la raison ouverte au langage de l’être. Si avec cela jusqu’à l’époque des Lumières, de la Déclaration des Droits de l’Homme après la seconde guerre mondiale et jusqu’à la formation de notre Loi Fondamentale, la question des fondements de la législation semblait claire, un dramatique changement de la situation est arrivé au cours du dernier demi siècle. L’idée du droit naturel est considérée aujourd’hui comme une doctrine catholique plutôt singulière, sur laquelle il ne vaudrait pas la peine de discuter en dehors du milieu catholique, de sorte qu’on a presque honte d’en mentionner même seulement le terme. Je voudrais brièvement indiquer comment il se fait que cette situation se soit créée. Avant tout, la thèse selon laquelle entre l’être et le devoir être il y aurait un abîme insurmontable, est fondamentale. Du fait d’être ne pourrait pas découler un devoir, parce qu’il s’agirait de deux domaines absolument différents. La base de cette opinion est la conception positiviste, aujourd’hui presque généralement adoptée, de nature. Si on considère la nature – avec les paroles de Hans Kelsen – comme «un agrégat de données objectives, jointes les unes aux autres comme causes et effets», alors aucune indication qui soit en quelque manière de caractère éthique ne peut réellement en découler[4]. Une conception positiviste de la nature, qui entend la nature de façon purement fonctionnelle, comme les sciences naturelles la reconnaissent, ne peut créer aucun pont vers l’ethos et le droit, mais susciter de nouveau seulement des réponses fonctionnelles. La même chose, cependant, vaut aussi pour la raison dans une vision positiviste, qui chez beaucoup est considérée comme l’unique vision scientifique. Dans cette vision, ce qui n’est pas vérifiable ou falsifiable ne rentre pas dans le domaine de la raison au sens strict. C’est pourquoi l’ethos et la religion doivent être assignés au domaine du subjectif et tombent hors du domaine de la raison au sens strict du mot. Là où la domination exclusive de la raison positiviste est en vigueur – et cela est en grande partie le cas dans notre conscience publique – les sources classiques de connaissance de l’ethos et du droit sont mises hors jeu. C’est une situation dramatique qui nous intéresse tous et sur laquelle une discussion publique est nécessaire; une intention essentielle de ce discours est d’y inviter d’urgence.



Le concept positiviste de nature et de raison, la vision positiviste du monde est dans son ensemble une partie importante de la connaissance humaine et de la capacité humaine, à laquelle nous ne devons absolument pas renoncer. Mais elle-même dans son ensemble n’est pas une culture qui corresponde et soit suffisante au fait d’être homme dans toute son ampleur. Là ou la raison positiviste s’estime comme la seule culture suffisante, reléguant toutes les autres réalités culturelles à l’état de sous-culture, elle réduit l’homme, ou même, menace son humanité. Je le dis justement en vue de l’Europe, dans laquelle de vastes milieux cherchent à reconnaître seulement le positivisme comme culture commune et comme fondement commun pour la formation du droit, alors que toutes les autres convictions et les autres valeurs de notre culture sont réduites à l’état d’une sous-culture. Avec cela l’Europe se place, face aux autres cultures du monde, dans une condition de manque de culture et en même temps des courants extrémistes et radicaux sont suscités. La raison positiviste, qui se présente de façon exclusiviste et n’est pas en mesure de percevoir quelque chose au-delà de ce qui est fonctionnel, ressemble à des édifices de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu. Toutefois nous ne pouvons pas nous imaginer que dans ce monde auto-construit nous puisons en secret également aux «ressources» de Dieu, que nous transformons en ce que nous produisons. Il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste.



Mais comment cela se réalise-t-il? Comment trouvons-nous l’entrée dans l’étendue, dans l’ensemble? Comment la raison peut-elle retrouver sa grandeur sans glisser dans l’irrationnel? Comment la nature peut-elle apparaître de nouveau dans sa vraie profondeur, dans ses exigences et avec ses indications? Je rappelle un processus de la récente histoire politique, espérant ne pas être trop mal compris ni susciter trop de polémiques unilatérales. Je dirais que l’apparition du mouvement écologique dans la politique allemande à partir des années soixante-dix, bien que n’ayant peut-être pas ouvert tout grand les fenêtres, a toutefois été et demeure un cri qui aspire à l’air frais, un cri qui ne peut pas être ignoré ni être mis de côté, parce qu’on y entrevoit trop d’irrationalité. Des personnes jeunes s’étaient rendu compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans nos relations à la nature; que la matière n’est pas seulement un matériel pour notre faire, mais que la terre elle-même porte en elle sa propre dignité et que nous devons suivre ses indications. Il est clair que je ne fais pas ici de la propagande pour un parti politique déterminé – rien ne m’est plus étranger que cela. Quand, dans notre relation avec la réalité, il y a quelque chose qui ne va pas, alors nous devons tous réfléchir sérieusement sur l’ensemble et nous sommes tous renvoyés à la question des fondements de notre culture elle-même. Qu’il me soit permis de m’arrêter encore un moment sur ce point. L’importance de l’écologie est désormais indiscutée. Nous devons écouter le langage de la nature et y répondre avec cohérence. Je voudrais cependant aborder avec force un point qui aujourd’hui comme hier est –me semble-t-il- largement négligé: il existe aussi une écologie de l’homme. L’homme aussi possède une nature qu’il doit respecter et qu’il ne peut manipuler à volonté. L’homme n’est pas seulement une liberté qui se crée de soi. L’homme ne se crée pas lui-même. Il est esprit et volonté, mais il est aussi nature, et sa volonté est juste quand il respecte la nature, l’écoute et quand il s’accepte lui-même pour ce qu’il est, et qu’il accepte qu’il ne s’est pas créé de soi. C’est justement ainsi et seulement ainsi que se réalise la véritable liberté humaine.



Revenons aux concepts fondamentaux de nature et de raison d’où nous étions partis. Le grand théoricien du positivisme juridique, Kelsen, à l’âge de 84 ans – en 1965 – abandonna le dualisme d’être et de devoir être. (Cela me console qu’avec 84 ans, on puisse encore penser correctement) Il avait dit auparavant que les normes peuvent découler seulement de la volonté. En conséquence, la nature pourrait renfermer en elle des normes seulement -ajouta-t-il- si une volonté avait mis en elle ces normes. D’autre part disait-il, cela présupposerait un Dieu créateur, dont la volonté s’est introduite dans la nature. «Discuter sur la vérité de cette foi est une chose absolument vaine», note-t-il à ce sujet[5]. L’est-ce vraiment? – voudrais-je demander. Est-ce vraiment privé de sens de réfléchir pour savoir si la raison objective qui se manifeste dans la nature ne suppose pas une Raison créatrice, un Creator Spiritus?



À ce point le patrimoine culturel de l’Europe devrait nous venir en aide. Sur la base de la conviction de l’existence d’un Dieu créateur se sont développées l’idée des droits de l’homme, l’idée d’égalité de tous les hommes devant la loi, la connaissance de l’inviolabilité de la dignité humaine en chaque personne et la conscience de la responsabilité des hommes pour leur agir. Ces connaissances de la raison constituent notre mémoire culturelle. L’ignorer ou la considérer comme simple passé serait une amputation de notre culture dans son ensemble et la priverait de son intégralité. La culture de l’Europe est née de la rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome – de la rencontre entre la foi au Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l’identité profonde de l’Europe. Dans la conscience de la responsabilité de l’homme devant Dieu et dans la reconnaissance de la dignité inviolable de l’homme, de tout homme, cette rencontre a fixé des critères du droit, et les défendre est notre tâche en ce moment historique.



Au jeune roi Salomon, au moment de son accession au pouvoir, une requête a été accordée. Qu’en serait-il si à nous, législateurs d’aujourd’hui, était concédé d’avancer une requête? Que demanderions-nous? Je pense qu’aujourd’hui aussi, en dernière analyse, nous ne pourrions pas désirer autre chose qu’un cœur docile – la capacité de distinguer le bien du mal et d’établir ainsi le vrai droit, de servir la justice et la paix. Je vous remercie pour votre attention.







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[1]De civitate Dei IV, 4, 1.



[2]Contra Celsum GCS Orig. 428 (Koetschau); cfr A. Fürst, Monotheismuis und Monarchie. Zum Zusammenhang von Heil und Herrschaft in der Antike. In: Theol. Phil. 81 (2006) 321-338; citation p. 336; cfr également J. Ratzinger, Die Einheit der Nationen. Eine Vision der Kirchenväter (Sazburg-München 1971) 60.



[3]Cf. W. Waldstein, Ins Herz geschrieben. Das Naturrecht als Fundament einer menschlichen Gesellschaft (Augsburg 2010) 11ss; 31-61.



[4]Waldstein, op. cit. 15-21.



[5]Cfr. W. Waldstein, op. cit. 19.

jeudi 26 mai 2011

rester vivant, lire

Deux jours de voiture avec la lecture en parallèle de Villa Vortex et American Black Box. Les rares fois où j'ai pris le volant, j'ai vu ma vie défiler avec celle de mes enfants ( deux accidents évités de justesse) et mon cher mari a fini par me dire : "tu lis, je conduis."Le Diable était enragé... Depuis que je lis Dantec, je suis comme Kernal dans Villa Vortex : je découvre "la théorie", c'est à dire je lis et ces lectures deviennent une forme d'arme absolue. Je n'en avais pas conscience tout en en ayant très vaguement l'intuition depuis toujours. Maintenant la question : pourquoi une mère de famille ? Je n'ai pas de réponse. Ecoutez donc cela : "J'étais devenu un combattant de la Théorie, un moine-soldat, le guerrier d'une armée secrète, sans nom et sans visage, le réseau de la nuit, l'armée des morts." (Villa Vortex, Folio S.F. p321).Je continue :" Mon cerveau : une usine à cartes, un monstre machinique qui s'étoilait tel un réseau par-dessus le monde en son entier, une gigantesque toile d'araignée qui traçait et retraçait les parcours virtuels d'auteurs probables de crimes qui n'existaient pas."
"J'étais devenu un appendice de la bibliothèque de Wolfmann. Un appendice qui se nourrissait de ce qui le dévorait, c'était assez paradoxal tout ça, mais je m'y étais fait, aux paradoxes."
Voilà, X cherche des portraits des membres de la Communauté ? en voilà un : le mien. Mettez au féminin la citation ci-dessus et le tour est joué. Je ne suis pas enchantée de cette transformation, c'est très angoissant mais je n'ai pas le choix. Alors je lis. Tout. Le jour, je travaille ( dans le domaine de la justice, ça ne s'invente pas) et je m'occupe de mes enfants, je suis une mère de famille. La nuit, en voiture, en vacances, je lis. C'est à dire j'oppose à ce monde qui est le mien et qui se désagrège une forme de rec-tification et de re-construction. Singulière.Et à chaque commentaire de l'un d'entre vous, commentaire unique et singulier, le monde se rec-tifie, me semble t-il.
J'ai esquivé le combat pendant 15 ans. Je n'ai pas ouvert un livre digne de ce nom pendant 15 ans. Mais maintenant, je ne peux plus esquiver quoi que ce soit. J'ai lu dernièrement 'L'obscurité du dehors" de Cormac MacCarthy. Une lecture entière pour une seule phrase que je me suis prise dans la tronche "Vous avez peur toute seule ? Un peu. Des fois. Pas vous ? Oui m'dame.* J'ai toujours eu peur. *Même quand y avait personne d'assassiné nulle part." Alors, bon, j'ai toujours peur, n'est ce pas, mais je témoigne quand même. "Ce qui compte, Kernal, c'est la connaissance. Ce qui compte c'est la poursuite de la Théorie." (P327) "La lecture du livre ne me fut évidemment d'aucun secours sur le plan concret entendu comme tel par nos supérieurs, ce n'était pas ce qu'escomptait Wolfmann au demeurant, sans doute voyait-il déjà plus loin que ce qui pendait au nez."(P328)
C'est pas gagné ma petite dame, allez-vous me dire...Non, ça n'est pas gagné surtout avec des lectrices aussi pauvrement armées intellectuellement!!

"Au fil des kilomètres mon cerveau s'engage dans une lutte contre l'entropie, au fil des kilomètres il redéfinit de nouveaux contours, de nouvelles possibilités, de nouvelles questions." (P335; ça, c'était cette après midi en bagnole; en fait, c'est tout le temps.)
"Vous n'êtes pas habitué. Vous manquez de discipline" dit Wolfmann au pauvre Kernal qui se tue à la tâche (la lecture).Il lui propose de la méthédrine. Excellent pensais-je en moi-même mais c'est pas le top du top. Vous voulez connaître la meilleure des drogues ? Ah! Ah! Voyons! réfléchissez! Que peut-être la meilleure des drogues pour une mère de famille? Ses enfants, bien sûr. La vraie, la seule, l'unique drogue qui fait qu'on peut tenir une nuit entière sans dormir , que l'on peut se battre contre plus fort que soi et le battre bien sûr...
Je continue : "En tous cas, une chose était sûre désormais : devenir, tout en l'écrivant, le personnage d'un roman non écrit, revenu par miracle du trou noir de l'Europe, me paraissait nettement plus enthousiasmant que de vivre sans fin cette réalité, dite " quotidienne" et saccagée par la petitesse des rêves....Le LIVRE AURAIT RAISON DU MONDE" ( P602; c'est moi qui ai grossi la taille des lettres.)

En quoi lire tel ou tel livre de Dantec est essentiel demande benoîtement X.Essentiel ? VITAL me parait plus approprié. Je vous livre un passage de ce livre extraordinaire, "La source vive", d'Ayn Rand, ( dont je vous parlerai peut-être un jour car toutes mes lectures se recoupent et forment une carte du monde :" L'Enigme du Code m'obsédait" ( Villa Vortex P518 ) )

"Il se demanda pourquoi il éprouvait comme un sentiment d'attente. L'attente d'une explosion au-dessus de leurs têtes. Cela lui parut d'abord stupide, puis il comprit. C'est exactement ce que doit ressentir, se dit-il, un homme terré dans un trou d'obus. Cette chambre n'est pas simplement le témoignage d'extrême pauvreté, elle est l'aboutissement d'une guerre, dont les dévastations sont plus terribles encore que celles que peuvent causer les armes de tous les arsenaux du monde. C'est une guerre contre un ennemi qui n'a ni nom, ni visage."
Un livre, en l'occurrence un livre de Dantec, peut provoquer une forme de déflagration nucléaire dans un cerveau. C'est ce qui s'est passé pour moi. J'espère que ce type de déflagration s'opérera dans des cerveaux mieux constitués que le mien. D'un autre côté, il est écrit quelque part dans le Livre :"Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l'avoir révélé aux tout-petits." ( Matthieu, 11; v. 22)

"All the secrets are in the black box, but the secret itself is the black box.
Car ici cet endroit ne peut apparaître que pour vous seul. Je ne parle pas de la version vulgaire et "individualiste" de ce qu'il est convenu d'appeler l'American Dream...ni de sa figure dialectique millérienne du "Cauchemar climatisé"...Non je parle d'un "endroit"vraiment singulier, disons d'un nexus du temps et de l'espace qui vous apparaît, pour vous et vous seul, expérience intransmissible et qui s'annonce telle, alors même que vous vous y attendiez le moins." ( American Black Box, p457)

Un livre de Dantec ? Qu'est ce que cela provoque en nous qui sommes des "TETE DE LECTURE EXPERIMENTALE" ( Villa Vortex, p 831).Une déflagration nucléaire...Mais encore? avez-vous l'audace de demander, comme des enfants qui ne doutent de rien et veulent toujours plus...Dantec répond : "C'est en toi, tête de lecture, que devait se dérouler l'expérience de la narration, c'est toi qui étais visé en premier lieu par ce voyage aux confins de notre infra-monde en errance..." "C'est toi qui a pérégriné de mondes en mondes, qui ne sont qu'un seul, le nôtre."
Qu'avons nous gagné à cette pérégrination infinie, continuez vous de demander avec l'inconscience qui caractérise les enfants, car vous êtes des enfants et des enfants très spéciaux, des Babylon Babies, n'est ce pas ?
"J'espère que tu auras compris que cette mort biologique partielle n'est que le prix à payer pour que l'économie du Don en toi, peut-être, se fasse jour." ( p 835)
Oui, j'espère aussi que le Verbe vous parle de l'intérieur maintenant que vous avez refermé le livre.

mardi 28 décembre 2010

Répliques, l’art de la lecture avec Michel Crépu et Charles Dantzig (04/12/2010)


Emission à écouter ici : http://www.touslespodcasts.com/annuaire/radio-tv/radio-nationales/632-episode599993.html

Alain Finkielkraut : J’adore les vaches. J’ai donc été enthousiasmé par les phrases qui concluent l’avant-propos de « La généalogie de la morale ». Pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, écrit Nietzsche « une chose avant toute autre est nécessaire, que l’on a parfaitement oublié de nos jours, une chose qui nous demanderait presque  d’être de la race bovine et certainement pas un homme moderne, je veux dire savoir ruminer. » A Charles Dantzig qui après son « Dictionnaire égoïste  de la littérature française » publie : « Pourquoi lire ? » et à Michel Crépu qui a réuni sous le titre « Lecture » (au singulier) les chroniques littéraires qu’il a tenues entre 2002 et 2009 pour La revue des deux mondes, je voudrais demander s’ils se reconnaissent dans ce portrait nietzschéen du bon lecteur.

Charles Dantzig : Mais oui tout à fait. Je trouve qu’il a raison et ce qui m’a frappé quand vous citiez sa phrase c’est que, tout d’un coup, il m’est revenu à l’esprit ce qu’il dit de la façon d’écrire et en revanche il associe ça à la marche ce qui est tout à fait contraire de l’état statique qu’il demande aux lecteurs. Donc, c’est assez frappant d’ailleurs, la lecture et l’écriture vont ensemble mais pas du même pas évidemment, c’est une rumination et un lecteur est à sa façon infiniment statique, oui, je crois… Il va finir par contredire d’ailleurs le cher Baudelaire qui appelait Georges Sand « la vache à écrire ».

AF : Et en même temps vous dites, ça n’est pas tout à fait une rumination mais enfin ! Ca répond au désir qu’a Nietzsche de voir le lecteur approfondir sa lecture, vous dites Charles Dantzig : « un lecteur n’est pas un consommateur qui ferait disparaître les livres en les mangeant » donc voilà… La vache rumine lentement, ça n’est pas tout à fait une consommatrice fébrile comme les consommateurs d’aujourd’hui et vous dites : « Quand on dit qu’ils dévorent, l’image est hasardeuse, un bon lecteur écrit en même temps qu’il lit ; il entoure, raye, met des appréciations dans tous les interstices laissés libres par l’imprimeur. »

CD : Mais oui mais c’est cela la rumination, c’est cela la rumination, bien sûr.

AF : Donc vous, vous écrivez à propos des livres et dans les livres eux-mêmes ?

CD : Ah oui oui oui ! Moi je trouve que la marge est l’espace du lecteur et le mien et celui de tout le monde. C’est une chose qu’on m’a apprise enfant et je crois une des seules choses que je n’ai pas contestée : on m’a dit : écris en lisant. Et je crois que c’est la meilleure ou en tout cas une des bonnes façons de lire. Parce qu’il faut s’approprier la lecture sinon ça n’est qu’un survol ; et le stylo qui est là dans ma marge ou à souligner est le harpon qui nous permet de nous arrêter sur quelque chose, je crois, ça me paraît très simple non ?

Michel Crépu : J’acquiesce tout à fait à la rumination parce que le point commun, je crois, avec le lecteur, avec la lecture, c’est le sans-fin. La rumination est illimitée. Je n’ai jamais vu de mémoire de promeneur une prairie entièrement rasée par les vaches qui l’occupent ! Il y a deux choses : il y a le fait que c’est une expérience effectivement interminable et donc qui suppose une sorte d’indifférence au fond à l’égard du but : est-ce que la vache, dans quelle mesure la vache –c’est un spectacle qui toujours me fascine- sait-elle qu’elle fait ce qu’elle fait ? Bon… Et puis la rumination pour moi ne peut pas ne pas non plus faire écho à la grande tradition monastique de la Lectio Divina qui repose sur le même principe. Alors, c’est la Bible, c’est Le Livre, mais la rumination du livre, elle est aussi interminable et on n’en finit pas de savourer le sens du livre.

AF : Mais en même temps ça ne peut pas s’appliquer à tous les livres alors que si on lit le titre de votre ouvrage, Charles Dantzig, « Pourquoi lire ? », on pourrait penser que vous vous contentez d’un éloge de lecture en tant que telle. Or il me semble qu’il y a évidemment des distinctions à faire, il y a des livres qui peuvent être objet de ruminations, s’inscrire dans la lignée de la Lectio Divina –une forme de prolongation séculière- et puis d’autres qui relèvent d’une lecture tout à fait différente, plus instrumentale sans doute ?

CD : Puisque vous mentionnez mon livre : mon livre parle de cette lecture qui me paraît très singulière qui est la lecture de littérature. J’aurais pu écrire sur la lecture de philosophie, d’économie, de politique, de choses comme ça… Je trouve que la lecture de littérature est une chose très singulière…Non ?

MC : Moi je dirais une chose, c’est que les vrais livres…

CD : Oh ! La vérité quand il s’agit de juger un livre…ça devient un jugement de valeur…

MC : Non, pas un jugement…un vrai livre pour moi n’est pas un livre qui suppose un jugement mais simplement qui est porteur d’une certaine vérité. Un livre qui n’est pas porteur d’une certaine vérité –pas au sens : j’ai raison, tu as tort mais au sens où il est porteur d’un enjeu auquel on ne peut pas ne pas se confronter et qui fait la valeur du livre, pour moi c’est un critère fondamental. Les livres où je ne reconnais pas la présence de cet enjeu là sont des livres qui tombent, qui ne m’intéressent pas. C’est en ce sens là que pour moi ce ne sont pas de vrais livres.

CD : Oui, je comprends, mais en même temps, là, vous posez à la fois la valeur et le critère et vous en êtes le juge et le… Si ! Un petit peu ! Parce que je comprends très bien ce que vous voulez dire… C’est tout d’un coup l’emploi du mot « vérité », d’une valeur, d’une nécessité qui en est juge enfin…

AF : Mais en même temps qui est juge de la littérature ? Parce qu’après tout, la littérature, ses frontières sont assez floues donc si vous dites littérature c’est que  vous excluez ! Vous discriminez ! Au nom de quels critères ? C’est très important de jouer carte sur table !

CD : Vous avez raison, mais ce que je veux… Il y a quand même de choses qu’on peut objectivement séparer, on voit bien que certains livres de philosophie pure sont différents d’un roman ou de…

MC : Non ! Alors je réemploie encore le mot de « vrai » mais un vrai livre de philosophie, comme l’est par exemple –quand je dis ça je pense à certains livres de Deleuze- la sensation, la relation qu’on peut avoir au texte est exactement de même nature que celle qu’on peut avoir avec un roman…

AF : D’ailleurs, avec Nietzsche aussi …

CD : Avec Nietzsche aussi mais vous avez évidemment raison parce que vous êtes en train de prendre les plus littéraires des philosophes, vous comprenez !

MC : Non, je peux prendre… Leibniz, c’est pareil !

CD : Mmm oui… on peut dire de Leibniz…

MC : … Ou de Hegel !

CD : …ou de Hegel, oui…effectivement mais enfin ça devient plus compliqué dès qu’on prend Kant, à part certains écrits très légers de Kant qui sont plus rares, ça devient plus compliqué. Effectivement Nietzsche peut être considéré comme un littérateur aussi à sa façon mais il y a quand même des formes objectives de séparation entre les genres. Un livre d’économie est un livre d’économie, un livre de politique est un livre de politique, il y a un moment où l’on peut trancher ces choses là…

MC : Je n’arrive pas…

AF : Mais justement, admettons qu’on puisse…

CD : Et pardon, il y a aussi l’intention du livre, excusez-moi, mais il y a quand même certains livres qui expriment eux-mêmes une intention. Là nous parlons de Deleuze, de Nietzsche qui ont écrit souvent des livres fragmentaires ou sans sujet unifiant, si l’on peut dire, et qui n’expriment pas d’intention forte ; ça peut être ça aussi, alors que, voilà, un livre de philosophie de système qui…, voilà, ça peut être un livre à intention ou un livre pas à  intention.

AF : Il y a bien sûr la question du style en effet ; il y a des livres de philosophie qui relèvent de la littérature à cause de la beauté du style ou de la langue –moi je citerais à côté de Nietzsche et de Deleuze Lévinas dont la langue est absolument extraordinaire, qui est un grand écrivain de langue française. Mais Charles Dantzig, justement, vous vous êtes un peu cabré si j’ose dire, quand vous avez entendu le mot de vérité. La science et la philosophie, chacune à sa façon, ont affaire à la vérité. Est-ce que vous pensez que ce n’est pas le cas de la littérature, ou bien que la vérité peut être un critère de distinction à l’intérieur de la littérature entre la bonne et la mauvaise. Parce qu’il faut à la fois distinguer la littérature de ce qui n’est pas elle mais il faut opérer des distinctions dans la littérature elle-même.

CD : Bien sûr, j’ai tendance à pense que ça ne peut pas être un critère pour la littérature parce que ça la résume à un objet qui n’est pas celui qu’elle veut. Est-ce qu’on peut dire qu’en écrivant un sonnet Mallarmé a voulu la vérité ? Non ! Ce n’est pas ce qu’il cherche ! Donc il faut aussi juger la littérature en fonction de ce qu’elle veut. Ce n’est pas du tout parce que je suis contre la vérité, mais je veux dire : on ne peut pas demander à la littérature d’être jugée sur une chose qu’elle ne prétend pas communiquer.

MC : Oui : d’ordre argumentatif mais bien sûr que Mallarmé ne cherche pas à démontrer. On n’est pas dans l’argumentaire, on est dans quelque chose qui fait partie de l’expérience de la réception qu’on fait d’un poème de Mallarmé ou de Kafka…

CD : Ce qui me gêne dans le mot « vérité », c’est le côté assertif de la chose ; ça n’est pas une démonstration, une démonstration existe…

MC : …Pas du tout…

AF : Oui mais vous vous référez très souvent à Proust et à cette phrase très célèbre, peut-être trop célèbre de Proust , la vie enfin découverte et éclaircie, cette façon qu’il a de dire que ses lecteurs utilisent si j’ose dire « La recherche du temps perdu » pour lire en eux-mêmes ; il y a chez Proust un rapport revendiqué à une certaine vérité…

CD : Ah Non pardon, il n’emploie pas le mot de vérité dans cette phrase ! Il dit : la vie, il dit la vraie vie, il ne dit pas la vraie littérature, il dit la vraie vie.

AF : Il dit quelque chose comme une découverte de l’existence ou une élucidation !

CD : Bien sûr mais …

AF : Et le roman existe par cette élucidation…

CD : oui mais je pense aussi que quand Proust écrit cela, c’est une manière aussi de conjurer quelque chose. C'est-à-dire que Proust est en train de se parler à lui-même quand il dit ça aussi, nous savons très bien que celui qui écrit ça est un homme qui a passé vingt ans dans son lit à écrire et, d’une certaine façon, à renoncer à la vie. Donc il se parle à lui-même en disant attention : je n’ai pas vécu pour écrire ça mais la vraie vie ! Bon, ça compte aussi…

MC : La vraie vie comme un vrai livre, c’est dans ce sens qu’on peut parler d’un vrai livre. Un vrai livre c’est un livre qui…

CD : Oui bien sûr...

AF : Mais alors là je pose la question du point de vue du lecteur. Il y a toutes sortes de raisons pour lesquelles on lit. D’ailleurs vous en tentez l’énumération, Charles Dantzig, mais peut-être aussi lit-on pour ça ? C'est-à-dire pour mieux comprendre, se comprendre soi-même, le monde, le monde commun, le monde sensible…

CD : Non, naturellement je suis d’accord avec vous, c’est une lecture qui existe mais ce que je veux dire aussi, ce que je voudrais –j’ai parfois du mal à faire comprendre ça- c’est que je crois qu’il existe, on pourrait dire qu’il existe, je ne sais pas moi, trois sortes de lectures –enfin c’est idiot comme ça de résumer mais enfin… Il peut exister comme vous le dites une lecture pour comprendre le monde, très bien, ça existe, on lit de la littérature pour comprendre le monde qui nous entoure ; on lit aussi pour se comprendre soi-même effectivement. Mais ce que je voudrais aussi faire comprendre et j’ai un peu de mal à faire comprendre ça, c’est qu’on peut aussi lire pour l’auteur du livre. Quand je vous parlais de Proust et de la raison pour laquelle il a écrit son livre, ce qui me passionne à force de lire Proust c’est que une fois que j’ai lu « La recherche du temps perdu » pour le côté funérailles du 19ème siècle et ça m’explique l’écroulement d’une société, etc… Très bien. Ensuite je lis Proust pour savoir les échos que ça a sur moi, comment je peux me comprendre, pourquoi j’aime tant le personnage de Robert de Saint Loup, etc… Mais à la fin, toutes ces lectures étant faites, ce qui me passionne encore plus, c’est d’essayer de comprendre pourquoi à tel moment Proust a écrit telle phrase, pourquoi l’auteur du livre a écrit ce livre là. C’est aussi un type de lecture qui est existe, c'est-à-dire une lecture esthétique si on peut dire…

AF : Vous êtes d’accord avec ça ?

MC : Oui ! Je suis tout à fait d’accord, je le formulerais pas forcément de la même manière mais il est évident et c’est même je crois pour moi la raison fondamentale de ma lecture récurrente de Proust comme de quelques autres auteurs que nous lisons en permanence. C’est la proximité –comment dire ?- l’envie de s’approcher du comment c’est fait ? Avec Bossuet c’est ce qui m’avait fasciné, c’est que je voulais de près comment les phrases étaient agencées, je voulais voir avec une loupe le point de jointure qui relie une phrase avec une autre et avec Proust c’est la même chose.

CD : Bien sûr, il y a ça, il y a évidemment ce que vous dites là mais aussi ce que je voudrais dire c’est la part de l’homme-Proust qui a écrit cette part d’humanité qui est très mystérieuse dans la littérature. Comment ce type là, ce Proust là a écrit ça et pourquoi ?

AF : Je pensais en vous écoutant à une réflexion de Barthes, dans un entretien, et c’est étonnant parce que Barthes a été un théoricien du signifiant mais justement il dit : « Proust, pour moi (la lecture de Proust), a tout d’une consultation biblique ! » Donc nous sommes dans la Lectio Divina, si je puis dire, «  la rencontre d’une actualité (je cite de mémoire) et d’une sagesse. » Donc il est renvoyé à Proust par sa vie même ! Et c’est cela qui est extraordinaire, c’est une encyclopédie de l’existence et on peut en dire autant de James etc… La vie selon les nuances et donc on accède aux nuances de la vie –de la sienne et de la vie en général. Vous, vous dites : j’aime voir comment s’est fait et je crois que c’est un des plaisirs de la lecture de Proust mais quand même, c’est aussi une consultation biblique.

MC : Les deux mon général ! Si je m’approche, si j’ai le désir de m’approcher pour voir comment s’est fait, le comment s’est fait est lui-même porteur de cette dimension qu’on appellera comme on voudra, spirituelle… Ou même –je suis d’accord avec ce que disait Charles Dantzig toute à l’heure sur l’auteur : avec Proust, ça ne se passe pas avec beaucoup d’écrivains ; mais il est vrai qu’avec Proust au fur et à mesure qu’on avance dans la connaissance de son œuvre, il y a comme une présence de plus en plus en plus forte de lui-même, une présence presque fantomatique… Je ne pourrais pas citer beaucoup d’autres… Sade aussi donne cette sensation de présence fantomatique, comme cela, derrière son texte… Je pense que ça fait partie aussi bien sûr de l’expérience de la lecture.

CD : Il y a aussi si je peux donner un exemple qui m’est arrivé récemment, c’est que j’ai repris un livre que j’ai lu six, sept fois peut-être et que je croyais connaître par cœur et on croit connaître les livres qu’on a relu par cœur, c’est « Souvenirs d’égotisme » de Stendhal, qui est un homme qui provoque aussi ce genre de chose… Bien ! Je commence, je lis huit-dix pages de ce livre et tout d’un coup je tombe sur un passage que je n’avais jamais remarqué, et c’est cela aussi peut-être qui fait de l’un un grand écrivain, où tout d’un coup dans une incise, c'est-à-dire comme si ça n’avait pas d’importance, Stendhal dit : « Je sais bien que mon projet peut avoir son aspect ridicule, de parler de soi mais cela m’est égal .Ce qui me gênerait plutôt, ce serait le risque de détruire le bonheur en l’anatomisant ; » Phrase, d’ailleurs qui m’a enchanté parce qu’on a l’impression qu’il répond à Barthes, vous citiez Barthes, dans ses « Discours amoureux » 150 ans avant ou 200ans avant, par le simple emploi de ce mot « anatomisé » qui est un mot d’ailleurs très Stendhal, de savant puisqu’il était polytechnicien etc... scientifique en tous cas, et donc déjà ce mot m’a fasciné ; point virgule comme nous savons Stendhal en est parfois infecté de points virgule, c’est sa fin du 18ème à lui…

AF : Comme Barthes d’ailleurs….

CD : … Et il ajoute : « et c’est ce que je ne ferais pas : je sauterais le bonheur ». Et je me suis dit en lisant ça, Mon Dieu, ce livre que tu croyais connaître, tu n’as jamais vu cette phrase incise comme ça, dans un coin, dans un repli où il dit « je sauterais le bonheur » et où je me suis dis : tout Stendhal est là ! C’est prodigieux et évidemment, quand on y réfléchit, tout Stendhal est dans « je sauterais le bonheur » ! Les stendhaliens qui sont une race affreuse dont je fais partie peignent toujours Stendhal en rose en disant, Stendhal c’est le bonheur, c’est la chasse au bonheur… Or  non ! Je saute le bonheur nous dit Stendhal, c’est ce qu’il fait en permanence dans ses romans, et, pardon, pour répondre à ce que disait Crépu toute à l’heure, de l’auteur qui nous parle aussi au-delà ou en même temps que cette connaissance plus générale dont vous parlez…

AF : Ça veut dire qu’il y a une dimension tragique, vous diriez, dans… 

CD : Bien sûr !

AF : Oui mais cette dimension tragique, elle nous concerne nous ! Ce n’est pas simplement l’auteur lui-même…

CD : Oui mais pourquoi voulez-vous séparer les choses, je crois qu’on est d’accord mais les choses vont ensemble, il y a cette double ou triple lecture …

MC : …Même chose avec Kafka…

CD : … Bien sûr…

AF : Alors, Michel Crépu dans votre livre « Lecture » vous faites très souvent référence à Soljenitsyne et vous racontez d’ailleurs de manière passionnante une rencontre que vous avez eu avec lui dans les environs de Moscou. Alors je voudrais vous citer une définition de la littérature ou de la lecture, donnée par Soljenitsyne dans ce chef-d’œuvre qu’est son discours au Nobel, chef d’œuvre commenté et célébré notamment par le philosophe tchèque Patocka  - car il arrive aussi que des philosophes qui ne sont pas des littéraires soient nourris de littérature. Et voici ce qu’il dit : « Qui réussira à faire comprendre à une créature humaine fanatique et bornée les  joies et les peines de ses frères lointains, à lui faire comprendre ce dont il n’a lui-même aucune notion ? Propagande, contraintes, preuves scientifiques, tout est inutile. Mais il existe heureusement un moyen de le faire dans ce monde, l’Art, la littérature. Les artistes peuvent accomplir ce miracle, ils peuvent surmonter cette faiblesse caractéristique de l’homme qui n’apprend que de sa propre expérience tandis que l’expérience des autres ne le touche pas. L’Art transmet de l’un à l’autre pendant leur bref séjour sur la terre tout le poids d’une très longue et inhabituelle expérience avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie, la recrée dans notre chair et nous permet d’en prendre possession comme si elle était nôtre. »
Est-ce que ça répond à votre expérience de lecteur ? A votre amour de la littérature ?

MC : Oui, certainement dans la mesure où… concernant ce passage de Soljenitsyne que j’avais oublié du discours du Nobel, bien sûr cela résonne dans la lecture que je peux avoir de Soljenitsyne mais bien au-delà de la littérature comme lieu –comment dire ça ?- de représentation de l’expérience humaine tout simplement. L’écrivain est quelqu’un qui a ce don de pouvoir restituer la vérité –je m’excuse auprès de Charles d’employer encore ce mot- la vérité de l’expérience humaine. Alors dans le cas de Soljenitsyne ça a un relief particulier parce que la vérité de l’expérience humaine s’est pratiquement confondue avec l’histoire de la Russie. Raconter l’expérience humaine pour Soljenitsyne, c’est raconter la Russie. Ce sont deux choses qui sont pratiquement mêlées, qui sont fusionnées et c’est ce qui m’avait si fort impressionné en le voyant, le temps très bref de cette rencontre qui n’a pas duré plus de trois quarts d’heure, mais c’était bien entendu ça : être en présence d’un corps et d’un visage d’un écrivain qui avait traversé cela, qui avait porté ça.

CD : Et d’ailleurs sur un point qui m’a toujours frappé dans Soljenitsyne dont je connais l’œuvre moins bien que vous mais c’est le chêne et le veau où tout est parti de là finalement, où on voit ce type qui est embêté parce qu’il écrit dans une revue littéraire où on l’empêche de publier quelque lignes d’un article, il fait un point de fixation là-dessus et ça devient le nœud de où tout explose et il écrit 500 pages qui sont éblouissantes sur –parce qu’il ne lâche pas le morceau. Voilà, et c’est peut-être cela aussi que fait le romancier, c’est qu’il ne lâche pas le morceau.

MC : Absolument !

AF : Mais est-ce que vous seriez d’accord avec cette définition de Soljenitsyne ?

CD : Ah oui bien sûr.

AF : Alors justement : cela ne nous contraint-il pas à non seulement distinguer la littérature de ce qui n’est pas elle, mais surtout peut-être, à opposer, comme deux ennemis véritablement, la bonne et la mauvaise littérature ?

CD : Oui mais vous savez la bonne et la mauvaise littérature c’est toujours difficile à départir… Nous savons aussi que ce qui est bon à un moment cesse d’être bon à un autre… Enfin, nous sommes là en train de parler de Proust depuis toute à l’heure et je pense que nous avons raison ! Mais enfin, si je prends l’équivalent de Proust au 17ème siècle qui est L’Astrée, qui a été commenté comme Proust, qui a été adoré comme Proust,  tout d’un coup on l’a éteint comme un lustre et on ne peut plus le lire. 

MC : Mais qui dit que le lustre ne se rallumera pas ?

CD : C’est très rare, je crois que le lustre ne se rallume jamais sauf quand il y a un concours nationaliste d’un pays qui veut, qui a besoin d’un phare, comme ça, à vocation touristique, c'est-à-dire qu’il est évident que l’Allemagne a choisi Goethe pour avoir son phare, pour attirer le regard du monde ,que l’Angleterre s’est choisi Shakespeare -je ne dis pas que c’est un luxe, ce sont de très grands écrivains- mais la seule chose qui contredise le déclin in arrêtable du génie, c’est ça. Je crois que même Proust s’arrêtera.

AF : Oui mais quand même, j’insiste et peut-être ne peut-on pas complètement se passer de la vérité, sauf à tomber ou à choisir, le relativisme, parce qu’après tout, ce que j’appellerais la bonne littérature, ce que je prendrais le risque d’appeler la bonne littérature, c’est celle qui déchire le rideau du mensonge embellissant –et là je reprends à mon compte une métaphore de Milan Kundera. La mauvaise littérature, c’est celle dont ce tissu est fait ! Dont ce rideau est fait plutôt. Donc, il y en a une si vous voulez qui déroute ou qui déboute le fantasme, et l’autre qui le nourrit. Et toute une pédagogie mal instruite par le structuralisme met sur le même plan « Madame Bovary » et les livres que lit Madame Bovary. Mais Madame Bovary nous alerte et nous dit, non ce n’est pas pareil, et les effets ne sont pas les mêmes, et certains effets peuvent être absolument dévastateurs…

CD : Bien entendu mais est-ce que vous croyez vraiment que d’abord cette thèse là continue et que ça été réellement autre chose qu’un jeu intellectuel, que vraiment… J’ai toujours eu du mal à penser que ces gens-là croyaient vraiment ce qu’ils faisaient, c'est-à-dire qu’il m’est paru évident qu’ils n’ont pas cru les romans que lisait Madame Bovary, qui étaient des romans populaires où il y avait des tigres et des sultans étaient la même chose que Madame Bovary. C’était un jeu intellectuel…

AF : ce sont les romans d’aujourd’hui qu’on pourrait mettre sur le plan que ceux que lisait Madame Bovary…

CD : Non bien entendu mais ce qui m’offusque un peu dans le mot vérité c’est qu’il peut être utilisé pour autre chose, disons de la littérature sérieuse, si vous voulez. Le mot vérité ça peut-être employé pour des tas de choses, pour d’autres objets que l’esthétique. Si on dit de la littérature sérieuse, je suis tout à fait d’accord avec vous et je comprends ce que vous voulez dire d’ailleurs. C’est l’ambiguïté que peut avoir le mot qui peut me gêner.

MC : Juste une remarque concernant le structuralisme : moi je crois que j’ai eu beaucoup de chance parce que je n’ai pas eu à souffrir de la version éducation nationale du structuralisme. Ce qui m’enchantait, je dois le dire, et je n’ai pas de regret aujourd’hui quand je repense à ces années là, il y a 25 ans ou 30 ans, quand j’étais étudiant, c’était le structuralisme, je me souviens avoir passé des heures sur ce texte de Barthes « Introduction à l’analyse structurale du récit dans ce numéro de Communication que j’ai du garder quelque part, le numéro 8, et bon, on avait l’impression que l’outillage du structuralisme nous permettait d’entrer dans le sens en train de se faire… Il y avait quelque chose de fascinant, pour moi c’était comme je regarde un film aujourd’hui sur comment les fleurs naissent ou je ne sais pas… J’étais très très « ravi de la crèche » et je ne le regrette absolument parce que quand je vois effectivement aujourd’hui ce qu’on en a fait, au secours !

CD : Dans le fond, est-ce que ça marchait vraiment ?

MC : … les enfants

CD : Il y a un passage de Castoriadis dans « Sur la Politique de Platon » qui est enchanteur où il cite Lévi-Strauss sans le nommer et où il prend un passage un peu hystérique de Lévi-Strauss de l’analyse structuraliste et Castoriadis finit en disant, et voilà comment on finit à l’Académie française…

AF : Lévi-Strauss a d’autres mérites mais je pensais moi aussi, je pourrais aller dans votre sens, Michel Crépu : j’ai passé de longues heures à lire Genette et notamment « Figures III » dont je me suis beaucoup inspiré…

CD et MC : Proust encore !

AF : … Sur Proust et cet outillage m’a été utile dans un des premiers petits textes que j’ai écrit sur Rousseau, « La bêtise chez Rousseau », la bêtise chez Rousseau, le thème de la bêtise, mais en même temps Genette est celui qui dit aujourd’hui, de la manière la plus radicale que il faut suspendre la question de la valeur, et que de la valeur on ne peut rien dire puisqu’elle est purement subjective. Or je me dis que si on ne peut rien dire de la valeur, alors à quoi bon aimer la littérature, faire de la littérature, enseigner de la littérature, parler de la littérature !

MC : Enfin je suis même étonné que Genette puisse dire ça parce que, après tout, quand on a passé du temps, autant de temps qu’il l’a fait justement à étudier de près comment Proust écrit ses textes il aurait quand même pu en tirer des conclusions sur la valeur intrinsèque, parce que entre un chapitre James Bond et une page d’un soir à l’Opéra dans « Le côté de Guermantes », c’est quand même pas la même chose !

CD : Cher Michel, est-ce que nous pouvons à nouveau donc être d’accord sur ce que vous disiez toute à l’heure et vous disiez un peu le contraire, c'est-à-dire qu’il y a une différence, par moments,  entre la littérature de philosophie et la littérature que Paul Valéry appelait pure, nous avons l’exemple à propos de Proust ici, est-ce qu’on peut s’entendre sur le fait que Genette n’est pas de la littérature et que Samuel Beckett sur Proust est de la littérature ?

MC : Bien sûr…

AF : C’est une très intéressante analyse de la littérature chez Genette, en effet. Bon, mais alors maintenant je vais parler de la situation qui est faite à la littérature et à la lecture et je commencerai par la première phrase de votre livre, Michel Crépu, très élégante, un peu moqueuse, un peu désinvolte : « La régie me signale qu’il y a un problème avec la lecture. Alors je vais jouer le rôle ingrat, un peu ridicule, de la régie. » 

MC : Nous y sommes !

AF : Voilà, la régie ! Donc je me fondrai sur un article paru ces jours-ci dans le monde à propos d’un événement qui nous concerne, le Salon du livre de de la presse jeunesse qui se tient à Montreuil jusqu’au lundi 6 décembre. C’est très intéressant parce que la question posée est la lecture est-elle un facteur de réussite scolaire ? En 1992 le sociologue François de Saint Guy prétendait triomphalement que non. Mais visiblement il s’était réjoui trop tôt, trop vite. Une enquête de l’OCDE affirme que la lecture pour soi a un impact comme on dit aujourd’hui, sur la réussite à l’école. Mais la même enquête souligne que l’écart de compréhension de l’écrit entre ceux qui se contentent de bandes dessinées et ceux qui fréquentent les œuvres de fiction n’est pas énorme. Conclusion : les parents doivent cesser de culpabiliser leurs enfants quand ils ne lisent pas Tolstoï ou Balzac. Et ils devront maintenant penser la lecture comme un temps de partage et non, horresco referens, comme un temps d’apprentissage. Bref, lisez, mais pas forcément de la littérature, les mangas feront l’affaire ! Elles doivent être sur représentées comme on dit au Salon du livre de la jeunesse. Et moi j’ai pensé en lisant cet article à ce passage de votre livre, Charles Dantzig, qui m’a beaucoup touché, où vous dites –c’est une de vos injonctions- : donnez-leur (aux enfants et aux adolescents) des lectures qui ne sont pas de leur âge. Et en effet, on continuera à lire, mais si on n’accepte pas ce décalage, hé bien c’en sera finit de la littérature !

CD : Naturellement ! Par rapport à ce que vous disiez c'est-à-dire : il y a ce que nous voudrions que les choses fussent et ce qu’elles sont parce qu’il est quand même indéniable que des enfants peuvent réussir sans jamais lire. Ils le font, ça existe depuis trente, quarante ans ! Moi je fais partie d’une génération où j’ai vu arriver, à ma grande stupéfaction, [MC : vous parlez du président de la république ?!] j’ai vu arriver cette génération de gens de mon âge qui étaient le triomphe des écoles de commerce qui ne lisaient rien. C’était nouveau d’ailleurs et on leur disait vous serez les rois du monde. Et moi je pensais que ça ne marcherait pas. Or, ça marche ! Hélas, on ne peut que constater que les brutes réussissent. Point. Après, on peut le déplorer et effectivement déplorons le. Je crois profondément, ça n’est pas du tout un paradoxe quand je dis qu’il faut donner aux enfants des lectures qui ne sont pas de leur âge parce que tout simplement les enfants sont très intelligents et qu’ils sont capables de répartie. Puis ça n’est pas grave, on sait très bien que ça n’est pas grave si on ne comprend pas tout. Nous vivons dans une société de l’effort, l’effort est vénéré pour tout. Il s’agit de réussir dans son entreprise, d’être un capitaine d’industrie, de ceci, de cela, l’effort est vénéré. On propose à notre vénération les sportifs qui sont l’apothéose de l’effort. Et bien, dès qu’il s’agit d’effort pour la lecture, ça devient une chose scandaleuse. Ça me paraît mystérieux, des gens qui sont tout à fait prêts à admettre que il faut huit, dix ou quinze heures pour monter l’Anapurna et qu’au sommet de l’Anapurna on voit la lumière, ils ne l’acceptent pas pour la lecture ! C’est un mystère.

MC : Je pense que c’est un mystère qui s’explique quand on s’aperçoit –mais je sais très bien nous sommes d’accord là-dessus -  que ces mêmes gens qui tiennent ce discours ont depuis longtemps renoncé à la lecture, ne sont plus, ne parlent plus le langage de ceux qui sont familiers des livres. Quand on est familier d’un livre et quand on est familier de la littérature, on sait très bien, c’est même un objet de ravissement d’entrer dans un livre dont on sait qu’on ne va pas forcément bien le comprendre, qu’il va nous apparaître comme une montagne à gravir et c’est extraordinaire…

AF : Et c’est extraordinaire dans la connaissance. Il y a un témoignage magnifique dans les mots de Sartre, quand il parle, à propos de sa découverte très jeune et trop jeune, bien sûr trop jeune, de Madame Bovary, qu’il connaissait « l’ambiguë volupté de comprendre sans comprendre ». C’était, dit-il, « l’épaisseur du monde. J’aimais cette résistance coriace dont je ne venais jamais à bout. » Moi j’ai fait la même expérience : trop jeune avec Dostoïevski.

MC : Moi c’était avec Baudelaire.

CD : Mais vous savez, au fond dans cette histoire là je crois qu’il faut penser à nos fantômes. Moi il n’y a pas très longtemps j’ai eu un de mes filleul au téléphone qui est en classe de première dans un très bon lycée (ou supposé très bon lycée) à Nice -non ce n’était pas en première, c’était en classe de troisième !-, je lui ai dit mon pauvre chat tu dois te taper des lectures de Corneille et Racine ! Pas du tout, me dit-il, on a une section théâtre et nous faisons du Raymond Devos. Bon, ça me paraît déplorable, non seulement pour cet enfant mais surtout pour Racine ! C'est-à-dire que cette méthode d’enseignement rejette dans les ténèbres extérieures des gens qui pour nous étaient naturels. Nous, nous avons appris Racine et Racine pour nous c’est pas compliqué ! Il est là avec nous ! Et tout d’un coup, ça rejette ces gents-là dans les ténèbres, c’est cela qui est terrible, c’est pour eux que j’ai de la peine. Après tout, si on veut faire des crétins, les crétins seront heureux de l’être et ravis…

MC : Je pourrais malheureusement citer des exemples analogues bien pires, tout à fait récents, tout chauds, Rimbaud pris comme prétexte qui sert à écrire des lettres pour demander l’annulation d’un décret d’expulsion d’un immigré… Enfin des choses hallucinantes, hallucinantes et on sait ça. On le sait. Ce qui moi me sidère parce que j’ai heureusement l’expérience d’enfants et d’adolescents tout à fait différente de ça, que en effet la difficulté était une source de plaisir.

AF : Mais en même temps, je trouve que aujourd’hui donc c’est encore la régie qui parle, la transmission ne va plus de soi. Comme si la littérature ou la lecture telle que nous l’avons connue était de moins en moins chez elle et j’ai sous les yeux un livre qui vient de paraître de Catherine Henri, « Libre cours », un livre où elle parle de son expérience de professeur. Et elle se refuse à toute déploration, donc je ne vais pas l’enrôler au service de je ne sais quel combat réactionnaire. Et c’est très intéressant, elle parle de sa rentrée et elle dit : « Après-demain, il va falloir par commencer à faire ôter les casquettes, éteindre les portables, éteindre vraiment, même pas de position vibreur, faire débrancher les consoles de jeux et les baladeurs. » Et puis, elle ajoute aussi, « Quelque chose a changé en quelques années, lorsque je, nous demandions aux élèves la lecture d’une œuvre, majoritairement ils s’exécutaient avec plus ou moins de mauvaise humeur, même si quelques uns n’arrivaient pas jusqu’au bout. Puis beaucoup se sont mis à tricher, à lire seulement le résumé sur internet. L’an dernier, certains ne faisaient même plus semblant rendant copie blanche le jour du contrôle. » Et elle a cette phrase : « Je me souviens de Justin qui s’est justifié d’un : « les livres ça n’existe plus », sans agressivité dans la voix, ni désir de provocation, comme s’il s’agissait d’une évidence dont les professeurs seraient, paradoxalement ignorants. » Est-ce qu’on n’est pas entré dans cet âge où la lecture sera, telle que vous la pratiquez, cette lecture ruminante silencieuse, méditative, sera anachronique ?

CD : En même temps, est-ce que cette dame ne décrit pas une chose que nous avons quand même vécue et connue aussi ? Je dois bien dire qu’il a du m’arriver de recopier un classique Vuibert plutôt que de lire un livre en classe de seconde ou de première ! C’est des choses qui ont…

AF : Internet change un peu les choses.

CD : Vous croyez ?

AF : Oui je crois.

CD : Oui, mais est-ce qu’au fond le fait de recopier un résumé mal foutu sur internet est plus grave que de recopier un résumé qui ne devait pas être très bien écrit sur les classiques Vuibert ?

AF : Il n’y avait pas toute cette technologie quand même. Elle en parle, les consoles, les portables…

MC : Ne déplorons pas, il n’y a rien de plus triste… Mais il faut résister à cela… Il y a une belle préface de Fumaroli à son recueil d’étude de lecture, je ne sais plus comment s’appelle ce livre qui rassemble des essais. Et dans sa préface il évoque le –c’est presque une figure archétypique de l’enfant sous ses draps avec sa lampe qui s’éclaire pour lire à deux heures du matin parce qu’il a peur que ses parents voient qu’il ne dort pas, etc…et il est là dans son roman. J’espère, mais je sais très bien en disant « j’espère » que la réalité n’est plus de cet ordre, mais j’espère quand même que pour les gens jeunes cette expérience d’initiation puisse être encore possible. Je n’en suis pas sûr…

CD : Il faut que ça passe par la difficulté dont on parlait toute à l’heure parce que, pardon, vous parliez de mon livre toute à l’heure mais j’ai répondu à une interview de deux pages dans « La vie »  là-dessus parce que on voulait absolument me faire dire que si les gamins lisaient Harry Potter ou Stéphanie Meyer, ça les amènerait à de bonnes lectures : je conteste cela, lire les mauvaises n’amène pas aux bonnes ! Il y a cette espèce d’idée que le fait de lire est un acte indifférent. Évidemment nous ruminons mais nous ruminons de la bonne herbe !

AF : Donc vous voyez qu’on revient à cette question du saut qualitatif entre les lectures de Madame Bovary et Madame Bovary. Simplement, il y a aussi une question : que perd-on quand on perd la littérature ? Est-ce que c’est des livres sur la table basse ? Ou est-ce que c’est autre chose ? Et là je voudrais vous citer une dernière fois Catherine Henri parce qu’elle s’interroge sur le langage chez ces adolescents-là. Elle dit : « Tout message est destiné à avoir une action sur l’interlocuteur, mais il me semble que chez les adolescents cette fonction du langage est hypertrophiée. Il ne s’agit pas seulement de solliciter l’attention ou l’assentiment ou de convaincre mais d’enjoindre comme s’il s’agissait toujours d’apostropher quelqu’un ou comme si les phrases étaient toujours à l’impératif. » Il me semble que la littérature ne parle pas à l’impératif. Le rap oui, le rap est une injonction perpétuelle mais pas la littérature…

CD : Ah pardon Alain Finkielkraut, pardon de vous interrompre, je comprends bien qu’on puisse être agacé par le rap et je trouve qu’il y a des rap français très mauvais, très machin comme ça stupides d’injonctions mais le Ganster Rap de Californie c’est du Bossuet. Je vous assure qu’il y a une espèce d’emphase, je parle en face de plus grands connaisseurs de Bossuet, mais non, pour en revenir à ce que disait cette dame évidemment elle constate une chose c’et qu’il y a une différence entre la communication et la communion et que là elle a affaire à des gens qui croient que la littérature est de l’ordre du discours et qui est uniquement destiné à communiquer quelque chose. Et il est très difficile de faire comprendre à ces gens que la littérature c’est de l’ordre de la communion… C’est autre chose que du message.

MC : Et j’ai très envie de répondre à la question, si c’en est une, que perd-on quand on perd la littérature ? Je répondrai : on perd le silence, on perd le temps, on perd le temps de la lecture, ce temps qui est une sortie du temps justement, on sort de la comptabilité justement, et ce silence là n’est pas comparable… Enfin, je ne pense pas qu’avec la musique il y ait une expérience semblable et avec la peinture c’est autre chose, j’aimerais un jour creuser ça d’ailleurs, parce qu’il y a un silence du regard sur le tableau…

CD : Je crois que, pardon, je crois qu’on perd, je suis tout à fait d’accord avec vous, on perd même plus gravement que cela, en perdant la littérature on perd la contestation de la mort. Je crois que toute œuvre littéraire sérieuse est un cri de protestation contre la mort et que évidemment le néant finit par gagner mais qu’on fait des livres pour ça en se disant c’est toujours ça que le néant n’aura pas ou pas tout de suite et le lecteur est là-dedans. Le lecteur communie dans cette protestation dont il n’a peut-être pas tout à fait conscience contre la mort. Et c’est cela qu’on perd, c’est que le néant gagne sans la littérature.

MC : Cher Charles, je n’entendais pas autre chose toute à l’heure quand nous parlions de vérité d’un livre. Un vrai livre c’est un livre qui proteste contre la mort, bien sûr, en la racontant, en ne trichant pas.

AF : Et maintenant je voudrais poser une question plus précise, plus enracinée : dans un livre sur la France, le grand érudit, philologue en 1925 avait écrit : « La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et sa civilisation. Si l’on osait, on dirait que la littérature est une composante essentielle de l’identité française. » Mais n’osons pas, et simplement, je vous pose la question, est-ce que c’est encore vrai ?

CD : Écoutez, je crois quand même encore oui, là pardon de parler de manière un peu narcissique mais moi j’ai été frappé quand j’ai publié mon « Dictionnaire égoïste de la littérature » c’est que il y a eu un nombre considérable de papiers à l’étranger pour dire simplement que j’étais un objet bizarre et que le simple fait que ce livre ai du succès caractérisait la France. Je ne veux pas dire, attention je mets toutes les précautions dans ce que je dis mais je pense qu’il y a des symptômes comme ça qui montrent que la France est encore un pays extrêmement littéraire.

MC : Je donnerai une réponse plus contradictoire. J’ai fait la même expérience que vous je me souviens à la publication du « Tombeau de Bossuet », comme si j’avais touché un nerf profond qui était toujours là et qui quand on le réveillait allumait quelque chose qu’on n’imagine pas ailleurs qu’en France. Ça c’est le versant disons positif qui fait un peu partie de la sauvagerie ambiante, les gens ne savent plus grand-chose mais quand ils tombent sur une vérité textuelle alors il se passe quelque chose. En même temps, quand même ce qui me frappe à travers la manie des anniversaires c’est que on ne pose plus la question –je le vois très bien dans la collection de « La revue des deux mondes », par exemple, quand je me promène un peu je regarde les numéros, quand il y avait l’anniversaire de la naissance de Madame de Sévigné la question n’était pas : nous allons célébrer l’anniversaire de Madame de Sévigné ce qui est absurde mais la question était : où en sommes-nous avec Madame de Sévigné ? ce qui est évidemment différent. Et c’était l’occasion d’un examen, d’une relecture, de questions qu’on pouvait se poser qu’on ne s’était pas posé, etc… Donc ça manifestait d’une façon je crois très française, cela manifestait une étroite familiarité avec la bibliothèque, avec la famille, il y avait un côté familial. Où en sommes-nous avec la « tante » Sévigné ? Et aujourd’hui cette question me paraît avoir disparue.

CD : Oui il y a quand même quelque chose qui me paraît intéressante c’est, après tout il faut juger aussi la société sur selon ce qu’elle veut. La société a des critères de jugement des choses, la littérature n’en est pas un, le critère c’est l’admission sociale. Bon. Et bien, quand même, il y a quelque chose qui me frappe beaucoup quand nous voyageons tous, c’est le statut social de l’écrivain en France, c’est un statut bien plus favorable que dans tous les autres pays. Un écrivain français est quelqu’un qui est invité à dîner, pardon, mais ça n’est pas une chose tout à fait négative, tout à fait anodine. C'est-à-dire que, en France, on est invité en tant qu’écrivain, c’est une chose qui n’existe pas en Angleterre, nulle part ailleurs, ni en Amérique où il y a des gens très intelligent, ça n’existe pas, c’est encore un symptôme de cette qualité littéraire de la France, je crois.

AF : Alors, j’apporterais peut-être une nuance pessimiste, à ma grande surprise, mais en même je suis –comment dire ?- très sensible à votre argumentation. Mais voilà, j’ai vu l’autre jour à la télévision, Nadine Morano, ministre de la république, interrogée sur la question de savoir ce qu’elle avait lu, le dernier livre qu’elle avait lu. En septembre, après les vacances. Elle était presque plus embarrassée que Georges Bush parce qu’elle n’en a trouvé aucun. Elle a parlé des magazines et des dossiers dans lesquels elle était plongée, mais elle était embarrassée mais pas plus que ça ! Et je me demande si la lecture d’œuvres littéraires n’est pas en train de disparaître comme activité, mais aussi comme snobisme : ce snobisme-là se perd un peu. Et puis j’ajoute que dans la même émission le chroniqueur de livres a parlé des « bouquins » ! Qu’il fallait lire et qu’il avait lu. Et ça, il me semble que quelque chose arrive à la littérature quand un livre devient un « bouquin ». Je viens de lire par exemple un petit roman admirable de Tibor Déry, l’écrivain hongrois, « Niki, l’histoire d’un chien ». Jamais je pourrais dire que c’est un « bouquin » et j’ai même le sentiment très vieux jeu, que ceux qui lisent un livre comme livre, et ceux qui le lisent comme « bouquin » ne lisent pas le même livre !

CD : Je suis d’accord avec vous, mais ça c’est un rapport spécifique, un peu vulgaire aux œuvres d’art en général c'est-à-dire que personne n’oserait dire en face d’un médecin : « toubib » ! Mais on dit à un écrivain : « ton bouquin ». C’est le rapport vulgaire…

AF : Certains écrivains le disent !

CD : Bien sûr : « j’ai fait mon bouquin, j’ai ça dans mon bouquin »… Là où je vous rejoins tout à fait c’est qu’effectivement il y a la part de snobisme de littérature qui s’effrite un peu et d’ailleurs le chef de Madame Morano qui est Sarkosy ne fait pas semblant –je ne vais pas entrer dans l’anti-sarkosysme moyen, etc…- mais je trouve très symptomatique que… Moi je suis très « pour » l’hypocrisie du pouvoir, parce que ça veut dire que le pouvoir baisse la tête devant quelque chose de supérieur à lui ou qu’il pense supérieur à lui. Et là on n’a même plus ce faire semblant-là et ça c’est embêtant.

MC : Sur le snobisme effectivement il y aurait des choses à dire, c’est presque le sujet d’une émission en soi parce que… C’est quelque chose qui fait partie d’un mode d’être qui n’a pas disparu mais qui apparaît de plus en plus exotique. Le livre en tant que tel, je crois que là on peut effectivement reprendre cette opposition livre-bouquin, le livre m’apparaît de plus en plus comme un objet d’antiquaire : dans peu de temps nous irons acheter des livres comme nous allons acheter des gravures ou des tableaux … 

AF : Oui parce qu’il y aura des e-book à la fin…

CD : Oui mais attention, le jour où les rouleaux ont disparu de l’Antiquité, on est entrain de dire, c’est foutu il n’y a plus de rouleaux…

MC : Non, je ne dis pas c’est foutu, je constate une ?

AF : Mais vous ça ne vous inquiète pas ?

CD : Non pas tellement…

AF : Lire sur son portable… Vous voudriez être lu sur le portable de quelqu’un ?

CD : Si je suis lu je trouve ça déjà pas mal, vous savez. Le e-book, il y a une chose qui sera pas mal c’est pour la littérature qu’on ne peut pas garder dans nos appartements parce qu’on n’a pas la place et ça permet de stocker des livres. Il ne faut pas non plus être… Il y a des livres qui… Voilà : est-ce que les romans de Jean-Louis Curtis qu’on fiche chez Gibert parce qu’on ne veut plus les lire, qui sont pas si mal mais qu’on n’a pas la place de garder, ça sera pas mal d’avoir un e-book pour ça…

AF : Je suis content que vous citiez Jean-Louis Curtis puisque là c’est une toute petite pique ; il y a un romancier dont je crois savoir que vous ne l’aimez pas tellement parce qu’il ferait du roman social, Michel Houellebecq qui fait dans « La carte et le territoire » un très émouvant éloge de Jean-Louis Curtis.

CD : L’amour de la médiocrité que peut avoir cet homme est quand même fascinante.

AF : Mais non ! Ce n’est pas médiocre Jean-Louis Curtis ! Vous n’en ratez pas une ! Mais ça, comme dirait Michel Crépu, ce serait le sujet d’une autre émission. Voilà, je terminerai si vous le voulez bien après Nietzsche par une citation de Proust : « Dans la lecture l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là si nous passons la soirée avec eux c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous les quittons souvent à regret et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié, qu’ont-ils pensé de nous, n’avons-nous pas manqué de tact, avons-nous plu et la peur d’être oublié pour tel autre, toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. » Vous êtes d’accord avec ça ?

CD : Mais oui et je pensais pendant que vous lisiez cela à la pantoufle que Marcel Proust a jeté à la tête d’Emmanuel B. qui venait le voir et qui lui disait vous êtes un bon ami et Marcel Proust a répondu : l’amitié ça n’existe pas. B. ça lui a fait toute sa vie, il l’a raconté cent fois, il a pris la pantoufle de Marcel Proust à la tête.
MC : Ca me rappelle cette réplique de Barnabousse (Barnabooth) dans le récit de Valéry Larbaud, Barnabousse à qui on dit –il est dans sa chambre d’hôtel dans je ne sais quel palace sur la Côte d’Azur- : m’enfin ! Vous ne voyez pas qu’il faut descendre dans la rue pour défiler contre les retraites ! Et lui répond : j’aime mieux lire.

CD : Ah ! Merveilleux ! Je peux ajouter une dernière chose ?

AF : Bien sûr !

CD : Roger Martin du Gard prend une voiture chez Gallimard dans les années trente, avec Julien Bernard( ?). Ils décident d’aller visiter la cathédrale de Chartres. Pendant tout le trajet B. lit un livre. Arrivés (ils avaient un chauffeur de chez Gallimard) devant la cathédrale, Martin du Gard dit à B. : tu as vu on est arrivé, viens on va visiter la cathédrale et Bernard toujours dans son livre lui dit : vas-y ! J’imaginerai ! 

AF : Je ne sais pas si B. a eu raison, je suis plutôt pour Roger martin du Gard. Mais peut-être faut-il avoir lu beaucoup, et bien, pour regarder la cathédrale comme il convient. En tout cas, merci beaucoup, Michel Crépu et Charles Dantzig. Je rappelle les titres de vos livres. Michel Crépu : « Lecture, journal littéraire 2002-2009 » chez Gallimard dans la collection l’Infini ; Charles Dantzig : « Pourquoi lire ? Chez Grasset. Et j’ai cité toute à l’heure, Catherine Henri : « Libre cours » aux éditions POL.