lundi 28 juin 2010

Finkielkraut dans Répliques : Chesterton


Finkielkraut, Chesterton

Avec Jacques Dewitte et Basile de Koch
 Finkielkraut :
Gilbert Keith Chesterton est né à Londres en 1874, il est mort en 1936. Polygraphe infatigable, il a publié plus d’une centaine d’ouvrages, essais, romans, poèmes. Je suis loin de les avoir tous lu. Mais certaines de ses réflexions m’accompagnent et m’encouragent en ces temps bien-pensants. Ainsi par exemple : « On pourrait définir la tradition comme une extension du droit de vote du passé. Elle consiste à accorder le droit de suffrage à la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C’est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie de ceux qui ne font que se trouver par hasard sur terre. » Ou encore : « Nous autres modernes, nous devons réclamer du nouveau parce que nous n’avons pas le droit de réclamer de l’ancien. Cette attitude repose sur la présomption que nous avons emprunté aux idées du passé tout ce qu’elles pouvaient avoir de bon. Mais nous n’avons pas gardé tout ce qu’elles pouvaient avoir de bon, sans doute même, n’avons-nous rien gardé de ce qu’elles pouvaient avoir de bon. » Il y a ici un besoin de complète liberté, de restauration autant que de révolution : ces paradoxes m’ont réveillé des évidences historiques et philosophiques dans lesquelles je baignais. Ils m’ont arraché à l’emprise du cela va de soi ; ils m’ont appris à habiter le temps autrement ; je leur dois de ne plus mettre à la queue leu leu le passé, le présent et l’avenir. Mais je ne suis qu’un Chestertonien amateur et je voudrais profiter de la réédition de ces merveilleux livres que sont « Hérétiques » et « Orthodoxie » pour demander à deux lecteurs savants, Jacques Dewitte et Basile de Koch, en quoi consiste leur dette à l’égard de Chesterton.
Jacques Dewitte : Merci de me placer dans une position si avantageuse, je ne suis pas du tout un Chestertonien érudit, je n’ai pas tout lu, je vais vous dire en tous cas comment je l’ai découvert, par quel biais. J’avais lu jadis en anglais "Le nommé Jeudi"  qui m’avait laissé une impression assez mitigée, j’avais lu « les Histoires du Père Brown » qui me paraissent toujours savoureuses, et puis il y a eu une rencontre, un éblouissement sur la découverte de trois livres, trois livres du « jeune » Chesterton : « Hérétiques », « Orthodoxie » et « Le Défenseur ». Puis j’ai compliqué mes lectures, notamment en découvrant il y a à peine quelques mois son  livre sur  Robert Browning.Qui à mon avis est de la même veine, et Chesterton n’a pas cessé de nourrir ma réflexion, j’y reviens sans cesse et je n’ai pas épuisé la sève qu’on peut y trouver dans ses livres.
Alors en quoi consiste mon regard, ma rencontre avec Chesterton, avec moi comme philosophe venu de la Phénoménologie en gros : je dirai d’abord que, bien sûr, on est ébloui par sa verve, par sa drôlerie (enfin cela, ça n’est pas nécessaire de le dire). Moi j’ai été impressionné tout de suite par son audace philosophique et par sa rigueur : je crois qu’il faut prendre Chesterton au sérieux comme penseur, même si en même temps, (on devra approfondir cela) une de ses notions fondamentale de sa sensibilité est le « nonsense ». Mais il y a une pensée rigoureuse, selon moi, en tous cas dans ces trois livres que je viens de citer. Alors sensibilité qui est proche de la mienne, qui est proche précisément de ce que j’ai développé au fil d’articles qui vont sortir dans mon livre « La manifestation de soi » ; Chesterton est pour moi, par excellence, le penseur du : « Il ne fallait pas ». C’est l’un des thèmes qui reviennent dans mon livre, « Il ne fallait pas » comme on dit quand on reçoit un beau cadeau, de la même façon, de manière métaphysique, ontologique : il ne fallait pas qu’il y ait l’être, il ne fallait pas qu’il y ait le monde,… [F : « le penseur de la contingence ? »] Le penseur de la contingence, je n’osais pas avancer le mot mais c’est le mot que j’emplois effectivement, il ne fallait pas, il n’y a pas de nécessité et donc il y a une attitude qui à la fois poétique et métaphysique consistant à imaginer –parce que c’est aussi un acte d’imagination-, imaginer donc que le monde tel qu’il est, pas le monde en général mais les choses, les êtres singuliers eussent pu ne pas exister. Et cette manière d’imaginer, de se rendre compte qu’il n’y a pas de nécessité  contrairement à ce qu’affirme la pensée moderne parce que c’est en cela que Chesterton réagit à une tendance de la pensée moderne ; je le cite : « Le monde moderne tel que je l’ai découvert admirait, adhérait unanimement au calvinisme moderne ; il fallait que les choses fussent ce qu’elles sont. » Et bien justement, il ne faut pas que les choses soient ce qu’elles sont. Alors il y a cette découverte de la contingence chez d’autres philosophes : Sartre, je songe à Cioran, c’est l’effroi, c’est l’écrasement, la contingence, c’est la tristesse et le pessimisme, c’est la risée et c’est la nausée, chez Sartre. Et justement, chez Chesterton et d’autres, je cite Henri Rénal, écrivain injustement méconnu, il y a autre chose, le sens de la contingence des choses mais un émerveillement, une joie, un bonheur : il ne fallait pas que cela soit mais cela est et nous nous en réjouissons. Voilà donc : l’émerveillement du non être fait ressortir la merveille de l’être.
F : Je donne tout de suite la parole à Basile de Koch, mais est-ce que cette phrase de Chesterton illustre ou non ce que vous venez de dire. Elle se trouve dans « Orthodoxie » : « C’est une chose que de raconter une entrevue avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n’existe pas, c’en est une autre de découvrir que le rhinocéros existe bel et bien et de se réjouir de constater qu’il a l’air d’un animal qui n’existerait pas. »
JD : C’est l’une des phrases les plus magnifiques, les plus typiquement chestertoniennes qui existe.
Basile de Koch : Ma principale dette à l’égard de Chesterton, c’est ce qui a été pour moi, si j’ose dire, la bonne nouvelle : avec lui, ma religion, le christianisme, ce n’est plus uniquement une religion sinistre, celle du péché, de la vallée de larmes, c’est une religion d’émerveillement, c’est une religion de joie perpétuelle et ça, ça m’a fait vraiment plaisir parce que moi j’ai toujours été attaché, j’ai écrit beaucoup de bouquins que je ne citerai pas, « Parodiques », « Histoire universelle de la pensée de Cro-Magnon à Steeve » [F : « Donc vous les citez ? » BdK : « Non, c’est un exemple !], j’ai fait des parodies de journaux, etc… Ce que j’ai trouvé chez Chesterton de magnifique, c’est que l’esprit est au service du Saint Esprit, le nonsense est à la recherche du sens le plus profond. Il y a dans « Le paradoxe ambulant » un chapitre qui s’appelle « Défense du nonsense » : le paradoxe est au service de l’orthodoxie. C’est tout cela que j’apprécie infiniment là-dedans. Le vrai nonsense signifie que le sens de la vie nous est caché et que nous pouvons y accéder, en fait, qu’en passant par « le royaume des elfes », comme il dit, c'est-à-dire, comme disait Jésus, en redevenant des enfants. Et c’est une illumination, je dirais, c’est une deuxième bonne nouvelle. Pour moi, la plus belle phrase de Chesterton, que d’ailleurs en général j’ai beaucoup de mal à expliquer parce que les gens la comprennent de traviole comme si c’était une phrase d’Érasme : « Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. »
F : Nous allons commenter cette phrase mais j’en viens à ce chapitre sur le nonsense dont je sais qu’il compte beaucoup pour Jacques Dewitte, « Défense du nonsense » qui se trouve regroupé dans « Le paradoxe ambulant », 59 essais choisis par Alberto Manguel. Je cite quelques extraits que vous pourrez commenter, JD. [BdK : « Et moi aussi ! » F : « Et vous aussi BdK ! Vous commenterez tous les deux !]
« Rien de sublimement artistique n’a jamais surgi du simple art, de même que rien d’essentiellement raisonnable n’a jamais surgi de la pure raison. »
« Il faut toujours un riche terreau moral pour tout grand développement esthétique. »
 Et voici une phrase que j’aime beaucoup : « Le principe de l’art pour l’art est un très bon principe s’il implique qu’il existe une différence fondamentale entre la terre et l’arbre qui plonge ses racines en elle, mais s’il implique que l’arbre pourrait aussi bien pousser les racines en l’air, c’est un très mauvais principe. »
Et puis ceci : « La religion cherche depuis des siècles à ce que l’homme exulte devant les merveilles de la création mais elle a oublié qu’une chose ne peut être totalement merveilleuse tant qu’elle reste raisonnable. Tant que nous considérons qu’un arbre est une chose évidente, naturellement et raisonnablement créé pour qu’une girafe la mange, nous ne pouvons pas convenablement nous émerveiller devant lui. C’est lorsque nous y voyons une vague prodigieuse du terreau vivant s’étirant vers les cieux sans raison particulière que nous mettons chapeau bas au grand étonnement du garde du parc. En fait, tout a un autre côté, à l’instar de la lune, protectrice du nonsense. » Jacques Dewitte ?
JD : Oui c’est un passage magnifique qui tout à fait central pour moi aussi, il permet de préciser ce qui a été dit toute à l’heure : la religion, une autre manière de voir le christianisme. Là il le dit explicitement et il fait référence à des théologies, des philosophies, des écrivains –il y a une allusion claire à des écrivains comme Bernardin de Saint Pierre qui se sont efforcé de montrer que dans la nature tout a une raison. Donc s’émerveiller devant le fait que l’arbre est censé servir de pâture à la girafe : il dit, non, c’est une fausse piste, il faut faire le contraire, on ne peut pas être enthousiaste, s’émerveiller devant une chose entièrement censée, raisonnable. Donc il faut retrouver ce sens du merveilleux et je songe aussi quand il dit « chapeau bas », c’est délicieux : il faut imaginer une scène, quelqu’un dans un square qui tire son chapeau ! Et le gardien ébahi ! Ça me fait songer à un thème célèbre de la peinture chinoise : le peintre ou poète M. s’inclinant devant le rocher pour le vénérer… Simon Leys cite souvent ce passage.
BdK : Il a intitulé un de ses recueils : « L’ange et le cachalot » d’après une citation de Chesterton où Chesterton dit : « Il est un peu facile d’accorder les anges avec les nuages, ou les prairies avec le ciel bleu. En revanche, quelqu’un qui est capable d’accorder dans sa pensée l’ange et le cachalot doit avoir une sérieuse explication de l’univers. »
F : Mais quel rapport faites-vous entre cet émerveillement devant le caractère déraisonnable en quelque sorte de la création, l’impossibilité où nous sommes de l’enfermer dans notre logique, dans le principe de raison, dans le principe d’utilité, etc…et le christianisme ? Pourquoi cela procède t-il selon vous d’une vision chrétienne d’une monde ? En quoi cela procède t-il d’une vision chrétienne du monde ?
JD : Là, je suis un peu embarrassé, j’aimerais bien consulter des théologiens… Moi, il me semble qu’il y a là une autre théologie de la création peut-être… Faire comprendre qu’il ne fallait pas que Dieu créa le monde, que c’était un acte gratuit de générosité, un don, voilà. Et non pas simplement l’acte d’un démiurge qui aurait « machiné » l’ensemble de l’univers.
BdK : Ce que je crois c’est que, bien sûr on comprend « Orthodoxie » après avoir lu « Hérétiques » : ce que raconte Chesterton en introduction de « Orthodoxie » c’est que c’est le bouquin qu’on lui a réclamé après que dans « Hérétiques » il ait dézingué tous les penseurs organiques de l’Angleterre victorienne, puritaine, protestante, etc… Donc, on lui a dit  c’est bien beau de dire du mal de tout le monde, de se moquer de Georges Bernard Shaw, de Kipling, de Welles et de leur monde rapetissé comme il disait un peu méchamment, il faudrait que tu nous montres positivement ce que c’est. Du coup, trois ans après, il s’est lancé à faire « Orthodoxie » qui est la version positive de ce recueil de critiques assez sévères et hilarantes sur tous les grands penseurs de son époque. Son cheminement –il est quand même né protestant dans un pays protestant et c’est seulement après quarante ans qu’il se fait baptiser-, on voit bien que déjà quand il écrit « Hérétiques » et qu’il se moque de la pensée dominante de la fin du 19ème siècle et qu’ensuite, bien avant de se convertir il écrit « Orthodoxie », il est déjà sur la voie de la conversion à ce que j’appellerai volontiers la vraie religion.
F [rires] : Oui ! Mais justement vous défendez cette vraie religion mais je voudrais comprendre, je voudrais comprendre…  parce que je me dis : après tout, vous citez Simon Leys, Simon Leys lui-même cite un peintre ou un poète chinois, donc où est ce qu’il y a de spécifiquement catholique dans l’émerveillement de Chesterton devant la création ? Un grand poète catholique comme Claudel s’est réclamé de Chesterton ! Il a même traduit le chapitre d’ « Orthodoxie » sur « la démocratie des morts » ; il a été fasciné par cette expression, « la tradition c’est la démocratie des morts » et il est devenu chestertonien. Et Claudel avait lui-même cet appétit de la création, ce oui au monde… Mais vous qui, au fond, faites profession de théologie, expliquez-nous un peu mieux en quoi tout cela est catholique ?
BdK : Je ne fais pas profession de théologie, je fais profession de foi, c’est autre chose [F : oui, profession de foi, l’expression est plus juste, excusez-moi] En ce qui me concerne, je ne peux dire que mon expérience c'est-à-dire que j’étais censé être déjà catholique mais je voyais comme quelque chose d’un peu sombre, d’un peu triste, cette vallée de larmes et il y a au contraire… parce que dans la nature humaine, il y a une sorte de nostalgie de l’absolu qui fait que nous sommes sans doute la première époque dans l’Occident développé ou décadent où il y a moins de croyants que d’agnostiques ou d’athées. Mais c’est quand même un truc qui a taraudé l’homme depuis très longtemps, le besoin de surnaturel, la nostalgie de l’absolu qui mène à la religion. Mais ma religion à moi a été illuminée par une sorte de grand rire dionysiaque qui est celui de Chesterton et d’ailleurs il explique que… Oui ! Lui-même parle du paganisme de la religion chrétienne.
F : Oui, que le christianisme, le catholicisme dans le christianisme a en quelque sorte pris sous son aile le paganisme [BdK : exactement ! Il a recyclé ! Il a dompté !]
JD : J’aimerais bien dire quelque chose… Vous avez fait référence à ces deux livres dont je disais qu’ils faisaient partie de ceux qui comptaient beaucoup pour moi, « Hérétiques » et « Orthodoxie », je voudrais faire quelques remarques là-dessus. D’abord vous dites : « Il dit du mal de toute une série de penseurs, d’écrivains »… Je trouve que c’est un peu injuste. [BdK : ce que lui dit ou ce que je dis ? JD : non ! Ce que vous dites ! BdK : ah d’accord !] Parce qu’il y a autre chose, il y a l’effort pour analyser, pour comprendre de l’intérieur des égarements. Il faudrait les passer en revue, il y a notamment ce que l’on appelle aujourd’hui le relativisme. [F : l’idée de progrès aussi JD : oui, l’idée d’évolution aussi…] Alors je crois que c’est intéressant qu’il ait d’abord écrit un livre appelé « Hérétiques » et puis un livre appelé « Orthodoxie » parce que c’est comme cela que les choses se sont passées par exemple pour Saint Augustin : il a été confronté à des hérésies, le Pélagianisme et, confronté à ce qui lui apparaissait comme un égarement, il a conçu, forgé le concept du péché originel. Donc, contrairement à ce qu’on pourrait penser, à savoir que l’hérésie est un écart par rapport à une orthodoxie préalable qui serait bien installée, etc… c’est le contraire qui se passe. Pour Chesterton c’est cela qui se passe : il se confronte à différentes hérésies et en même temps, c’est une autocritique parce qu’il est passé lui-même à travers ça d’une certaine façon. [BdK : mais c’est au bout d’une réflexion sur les différentes hérésies qu’il découvre son orthodoxie à lui… JD : oui, une sorte d’hérésie ultime]
F : C’est intéressant que vous citiez l’exemple de saint Augustin parce que la théologie pour ce que j’en comprends de Chesterton n’est pas du tout Augustinienne. D’ailleurs il a consacré à la fin de sa vie un très bel essai à Saint Thomas d’Aquin, il serait plutôt Thomiste et il y a l’idée d’une réconciliation avec la nature, justement, et là nous sommes très loin du climat augustinien et peut-être –je risque cette hypothèse- y a-t-il l’idée chez lui que la création tout entière est de l’ordre du miracle ; elle inspire –et c’est un mot qui est cher à Jacques Dewitte- une sorte de gratitude et donc la première prière chestertonienne, ce serait au fond, une fois qu’on est délivré du principe de raison, l’action de grâce. Une action de grâce pour cette merveille qu’est le monde, une merveille inexplicable et, en tant que telle, rendue à Dieu.
JD : Cela rejoint un des chapitres de mon livre qui s’intitule si je me souviens bien : « Don, dette et gratitude » qui avait paru d’abord dans la revue du Mauss. et justement si on admet qu’il y a un don et que la création est un don et que la vie que nous avons reçue de nos parents est un don, nous sommes alors dans une situation de dette originairement. Mais à partir de là il y a deux attitudes possibles : il y a plusieurs manières de vivre la dette : certains la vivent comme écrasante et donc disent par exemple, voilà pourquoi on m’a fait la sale blague de me mettre au monde, plutôt le ressentiment contre le monde, contre la vie, mais une autre attitude existentielle qui est précisément celle de Chesterton, qui est la mienne et celle de quelques autres, c’est la gratitude, la reconnaissance, qui est aussi quelque chose qui allège, c’est une autre manière de vivre la dette. Et dans la modernité on pourrait dire d’une certaine tendance dominante, il faudrait qu’on se débarrasse de toute dette, parce que toute dette en soi est écrasante. Or la dette peut être vécue, reprise sous forme de gratitude comme quelque chose qui nous porte.
BdK : Je dirai même que c’est plus que de la gratitude, c’est un abandon, un abandon joyeux, un abandon magique, un abandon enfantin que prêche finalement Chesterton.
F : Un abandon enfantin et en effet une inquiétude devant une rationalité sans limites. Je voudrais revenir Basile de Koch à la citation que vous avez donnée, elle est très connue, c’est une des plus belles de Chesterton et j’aimerais aussi que nous la commentions un peu : « Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison, le fou est un homme qui a tout perdu sauf la raison. » « Le fou que nous connaissons par expérience, dit-il, est en général un raisonneur et souvent un raisonneur éloquent. Il est enfermé dans la maison claire et lumineuse d’une seule idée, son esprit est aiguisé jusqu’à un point douloureux. Une raison expansive et exhaustive associée à un sens commun rétréci » : telle est la formule de la folie, de la démence pour Chesterton ; il dit : « Si vous ou moi avions affaire à un esprit en passe de se détraquer, il faudrait avant tout nous soucier non pas tant de lui fournir des arguments que de lui donner de l’air, que de le convaincre qu’il existe quelque chose de plus pur et de plus rafraîchissant que l’asphyxie d’un seul argument. »
BdK : C’est admirable du point de vue du style et du point de vue de l’idée et cette simple phrase montre que le fou est le contraire de ce que l’on croit puisque la définition banale est le fou est celui qui a perdu la raison. Il arrive à retourner le gant pour dire une chose aussi profonde… C'est-à-dire ce dont vous parliez, le fou enfermé dans cette maison de la raison, je trouve cela magnifique et pour moi, c’est bien le contraire, le nonsense, c'est-à-dire c’est la meilleure façon pour nous d’assumer notre incapacité naturelle à comprendre le monde qui nous inclut et qui nous comprend…
F : Il nous déborde en quelque sorte…
BdK : Parce que le contenu  ne peut pas comprendre le contenant…
JD : Il y aurait tout un commentaire, une longue exégèse à faire de cette phrase [BdK : autant dire que vous n’êtes pas d’accord avec moi !] Ah… Il y a beaucoup de recoupements, avec des nuances et des précisions… Oui : de quelle raison s’agit-il ? On l’a compris : c’est la raison raisonnante, la raison qui cherche partout une cause, une finalité, une nécessité, une raison calculatrice qui démasque derrière toute attitude généreuse un calcul d’intérêt, par exemple… Donc une raison utilitariste pour parler comme la revue du Mauss. Et en effet c’est cette raison là qui peut conduire à la folie si elle n’est pas mise à l’abri par des gardes fous (pour rebondir)  comme le rapport à la réalité… Mais il me semble qu’il y a une autre raison et c’est en cela que j’apporterai une nuance, une autre rationalité, la rationalité contemplative plutôt d’origine grecque, la raison qui s’ouvre au monde : le monde en tant qu’il est inconnu, difficile à appréhender mais qui n’est pas entièrement inintelligible non plus. Donc raison qui est curieuse de l’intelligibilité du monde. C’est d’ailleurs ce qu’il dit lui-même à propos de Browning où il dit : dans chacun des chapitres de L’anneau et le livre il y a l’attitude consistant à comprendre les êtres de l’intérieur : c’est la raison, cela ! Sur le thème de la raison, on peut resonger ou relire la toute première histoire du Père Brown (que j’ai encore relue hier) : on ne va pas raconter toute l’histoire, cette déambulation rocambolesque à travers Londres, mais il y a un dialogue entre le Père Brown et Flambeau, cambrioleur qui par la suite va devenir son ami. Il dit comment il a compris qu’il n’était pas prêtre (parce que Flambeau s’était fait passer pour prêtre)… A cause de son attaque contre la raison. En anglais : « Your attack to reason, it’s bad theology » » Donc : « attaquer la raison, c’est une mauvaise théologie » Donc, il y a une autre raison et je ne peux m’empêcher de penser (je ne sais pas ce que Basile de Koch en pensera) que c’est l’un des thèmes constants d’un grand théologien contemporain qui s’appelle Joseph Ratzinger plus connu sous le nom de Benoît XVI… Le thème de la raison avec l’Encyclique « Foi et raison » mais une raison justement comme ouverture au monde, comme, pour employer une formule qui est chère, comme « cœur intelligent ».
F : En effet, et en même temps je trouve que l’intuition de Chesterton, le paradoxe génial du fou qui a tout perdu sauf la raison trouve un prolongement philosophique dans l’œuvre d’Hannah Arendt : Hannah Arendt parlant de l’idéologie est absolument chestertonienne ! D’ailleurs Chesterton est l’un de ses auteurs de référence ! Que dit-elle de l’idéologie ? : « C’est la logique d’une seule idée ». Elle dit que « le danger d’échanger la nécessaire insécurité où se tient la pensée philosophique n’est pas tant le risque de se laisser prendre à quelque postulat généralement vulgaire et toujours pré-critique, que (dit-elle) d’échanger la liberté inhérente à la faculté humaine de penser (donc là ce serait l’autre raison) pour la camisole de la logique avec laquelle l’homme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment que s’il est contraint par une force extérieure à lui. » La camisole de la logique ! Pour décrire ce phénomène, elle a recourt elle-même à une métaphore venue du monde la folie ! C’est du Chesterton appliqué !
JD : Je prolonge le commentaire : est-ce que ça ne serait pas l’entendement plutôt que la raison ? L’homme a tout. Le fou n’est pas celui qui a perdu l’entendement, mais celui qui a tout perdu sauf l’entendement… Il faut distinguer. Mais cela devient un séminaire de philosophie.[F : et pourquoi pas ?]
BdK : Mais je voudrais vous faire remarquer que le gag disparaît. [JD : oui bien sûr ! Absolument !] Ce qui est redoutable chez Chesterton, ce sont les gags… Si on les enlève, il ne reste pas grand-chose… Parce que, ce que je vous disais : il est difficile de séparer le style de l’idée. Le rayonnement de Chesterton roi des elfes… Si vous enlevez son humour ravageur…
JD : Je ne veux pas enlever du tout son humour ravageur ni faire abstraction de style, vous avez raison, je crois que la langue est vraiment le nerf de la pensée…
BdK : Comme disait Jules Renard : « L’idée n’est rien. Sans la phrase je vais me coucher. »
F : Oui mais chez Chesterton la phrase éclaire merveilleusement l’idée. Parmi les thèmes chrétiens (ou catholiques, je ne sais que dire) de Chesterton, il y en a un très important qui est l’humilité. Ce qu’il a découvert dans le christianisme, dans le catholicisme, c’est l’humilité. D’ailleurs on peut dire que l’émerveillement procède d’une humilité devant le monde.
BdK : C’est exactement l’inverse de cette raison dont il parle et se moque et qui pour moi est une folie de l’orgueil ! C'est-à-dire, l’homme qui prétend tout comprendre avec son petit cerveau. Donc l’humilité chestertonienne bien sûr c’est la médaille dont le revers est le terrible danger de la folie d’orgueil qui menace tous les gens, y compris les gens qui remplacent Dieu par je ne sais quel dieu totalitaire et autre.
F : Et en même temps il pense tout le temps, Chesterton. Ça n’et pas une humilité qui fait de lui un homme de pure contemplation éberluée devant le monde, c’est un penseur sans cesse aux aguets et ce que nous aimons en lui, c’est la fulgurance de ses paradoxes, l’acuité de son intelligence. Voilà un homme qui dénonce les méfaits de la raison avec une intelligence exceptionnelle.
BdK : Oui mais lui se veut plutôt comme une sorte d’interprète du monde magique qui est celui de Dieu et des elfes et de l’enfance…
JD : Il y a l’esprit d’enfance évidemment mais il y a aussi (et je suis tout à fait d’accord avec vous) l’orgueil, l’égoïsme, le subjectivisme, on pourrait dire l’ego centre du monde. Donc dans l’attitude de Chesterton comme d’ailleurs dans la raison  au sens fort du terme d’une vraie rationalité, il y a la capacité à sortir de soi justement, à se confronter aux choses, aux êtres, à autrui dans ce qu’autrui à d’énigmatique. Je pense que si Chesterton la critique de la modernité, est un anti moderne c’est notamment (et là ça rejoint des idées d’un des grands penseurs allemands actuel Robert Spaemann) que la modernité a procédé à ce que Spaemann appelle l’inversion de la téléologie… C’est un peu compliqué à expliquer… [F : expliquez en quelques mots] Je crois que Spaemann comme Chesterton sont profondément aristotéliciens et thomistes. Avant un certain moment fondateur de la modernité que je ne peux pas repérer exactement, chaque chose, chaque être était tourné vers une fin extérieure à elle où elle trouvait son accomplissement. Et Spaemann dit : il y a une inversion de la téléologie : on rabat tout sur la survie, sur l’autoconservation. C’est cela l’inversion de la téléologie. Et je suis en train de lire le dernier livre de Spaemann un recueil de ses conférences et il cite cette phrase de David Hume que je ne connaissais pas et il dit cette phrase représentative de la pensée des temps modernes en français : « Nous n’avançons jamais d’un seul pas au-delà de nous-mêmes. » Tout l’effort philosophique de Spaemann. c’est de dépasser cette posture moderne et de la même façon on peut appeler cela orgueil, sortir de soi mais en même temps s’apporter soi-même aussi dans la connaissance.
F : Au-delà de soi-même, la question d’autrui : je voudrais qu’on en parle un tout petit peu et je reviens donc à ce thème de l’humilité pare que je souhaitais l’illustrer par une réflexion absolument délicieuse sur l’habitude de parler du temps qu’il fait. D’où vient cette habitude que Chesterton célèbre, que l’on peut mépriser comme une sorte de cliché obligé. Et bien il dit que :  « Cette coutume salutaire part du corps et de notre inévitable fraternité charnelle. L’amitié authentique commence par le feu, la nourriture, la boisson. Elle sait remarquer la pluie ou le gel. Ceux qui refusent de commencer par le côté physique des choses sont d’ors et déjà des poseurs à la vertu en passe de devenir des scientistes chrétiens. Toute âme humaine doit tendre vers la gigantesque humilité de l’incarnation. Tout homme doit descendre dans la chair pour rencontrer l’humanité, bref dans la simple remarque d’une belle journée on perçoit la grande idée humaine de camaraderie. » Il y a une manière chez Chesterton de redécouvrir les vertus chrétiennes qui est tout à fait extraordinaire et merveilleusement inattendue.
BdK : Dans le genre inattendu le dernier Chestertonien que j’ai découvert par hasard en soulevant une frite… Comment s’appelle déjà ce penseur italien qui avait été mis en tôle par Mussolini et qui disait qu’il fallait conquérir le pouvoir par la culture d’abord… [F : Gramsci] Voilà : Gramsci. Et bien Gramsci était chestertonien. Il avait recommandé à sa sœur depuis ses geôles la lecture du Père Brown. C’est lui qui avait fait une comparaison pour expliquer à sa sœur l’intérêt des enquêtes du Père Brown entre la méthode catholique du Père Brown et la méthode protestante de Sherlock Holmes. D’un côté il y a l’intuition du confesseur et de l’autre il y a l’enquête du raisonneur. Et ça, ça vient de Gramsci : une étude comparative sur le roman policier catholique et protestant par Gramsci !
JD : Mais à ce moment-là Mégret fait partie de la lignée catholique on pourrait dire aussi…[rires des trois intervenants]
F : C’est intéressant cette galaxie chestertonienne parce que je citais Hannah Arendt, Claudel, Péguy a été lecteur des premiers textes [BdK : Borges] Borges, donc des gens de tous bords ce qui veut dire qu’on peut faire un bon usage de Chesterton même si on est en désaccord avec ses positions politiques. Il est quelquefois très durement conservateur et même réactionnaire, par exemple (et là encore cela concerne la relation avec autrui) il est contre le divorce, tout à fait contre le divorce mais il dit des choses à partir de là absolument géniales. D’abord… [BdK : permettez-moi simplement de dire que ça n’est pas réactionnaire mais simplement catholique ! F : ah oui pardon ! (Rires)… Merci de cette précision Basile de Koch !] Il était catholique mais même aujourd’hui des catholiques divorcent et ça peut paraître réactionnaire et quand on n’est pas soi-même forcément opposé au divorce on peut faire son miel de la critique de Chesterton. Alors je voudrais là encore citer deux phrases : « Poster une lettre et se marier comptent parmi les rares choses qui sont restées purement romantiques car pour qu’une chose soit purement romantique, elle doit être irrévocable. » C’est absolument délicieux et cette autre phrase qui donne à réfléchir sur cette question du rapport à autrui : « Les américains admettent le divorce pour incompatibilité d’humeur. J’ai du mal à comprendre pourquoi ils n’ont pas tous divorcé. J’ai connu beaucoup de mariages heureux, je n’en ai jamais connu de compatibles. Le but du mariage est précisément de se battre pour survivre à l’instant où l’incompatibilité l’emporte car homme et femme, en tant que tels, sont incompatibles. »
JD : On aborde au fond un terrain plus délicat des reproches adressés à Chesterton… Sur cette phrase sur le divorce et le mariage il n’y a pas grand-chose à dire mais il y a des reproches qui lui sont faits que j’aimerais bien mieux comprendre d’ailleurs. En le relisant j’étais aussi tombé sur un passage que je trouve remarquable dans « Ethique » où il distingue entre nationalité et race. Parmi les aberrations de son époque il y a le racisme, la doctrine de la race et il oppose à la race la nationalité. Et il se lance dans un éloge extraordinaire de l’Irlande parce que l’Irlande a conquis des races, existe comme nation… Voilà, c’est une pièce que je voulais verser au dossier pour éventuellement répliquer à des critiques…
F : J’en dirai un mot puis je reviendrai à ce que BdK a dit sur l’esprit d’enfance de Chesterton. Oui, il a été ainsi que son grand ami Hilaire Belloc, mais moins que celui-ci, disons… antisémite. Parce que, comme l’a écrit Margaret Canova, Chesterton était un populiste radical et il dénonçait les méfaits de la ploutocratie et parfois cette ploutocratie, sous son regard, était juive. Et je ne crois pas qu’il faille intenter un procès à Chesterton et surtout, il ne faut pas se rendre coupable d’anachronisme. D’autant plus que dès 1933-34, Chesterton s’est élevé très violemment contre le nazisme et voici ce qu’il écrit : « Dans nos jeunes années, Hilaire Belloc et moi nous avons été accusés d’être des antisémites radicaux. Aujourd’hui, bien que je continue à penser qu’il existe un problème juif (c'est-à-dire que les juifs sont différents et il était à cet égard sioniste), je suis épouvanté par les atrocités hitlériennes, je ne vois aucune raison derrière elles, je ne vois qu’un homme qui a cherché un bouc émissaire et qui a trouvé le plus célèbre des boucs émissaires de l’histoire européenne, le peuple juif et je suis prêt à penser aujourd’hui que Belloc et moi nous mourrons en défendant le dernier juif en Europe. » Il est mort avant, il a écrit cela en 1934 et il est mort en 1936, voici pourquoi il serait tout à fait déplacé à la lumière d’atrocités qu’il n’a pas vues de faire un procès à Chesterton d’autant plus que ce qu’il a vu lui a suffit pour dire les choses de la manière la plus claire.
BdK : Oui, si je peux me permettre d’ajouter un truc concernant les espèces de « stasie-stiques » où en gros il disait comme Zemmour dit la plupart des dealers sont noirs ou arabes, lui avait tendance à dire la plupart des ploutocrates sont juifs : ça n’est pas un antisémitisme de massacre, de Schoa. Si j’ose citer Bernanos : « C’était avant qu’Hitler ait déshonoré l’antisémitisme. » ça n’est pas la même chose de dire que la plupart des dealers sont noirs ou arabes ou de dire il faut égorger les noirs et les arabes ou gazer les juifs et dire il y a des diamantaires juifs à Anvers.
F : Oui alors, il ne disait pas tout à fait cela parce qu’il avait parfois une vision un peu complotiste… De toutes les façons, là c’étaient peut-être les moments où il n’était pas chestertonien c'est-à-dire voilà… Il était le fou qui avait tout perdu sauf la raison, sauf la logique d’une seule idée. Mais en même temps quand il y a eu la montée des périls, il a compris. Donc je pense que ça suffit en effet.
JD : Je constate que, contrairement à ce qui a été dit, je ne suis pas du tout un spécialiste de Chesterton, donc je me suis arrêté en 1910-1911, à cette première décennie éblouissante en effet des premiers livres et donc probablement j’ignore ces écrits ultérieurs. Moi j’aimerais bien qu’on dise encore un mot du livre sur Browning parce que c’est révélateur aussi de ses positions philosophiques fondamentales, (si on le considère en tant que philosophe) sa position réaliste. Il y a une réalité extérieure à la perception humaine, tout n’est pas illusion ou construction à l’encontre du constructionisme actuel auquel on peut tout à fait transposer… A la fin du commentaire de « L’Anneau et le livre », il montre en quoi Browning (et en parlant de Browning il parle de lui-même)  est à la fois en accord et en désaccord avec les esthètes les décadents de son époque comme il dit. Il est d’accord pour dire qu’il existe une pluralité des points de vue, que chaque point de vue est intéressant ; mais il est en désaccord avec eux s’ils considèrent que tout n’est qu’illusion, qu’il n’y a aucune réalité, aucune vérité. Et alors il résume ses divergences en citant la parabole indienne de l’éléphant auquel rendent visite cinq aveugles. L’un dit que c’est une sorte de serpent, etc, etc… parce qu’il a palpé sa trompe et finalement aucun ne peut prendre la mesure de ce qu’est un éléphant. J’ai noté cette conclusion de Chesterton et qui je crois expose sa propre position : « Browning diffère des décadents et des impressionnistes en ce point important que selon lui, même si les aveugles n’ont découvert que peu de chose sur l’éléphant, l’éléphant était bien un éléphant et il était bien là. » Il y a une distinction essentielle entre cette conception mystique, que les aveugles se trompent parce qu’il y a trop pour eux à apprendre, donc un excédent, et la conception purement impressionniste et agnostique du poète moderne, les aveugles se trompent parce qu’il n’y a rien pour eux à apprendre. Donc, il y a une réalité, à laquelle nous avons accès mais de manière fragmentaire mais tout n’est pas illusion, tout n’est pas construction et fantasme de l’esprit humain.
F : Et il appelle cela une conception mystique et l’on retrouve ce qu’on disait au début de son amour, de son émerveillement devant la création. Un dernier mot cependant Basile de Koch sur l’esprit d’enfance. Je voudrais vous livrer deux citations que vous connaissez peut-être de « L’homme éternel » à propos de Noël et de Dieu dans sa grotte. Il dit : « L’agnostique ou l’athée dont l’enfance a connu de vraies nuits de Noël associera pour toujours que cela lui plaise ou non deux idées que les hommes pour la plupart considèrent comme contradictoires, l’idée d’un bébé et celle de la puissance inconnue qui soutient l’univers. Son imagination les rapprochera toujours alors même qu’il ne comprendra pas pourquoi. » Et puis, un peu plus loin, Chesterton parle de « la mainmise de Noël sur l’être intime des hommes qui a quelque chose d’unique et de singulier qui n’est pas de l’ordre des sentiments que peuvent éveiller une légende ou la vie d’un grand homme, ce récit ne porte pas non plus notre esprit à ses idées de grandeur, à ces accroissements, à ces exagérations que produit le culte des héros, même le plus saint. Il ne nous entraîne pas davantage à l’aventure, à la découverte de merveilles aux extrémités de la terre, c’est plutôt quelque chose qui nous saisit par la partie cachée et intime de notre être comme l’émotion qui nous étreint subitement à la vue d’un objet oublié comme le respect instinctif du pauvre. » Qu’est-ce que vous en pensez Basile de Koch?
BdK : Ah mais écoutez, sans me vanter, je n’en pense que du bien ! [Rire de F.]J’ai noté une petite phrase, je crois qu’elle est à la fin de « Défense du nonsense » (je la trouve sublime) : « Cette simple question qui est à la fois poétique et chrétienne : et si les plus vieilles étoiles n’étaient que les étincelles d’un feu de joie allumé par un enfant ? »
F : Et pourquoi cette insistance sur l’enfance à votre avis ?
BdK : C’est ce que je vous suggérais : « Tu n’entreras pas au Royaume des cieux si tu ne redeviens pas un enfant. » C'est-à-dire c’est le contraire de la folie d’orgueil, de l’hubris qui consiste à vouloir comprendre le monde et à se faire Dieu soi-même, un peu comme Lucifer. Le contraire de l’image de l’orgueil luciférien c’est l’image de l’enfant émerveillé.
JD : … Et donc pour qui la vie commence…
BdK : … Et ne se terminera jamais !
JD : … C’est un retour à un commencement qui peut recommencer quand on le veut, donc finalement, ça n’est pas simplement non plus un passéiste, c’est quelqu’un qui nous fait redécouvrir la qualité extraordinaire du présent… [F : l’émergence des choses]
BdK : Et aussi, je me permettrais d’insister, sur l’éternité, qui n’est pas la moindre des qualités de l’œuvre de Chesterton.
F : En effet, d’ailleurs il a écrit un livre qui s’intitule « L’homme éternel » et il a aussi cette phrase sur l’éternité : « Un dogme digne de foi au 12ème siècle nous dit-on ne l’est plus au 20ème. Autant dire de telle philosophie qu’elle est plausible le lundi mais pas le mardi. » Voilà aussi une autre image de l’éternité ! Merci beaucoup Jacques Dewitte, merci Basile de Koch… La bibliographie d’aujourd’hui est abondante et c’est je vous l’assure une promesse de bonheur. Il y a d’abord « Éthique » et « Orthodoxie », publiés dans une nouvelle traduction chez Flammarion dans la collection « Climats » ; le livre de Chesterton sur Robert Browning publié par  Le bruit du temps , « Le monde comme il ne va pas » édité à L’âge d’homme et aussi « Le paradoxe ambulant » , cinquante-neuf essais choisis par Alberto Monguel qui devait être avec nous aujourd’hui et qui a eu un empêchement. Je voudrais citer également « last but not least », Jacques Dewitte, « La manifestation de soi », éléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme. Ce livre paraît ces jours-ci à la Découverte et Chesterton et l’un de ses grands inspirateurs.


Finkielkraut dans Répliques : Chesterton


Finkielkraut, Chesterton

Avec Jacques Dewitte et Basile de Koch
 Finkielkraut :
Gilbert Keith Chesterton est né à Londres en 1874, il est mort en 1936. Polygraphe infatigable, il a publié plus d’une centaine d’ouvrages, essais, romans, poèmes. Je suis loin de les avoir tous lu. Mais certaines de ses réflexions m’accompagnent et m’encouragent en ces temps bien-pensants. Ainsi par exemple : « On pourrait définir la tradition comme une extension du droit de vote du passé. Elle consiste à accorder le droit de suffrage à la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C’est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie de ceux qui ne font que se trouver par hasard sur terre. » Ou encore : « Nous autres modernes, nous devons réclamer du nouveau parce que nous n’avons pas le droit de réclamer de l’ancien. Cette attitude repose sur la présomption que nous avons emprunté aux idées du passé tout ce qu’elles pouvaient avoir de bon. Mais nous n’avons pas gardé tout ce qu’elles pouvaient avoir de bon, sans doute même, n’avons-nous rien gardé de ce qu’elles pouvaient avoir de bon. » Il y a ici un besoin de complète liberté, de restauration autant que de révolution : ces paradoxes m’ont réveillé des évidences historiques et philosophiques dans lesquelles je baignais. Ils m’ont arraché à l’emprise du cela va de soi ; ils m’ont appris à habiter le temps autrement ; je leur dois de ne plus mettre à la queue leu leu le passé, le présent et l’avenir. Mais je ne suis qu’un Chestertonien amateur et je voudrais profiter de la réédition de ces merveilleux livres que sont « Hérétiques » et « Orthodoxie » pour demander à deux lecteurs savants, Jacques Dewitte et Basile de Koch, en quoi consiste leur dette à l’égard de Chesterton.
Jacques Dewitte : Merci de me placer dans une position si avantageuse, je ne suis pas du tout un Chestertonien érudit, je n’ai pas tout lu, je vais vous dire en tous cas comment je l’ai découvert, par quel biais. J’avais lu jadis en anglais "Le nommé Jeudi"  qui m’avait laissé une impression assez mitigée, j’avais lu « les Histoires du Père Brown » qui me paraissent toujours savoureuses, et puis il y a eu une rencontre, un éblouissement sur la découverte de trois livres, trois livres du « jeune » Chesterton : « Hérétiques », « Orthodoxie » et « Le Défenseur ». Puis j’ai compliqué mes lectures, notamment en découvrant il y a à peine quelques mois son  livre sur ?? Qui à mon avis est de la même veine, et Chesterton n’a pas cessé de nourrir ma réflexion, j’y reviens sans cesse et je n’ai pas épuisé la sève qu’on peut y trouver dans ses livres.
Alors en quoi consiste mon regard, ma rencontre avec Chesterton, avec moi comme philosophe venu de la Phénoménologie en gros : je dirai d’abord que, bien sûr, on est ébloui par sa verve, par sa drôlerie (enfin cela, ça n’est pas nécessaire de le dire). Moi j’ai été impressionné tout de suite par son audace philosophique et par sa rigueur : je crois qu’il faut prendre Chesterton au sérieux comme penseur, même si en même temps, (on devra approfondir cela) une de ses notions fondamentale de sa sensibilité est le « nonsense ». Mais il y a une pensée rigoureuse, selon moi, en tous cas dans ces trois livres que je viens de citer. Alors sensibilité qui est proche de la mienne, qui est proche précisément de ce que j’ai développé au fil d’articles qui vont sortir dans mon livre « La manifestation de soi » ; Chesterton est pour moi, par excellence, le penseur du : « Il ne fallait pas ». C’est l’un des thèmes qui reviennent dans mon livre, « Il ne fallait pas » comme on dit quand on reçoit un beau cadeau, de la même façon, de manière métaphysique, ontologique : il ne fallait pas qu’il y ait l’être, il ne fallait pas qu’il y ait le monde,… [F : « le penseur de la contingence ? »] Le penseur de la contingence, je n’osais pas avancer le mot mais c’est le mot que j’emplois effectivement, il ne fallait pas, il n’y a pas de nécessité et donc il y a une attitude qui à la fois poétique et métaphysique consistant à imaginer –parce que c’est aussi un acte d’imagination-, imaginer donc que le monde tel qu’il est, pas le monde en général mais les choses, les êtres singuliers eussent pu ne pas exister. Et cette manière d’imaginer, de se rendre compte qu’il n’y a pas de nécessité  contrairement à ce qu’affirme la pensée moderne parce que c’est en cela que Chesterton réagit à une tendance de la pensée moderne ; je le cite : « Le monde moderne tel que je l’ai découvert admirait, adhérait unanimement au calvinisme moderne ; il fallait que les choses fussent ce qu’elles sont. » Et bien justement, il ne faut pas que les choses soient ce qu’elles sont. Alors il y a cette découverte de la contingence chez d’autres philosophes : Sartre, je songe à Cioran, c’est l’effroi, c’est l’écrasement, la contingence, c’est la tristesse et le pessimisme, c’est la risée et c’est la nausée, chez Sartre. Et justement, chez Chesterton et d’autres, je cite Henri Rénal, écrivain injustement méconnu, il y a autre chose, le sens de la contingence des choses mais un émerveillement, une joie, un bonheur : il ne fallait pas que cela soit mais cela est et nous nous en réjouissons. Voilà donc : l’émerveillement du non être fait ressortir la merveille de l’être.
F : Je donne tout de suite la parole à Basile de Koch, mais est-ce que cette phrase de Chesterton illustre ou non ce que vous venez de dire. Elle se trouve dans « Orthodoxie » : « C’est une chose que de raconter une entrevue avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n’existe pas, c’en est une autre de découvrir que le rhinocéros existe bel et bien et de se réjouir de constater qu’il a l’air d’un animal qui n’existerait pas. »
JD : C’est l’une des phrases les plus magnifiques, les plus typiquement chestertoniennes qui existe.
Basile de Koch : Ma principale dette à l’égard de Chesterton, c’est ce qui a été pour moi, si j’ose dire, la bonne nouvelle : avec lui, ma religion, le christianisme, ce n’est plus uniquement une religion sinistre, celle du péché, de la vallée de larmes, c’est une religion d’émerveillement, c’est une religion de joie perpétuelle et ça, ça m’a fait vraiment plaisir parce que moi j’ai toujours été attaché, j’ai écrit beaucoup de bouquins que je ne citerai pas, « Parodiques », « Histoire universelle de la pensée de Cro-Magnon à Steeve » [F : « Donc vous les citez ? » BdK : « Non, c’est un exemple !], j’ai fait des parodies de journaux, etc… Ce que j’ai trouvé chez Chesterton de magnifique, c’est que l’esprit est au service du Saint Esprit, le nonsense est à la recherche du sens le plus profond. Il y a dans « Le paradoxe ambulant » un chapitre qui s’appelle « Défense du nonsense » : le paradoxe est au service de l’orthodoxie. C’est tout cela que j’apprécie infiniment là-dedans. Le vrai nonsense signifie que le sens de la vie nous est caché et que nous pouvons y accéder, en fait, qu’en passant par « le royaume des elfes », comme il dit, c'est-à-dire, comme disait Jésus, en redevenant des enfants. Et c’est une illumination, je dirais, c’est une deuxième bonne nouvelle. Pour moi, la plus belle phrase de Chesterton, que d’ailleurs en général j’ai beaucoup de mal à expliquer parce que les gens la comprennent de traviole comme si c’était une phrase d’Érasme : « Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. »
F : Nous allons commenter cette phrase mais j’en viens à ce chapitre sur le nonsense dont je sais qu’il compte beaucoup pour Jacques Dewitte, « Défense du nonsense » qui se trouve regroupé dans « Le paradoxe ambulant », 59 essais choisis par Alberto Manguel. Je cite quelques extraits que vous pourrez commenter, JD. [BdK : « Et moi aussi ! » F : « Et vous aussi BdK ! Vous commenterez tous les deux !]
« Rien de sublimement artistique n’a jamais surgi du simple art, de même que rien d’essentiellement raisonnable n’a jamais surgi de la pure raison. »
« Il faut toujours un riche terreau moral pour tout grand développement esthétique. »
 Et voici une phrase que j’aime beaucoup : « Le principe de l’art pour l’art est un très bon principe s’il implique qu’il existe une différence fondamentale entre la terre et l’arbre qui plonge ses racines en elle, mais s’il implique que l’arbre pourrait aussi bien pousser les racines en l’air, c’est un très mauvais principe. »
Et puis ceci : « La religion cherche depuis des siècles à ce que l’homme exulte devant les merveilles de la création mais elle a oublié qu’une chose ne peut être totalement merveilleuse tant qu’elle reste raisonnable. Tant que nous considérons qu’un arbre est une chose évidente, naturellement et raisonnablement créé pour qu’une girafe la mange, nous ne pouvons pas convenablement nous émerveiller devant lui. C’est lorsque nous y voyons une vague prodigieuse du terreau vivant s’étirant vers les cieux sans raison particulière que nous mettons chapeau bas au grand étonnement du garde du parc. En fait, tout a un autre côté, à l’instar de la lune, protectrice du nonsense. » Jacques Dewitte ?
JD : Oui c’est un passage magnifique qui tout à fait central pour moi aussi, il permet de préciser ce qui a été dit toute à l’heure : la religion, une autre manière de voir le christianisme. Là il le dit explicitement et il fait référence à des théologies, des philosophies, des écrivains –il y a une allusion claire à des écrivains comme Bernardin de Saint Pierre qui se sont efforcé de montrer que dans la nature tout a une raison. Donc s’émerveiller devant le fait que l’arbre est censé servir de pâture à la girafe : il dit, non, c’est une fausse piste, il faut faire le contraire, on ne peut pas être enthousiaste, s’émerveiller devant une chose entièrement censée, raisonnable. Donc il faut retrouver ce sens du merveilleux et je songe aussi quand il dit « chapeau bas », c’est délicieux : il faut imaginer une scène, quelqu’un dans un square qui tire son chapeau ! Et le gardien ébahi ! Ça me fait songer à un thème célèbre de la peinture chinoise : le peintre ou poète M. s’inclinant devant le rocher pour le vénérer… Simon Leys cite souvent ce passage.
BdK : Il a intitulé un de ses recueils : « L’ange et le cachalot » d’après une citation de Chesterton où Chesterton dit : « Il est un peu facile d’accorder les anges avec les nuages, ou les prairies avec le ciel bleu. En revanche, quelqu’un qui est capable d’accorder dans sa pensée l’ange et le cachalot doit avoir une sérieuse explication de l’univers. »
F : Mais quel rapport faites-vous entre cet émerveillement devant le caractère déraisonnable en quelque sorte de la création, l’impossibilité où nous sommes de l’enfermer dans notre logique, dans le principe de raison, dans le principe d’utilité, etc…et le christianisme ? Pourquoi cela procède t-il selon vous d’une vision chrétienne d’une monde ? En quoi cela procède t-il d’une vision chrétienne du monde ?
JD : Là, je suis un peu embarrassé, j’aimerais bien consulter des théologiens… Moi, il me semble qu’il y a là une autre théologie de la création peut-être… Faire comprendre qu’il ne fallait pas que Dieu créa le monde, que c’était un acte gratuit de générosité, un don, voilà. Et non pas simplement l’acte d’un démiurge qui aurait « machiné » l’ensemble de l’univers.
BdK : Ce que je crois c’est que, bien sûr on comprend « Orthodoxie » après avoir lu « Hérétiques » : ce que raconte Chesterton en introduction de « Orthodoxie » c’est que c’est le bouquin qu’on lui a réclamé après que dans « Hérétiques » il ait dézingué tous les penseurs organiques de l’Angleterre victorienne, puritaine, protestante, etc… Donc, on lui a dit  c’est bien beau de dire du mal de tout le monde, de se moquer de Georges Bernard Shaw, de Kipling, de Welles et de leur monde rapetissé comme il disait un peu méchamment, il faudrait que tu nous montres positivement ce que c’est. Du coup, trois ans après, il s’est lancé à faire « Orthodoxie » qui est la version positive de ce recueil de critiques assez sévères et hilarantes sur tous les grands penseurs de son époque. Son cheminement –il est quand même né protestant dans un pays protestant et c’est seulement après quarante ans qu’il se fait baptiser-, on voit bien que déjà quand il écrit « Hérétiques » et qu’il se moque de la pensée dominante de la fin du 19ème siècle et qu’ensuite, bien avant de se convertir il écrit « Orthodoxie », il est déjà sur la voie de la conversion à ce que j’appellerai volontiers la vraie religion.
F [rires] : Oui ! Mais justement vous défendez cette vraie religion mais je voudrais comprendre, je voudrais comprendre…  parce que je me dis : après tout, vous citez Simon Leys, Simon Leys lui-même cite un peintre ou un poète chinois, donc où est ce qu’il y a de spécifiquement catholique dans l’émerveillement de Chesterton devant la création ? Un grand poète catholique comme Claudel s’est réclamé de Chesterton ! Il a même traduit le chapitre d’ « Orthodoxie » sur « la démocratie des morts » ; il a été fasciné par cette expression, « la tradition c’est la démocratie des morts » et il est devenu chestertonien. Et Claudel avait lui-même cet appétit de la création, ce oui au monde… Mais vous qui, au fond, faites profession de théologie, expliquez-nous un peu mieux en quoi tout cela est catholique ?
BdK : Je ne fais pas profession de théologie, je fais profession de foi, c’est autre chose [F : oui, profession de foi, l’expression est plus juste, excusez-moi] En ce qui me concerne, je ne peux dire que mon expérience c'est-à-dire que j’étais censé être déjà catholique mais je voyais comme quelque chose d’un peu sombre, d’un peu triste, cette vallée de larmes et il y a au contraire… parce que dans la nature humaine, il y a une sorte de nostalgie de l’absolu qui fait que nous sommes sans doute la première époque dans l’Occident développé ou décadent où il y a moins de croyants que d’agnostiques ou d’athées. Mais c’est quand même un truc qui a taraudé l’homme depuis très longtemps, le besoin de surnaturel, la nostalgie de l’absolu qui mène à la religion. Mais ma religion à moi a été illuminée par une sorte de grand rire dionysiaque qui est celui de Chesterton et d’ailleurs il explique que… Oui ! Lui-même parle du paganisme de la religion chrétienne.
F : Oui, que le christianisme, le catholicisme dans le christianisme a en quelque sorte pris sous son aile le paganisme [BdK : exactement ! Il a recyclé ! Il a dompté !]
JD : J’aimerais bien dire quelque chose… Vous avez fait référence à ces deux livres dont je disais qu’ils faisaient partie de ceux qui comptaient beaucoup pour moi, « Hérétiques » et « Orthodoxie », je voudrais faire quelques remarques là-dessus. D’abord vous dites : « Il dit du mal de toute une série de penseurs, d’écrivains »… Je trouve que c’est un peu injuste. [BdK : ce que lui dit ou ce que je dis ? JD : non ! Ce que vous dites ! BdK : ah d’accord !] Parce qu’il y a autre chose, il y a l’effort pour analyser, pour comprendre de l’intérieur des égarements. Il faudrait les passer en revue, il y a notamment ce que l’on appelle aujourd’hui le relativisme. [F : l’idée de progrès aussi JD : oui, l’idée d’évolution aussi…] Alors je crois que c’est intéressant qu’il ait d’abord écrit un livre appelé « Hérétiques » et puis un livre appelé « Orthodoxie » parce que c’est comme cela que les choses se sont passées par exemple pour Saint Augustin : il a été confronté à des hérésies, le Pélagianisme et, confronté à ce qui lui apparaissait comme un égarement, il a conçu, forgé le concept du péché originel. Donc, contrairement à ce qu’on pourrait penser, à savoir que l’hérésie est un écart par rapport à une orthodoxie préalable qui serait bien installée, etc… c’est le contraire qui se passe. Pour Chesterton c’est cela qui se passe : il se confronte à différentes hérésies et en même temps, c’est une autocritique parce qu’il est passé lui-même à travers ça d’une certaine façon. [BdK : mais c’est au bout d’une réflexion sur les différentes hérésies qu’il découvre son orthodoxie à lui… JD : oui, une sorte d’hérésie ultime]
F : C’est intéressant que vous citiez l’exemple de saint Augustin parce que la théologie pour ce que j’en comprends de Chesterton n’est pas du tout Augustinienne. D’ailleurs il a consacré à la fin de sa vie un très bel essai à Saint Thomas d’Aquin, il serait plutôt Thomiste et il y a l’idée d’une réconciliation avec la nature, justement, et là nous sommes très loin du climat augustinien et peut-être –je risque cette hypothèse- y a-t-il l’idée chez lui que la création tout entière est de l’ordre du miracle ; elle inspire –et c’est un mot qui est cher à Jacques Dewitte- une sorte de gratitude et donc la première prière chestertonienne, ce serait au fond, une fois qu’on est délivré du principe de raison, l’action de grâce. Une action de grâce pour cette merveille qu’est le monde, une merveille inexplicable et, en tant que telle, rendue à Dieu.
JD : Cela rejoint un des chapitres de mon livre qui s’intitule si je me souviens bien : « Don, dette et gratitude » qui avait paru d’abord dans la revue du Mauss. et justement si on admet qu’il y a un don et que la création est un don et que la vie que nous avons reçue de nos parents est un don, nous sommes alors dans une situation de dette originairement. Mais à partir de là il y a deux attitudes possibles : il y a plusieurs manières de vivre la dette : certains la vivent comme écrasante et donc disent par exemple, voilà pourquoi on m’a fait la sale blague de me mettre au monde, plutôt le ressentiment contre le monde, contre la vie, mais une autre attitude existentielle qui est précisément celle de Chesterton, qui est la mienne et celle de quelques autres, c’est la gratitude, la reconnaissance, qui est aussi quelque chose qui allège, c’est une autre manière de vivre la dette. Et dans la modernité on pourrait dire d’une certaine tendance dominante, il faudrait qu’on se débarrasse de toute dette, parce que toute dette en soi est écrasante. Or la dette peut être vécue, reprise sous forme de gratitude comme quelque chose qui nous porte.
BdK : Je dirai même que c’est plus que de la gratitude, c’est un abandon, un abandon joyeux, un abandon magique, un abandon enfantin que prêche finalement Chesterton.
F : Un abandon enfantin et en effet une inquiétude devant une rationalité sans limites. Je voudrais revenir Basile de Koch à la citation que vous avez donnée, elle est très connue, c’est une des plus belles de Chesterton et j’aimerais aussi que nous la commentions un peu : « Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison, le fou est un homme qui a tout perdu sauf la raison. » « Le fou que nous connaissons par expérience, dit-il, est en général un raisonneur et souvent un raisonneur éloquent. Il est enfermé dans la maison claire et lumineuse d’une seule idée, son esprit est aiguisé jusqu’à un point douloureux. Une raison expansive et exhaustive associée à un sens commun rétréci » : telle est la formule de la folie, de la démence pour Chesterton ; il dit : « Si vous ou moi avions affaire à un esprit en passe de se détraquer, il faudrait avant tout nous soucier non pas tant de lui fournir des arguments que de lui donner de l’air, que de le convaincre qu’il existe quelque chose de plus pur et de plus rafraîchissant que l’asphyxie d’un seul argument. »
BdK : C’est admirable du point de vue du style et du point de vue de l’idée et cette simple phrase montre que le fou est le contraire de ce que l’on croit puisque la définition banale est le fou est celui qui a perdu la raison. Il arrive à retourner le gant pour dire une chose aussi profonde… C'est-à-dire ce dont vous parliez, le fou enfermé dans cette maison de la raison, je trouve cela magnifique et pour moi, c’est bien le contraire, le nonsense, c'est-à-dire c’est la meilleure façon pour nous d’assumer notre incapacité naturelle à comprendre le monde qui nous inclut et qui nous comprend…
F : Il nous déborde en quelque sorte…
BdK : Parce que le contenu  ne peut pas comprendre le contenant…
JD : Il y aurait tout un commentaire, une longue exégèse à faire de cette phrase [BdK : autant dire que vous n’êtes pas d’accord avec moi !] Ah… Il y a beaucoup de recoupements, avec des nuances et des précisions… Oui : de quelle raison s’agit-il ? On l’a compris : c’est la raison raisonnante, la raison qui cherche partout une cause, une finalité, une nécessité, une raison calculatrice qui démasque derrière toute attitude généreuse un calcul d’intérêt, par exemple… Donc une raison utilitariste pour parler comme la revue du Mauss. Et en effet c’est cette raison là qui peut conduire à la folie si elle n’est pas mise à l’abri par des gardes fous (pour rebondir)  comme le rapport à la réalité… Mais il me semble qu’il y a une autre raison et c’est en cela que j’apporterai une nuance, une autre rationalité, la rationalité contemplative plutôt d’origine grecque, la raison qui s’ouvre au monde : le monde en tant qu’il est inconnu, difficile à appréhender mais qui n’est pas entièrement inintelligible non plus. Donc raison qui est curieuse de l’intelligibilité du monde. C’est d’ailleurs ce qu’il dit lui-même à propos de Browning où il dit : dans chacun des chapitres de L’anneau et le livre il y a l’attitude consistant à comprendre les êtres de l’intérieur : c’est la raison, cela ! Sur le thème de la raison, on peut resonger ou relire la toute première histoire du Père Brown (que j’ai encore relue hier) : on ne va pas raconter toute l’histoire, cette déambulation rocambolesque à travers Londres, mais il y a un dialogue entre le Père Brown et Flambeau, cambrioleur qui par la suite va devenir son ami. Il dit comment il a compris qu’il n’était pas prêtre (parce que Flambeau s’était fait passer pour prêtre)… A cause de son attaque contre la raison. En anglais : « Your attack to reason, it’s bad theology » » Donc : « attaquer la raison, c’est une mauvaise théologie » Donc, il y a une autre raison et je ne peux m’empêcher de penser (je ne sais pas ce que Basile de Koch en pensera) que c’est l’un des thèmes constants d’un grand théologien contemporain qui s’appelle Joseph Ratzinger plus connu sous le nom de Benoît XVI… Le thème de la raison avec l’Encyclique « Foi et raison » mais une raison justement comme ouverture au monde, comme, pour employer une formule qui est chère, comme « cœur intelligent ».
F : En effet, et en même temps je trouve que l’intuition de Chesterton, le paradoxe génial du fou qui a tout perdu sauf la raison trouve un prolongement philosophique dans l’œuvre d’Hannah Arendt : Hannah Arendt parlant de l’idéologie est absolument chestertonienne ! D’ailleurs Chesterton est l’un de ses auteurs de référence ! Que dit-elle de l’idéologie ? : « C’est la logique d’une seule idée ». Elle dit que « le danger d’échanger la nécessaire insécurité où se tient la pensée philosophique n’est pas tant le risque de se laisser prendre à quelque postulat généralement vulgaire et toujours pré-critique, que (dit-elle) d’échanger la liberté inhérente à la faculté humaine de penser (donc là ce serait l’autre raison) pour la camisole de la logique avec laquelle l’homme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment que s’il est contraint par une force extérieure à lui. » La camisole de la logique ! Pour décrire ce phénomène, elle a recourt elle-même à une métaphore venue du monde la folie ! C’est du Chesterton appliqué !
JD : Je prolonge le commentaire : est-ce que ça ne serait pas l’entendement plutôt que la raison ? L’homme a tout. Le fou n’est pas celui qui a perdu l’entendement, mais celui qui a tout perdu sauf l’entendement… Il faut distinguer. Mais cela devient un séminaire de philosophie.[F : et pourquoi pas ?]
BdK : Mais je voudrais vous faire remarquer que le gag disparaît. [JD : oui bien sûr ! Absolument !] Ce qui est redoutable chez Chesterton, ce sont les gags… Si on les enlève, il ne reste pas grand-chose… Parce que, ce que je vous disais : il est difficile de séparer le style de l’idée. Le rayonnement de Chesterton roi des elfes… Si vous enlevez son humour ravageur…
JD : Je ne veux pas enlever du tout son humour ravageur ni faire abstraction de style, vous avez raison, je crois que la langue est vraiment le nerf de la pensée…
BdK : Comme disait Jules Renard : « L’idée n’est rien. Sans la phrase je vais me coucher. »
F : Oui mais chez Chesterton la phrase éclaire merveilleusement l’idée. Parmi les thèmes chrétiens (ou catholiques, je ne sais que dire) de Chesterton, il y en a un très important qui est l’humilité. Ce qu’il a découvert dans le christianisme, dans le catholicisme, c’est l’humilité. D’ailleurs on peut dire que l’émerveillement procède d’une humilité devant le monde.
BdK : C’est exactement l’inverse de cette raison dont il parle et se moque et qui pour moi est une folie de l’orgueil ! C'est-à-dire, l’homme qui prétend tout comprendre avec son petit cerveau. Donc l’humilité chestertonienne bien sûr c’est la médaille dont le revers est le terrible danger de la folie d’orgueil qui menace tous les gens, y compris les gens qui remplacent Dieu par je ne sais quel dieu totalitaire et autre.
F : Et en même temps il pense tout le temps, Chesterton. Ça n’et pas une humilité qui fait de lui un homme de pure contemplation éberluée devant le monde, c’est un penseur sans cesse aux aguets et ce que nous aimons en lui, c’est la fulgurance de ses paradoxes, l’acuité de son intelligence. Voilà un homme qui dénonce les méfaits de la raison avec une intelligence exceptionnelle.
BdK : Oui mais lui se veut plutôt comme une sorte d’interprète du monde magique qui est celui de Dieu et des elfes et de l’enfance…
JD : Il y a l’esprit d’enfance évidemment mais il y a aussi (et je suis tout à fait d’accord avec vous) l’orgueil, l’égoïsme, le subjectivisme, on pourrait dire l’ego centre du monde. Donc dans l’attitude de Chesterton comme d’ailleurs dans la raison  au sens fort du terme d’une vraie rationalité, il y a la capacité à sortir de soi justement, à se confronter aux choses, aux êtres, à autrui dans ce qu’autrui à d’énigmatique. Je pense que si Chesterton la critique de la modernité, est un anti moderne c’est notamment (et là ça rejoint des idées d’un des grands penseurs allemands actuel Robert Spaemann) que la modernité a procédé à ce que Spaemann appelle l’inversion de la téléologie… C’est un peu compliqué à expliquer… [F : expliquez en quelques mots] Je crois que Spaemann comme Chesterton sont profondément aristotéliciens et thomistes. Avant un certain moment fondateur de la modernité que je ne peux pas repérer exactement, chaque chose, chaque être était tourné vers une fin extérieure à elle où elle trouvait son accomplissement. Et Spaemann dit : il y a une inversion de la téléologie : on rabat tout sur la survie, sur l’autoconservation. C’est cela l’inversion de la téléologie. Et je suis en train de lire le dernier livre de Spaemann un recueil de ses conférences et il cite cette phrase de David Hume que je ne connaissais pas et il dit cette phrase représentative de la pensée des temps modernes en français : « Nous n’avançons jamais d’un seul pas au-delà de nous-mêmes. » Tout l’effort philosophique de Spaemann. c’est de dépasser cette posture moderne et de la même façon on peut appeler cela orgueil, sortir de soi mais en même temps s’apporter soi-même aussi dans la connaissance.
F : Au-delà de soi-même, la question d’autrui : je voudrais qu’on en parle un tout petit peu et je reviens donc à ce thème de l’humilité pare que je souhaitais l’illustrer par une réflexion absolument délicieuse sur l’habitude de parler du temps qu’il fait. D’où vient cette habitude que Chesterton célèbre, que l’on peut mépriser comme une sorte de cliché obligé. Et bien il dit que :  « Cette coutume salutaire part du corps et de notre inévitable fraternité charnelle. L’amitié authentique commence par le feu, la nourriture, la boisson. Elle sait remarquer la pluie ou le gel. Ceux qui refusent de commencer par le côté physique des choses sont d’ors et déjà des poseurs à la vertu en passe de devenir des scientistes chrétiens. Toute âme humaine doit tendre vers la gigantesque humilité de l’incarnation. Tout homme doit descendre dans la chair pour rencontrer l’humanité, bref dans la simple remarque d’une belle journée on perçoit la grande idée humaine de camaraderie. » Il y a une manière chez Chesterton de redécouvrir les vertus chrétiennes qui est tout à fait extraordinaire et merveilleusement inattendue.
BdK : Dans le genre inattendu le dernier Chestertonien que j’ai découvert par hasard en soulevant une frite… Comment s’appelle déjà ce penseur italien qui avait été mis en tôle par Mussolini et qui disait qu’il fallait conquérir le pouvoir par la culture d’abord… [F : Gramsci] Voilà : Gramsci. Et bien Gramsci était chestertonien. Il avait recommandé à sa sœur depuis ses geôles la lecture du Père Brown. C’est lui qui avait fait une comparaison pour expliquer à sa sœur l’intérêt des enquêtes du Père Brown entre la méthode catholique du Père Brown et la méthode protestante de Sherlock Holmes. D’un côté il y a l’intuition du confesseur et de l’autre il y a l’enquête du raisonneur. Et ça, ça vient de Gramsci : une étude comparative sur le roman policier catholique et protestant par Gramsci !
JD : Mais à ce moment-là Mégret fait partie de la lignée catholique on pourrait dire aussi…[rires des trois intervenants]
F : C’est intéressant cette galaxie chestertonienne parce que je citais Hannah Arendt, Claudel, Péguy a été lecteur des premiers textes [BdK : Borges] Borges, donc des gens de tous bords ce qui veut dire qu’on peut faire un bon usage de Chesterton même si on est en désaccord avec ses positions politiques. Il est quelquefois très durement conservateur et même réactionnaire, par exemple (et là encore cela concerne la relation avec autrui) il est contre le divorce, tout à fait contre le divorce mais il dit des choses à partir de là absolument géniales. D’abord… [BdK : permettez-moi simplement de dire que ça n’est pas réactionnaire mais simplement catholique ! F : ah oui pardon ! (Rires)… Merci de cette précision Basile de Koch !] Il était catholique mais même aujourd’hui des catholiques divorcent et ça peut paraître réactionnaire et quand on n’est pas soi-même forcément opposé au divorce on peut faire son miel de la critique de Chesterton. Alors je voudrais là encore citer deux phrases : « Poster une lettre et se marier comptent parmi les rares choses qui sont restées purement romantiques car pour qu’une chose soit purement romantique, elle doit être irrévocable. » C’est absolument délicieux et cette autre phrase qui donne à réfléchir sur cette question du rapport à autrui : « Les américains admettent le divorce pour incompatibilité d’humeur. J’ai du mal à comprendre pourquoi ils n’ont pas tous divorcé. J’ai connu beaucoup de mariages heureux, je n’en ai jamais connu de compatibles. Le but du mariage est précisément de se battre pour survivre à l’instant où l’incompatibilité l’emporte car homme et femme, en tant que tels, sont incompatibles. »
JD : On aborde au fond un terrain plus délicat des reproches adressés à Chesterton… Sur cette phrase sur le divorce et le mariage il n’y a pas grand-chose à dire mais il y a des reproches qui lui sont faits que j’aimerais bien mieux comprendre d’ailleurs. En le relisant j’étais aussi tombé sur un passage que je trouve remarquable dans « Ethique » où il distingue entre nationalité et race. Parmi les aberrations de son époque il y a le racisme, la doctrine de la race et il oppose à la race la nationalité. Et il se lance dans un éloge extraordinaire de l’Irlande parce que l’Irlande a conquis des races, existe comme nation… Voilà, c’est une pièce que je voulais verser au dossier pour éventuellement répliquer à des critiques…
F : J’en dirai un mot puis je reviendrai à ce que BdK a dit sur l’esprit d’enfance de Chesterton. Oui, il a été ainsi que son grand ami Hilaire Belloc, mais moins que celui-ci, disons… antisémite. Parce que, comme l’a écrit Margaret Canova, Chesterton était un populiste radical et il dénonçait les méfaits de la ploutocratie et parfois cette ploutocratie, sous son regard, était juive. Et je ne crois pas qu’il faille intenter un procès à Chesterton et surtout, il ne faut pas se rendre coupable d’anachronisme. D’autant plus que dès 1933-34, Chesterton s’est élevé très violemment contre le nazisme et voici ce qu’il écrit : « Dans nos jeunes années, Hilaire Belloc et moi nous avons été accusés d’être des antisémites radicaux. Aujourd’hui, bien que je continue à penser qu’il existe un problème juif (c'est-à-dire que les juifs sont différents et il était à cet égard sioniste), je suis épouvanté par les atrocités hitlériennes, je ne vois aucune raison derrière elles, je ne vois qu’un homme qui a cherché un bouc émissaire et qui a trouvé le plus célèbre des boucs émissaires de l’histoire européenne, le peuple juif et je suis prêt à penser aujourd’hui que Belloc et moi nous mourrons en défendant le dernier juif en Europe. » Il est mort avant, il a écrit cela en 1934 et il est mort en 1936, voici pourquoi il serait tout à fait déplacé à la lumière d’atrocités qu’il n’a pas vues de faire un procès à Chesterton d’autant plus que ce qu’il a vu lui a suffit pour dire les choses de la manière la plus claire.
BdK : Oui, si je peux me permettre d’ajouter un truc concernant les espèces de « stasie-stiques » où en gros il disait comme Zemmour dit la plupart des dealers sont noirs ou arabes, lui avait tendance à dire la plupart des ploutocrates sont juifs : ça n’est pas un antisémitisme de massacre, de Schoa. Si j’ose citer Bernanos : « C’était avant qu’Hitler ait déshonoré l’antisémitisme. » ça n’est pas la même chose de dire que la plupart des dealers sont noirs ou arabes ou de dire il faut égorger les noirs et les arabes ou gazer les juifs et dire il y a des diamantaires juifs à Anvers.
F : Oui alors, il ne disait pas tout à fait cela parce qu’il avait parfois une vision un peu complotiste… De toutes les façons, là c’étaient peut-être les moments où il n’était pas chestertonien c'est-à-dire voilà… Il était le fou qui avait tout perdu sauf la raison, sauf la logique d’une seule idée. Mais en même temps quand il y a eu la montée des périls, il a compris. Donc je pense que ça suffit en effet.
JD : Je constate que, contrairement à ce qui a été dit, je ne suis pas du tout un spécialiste de Chesterton, donc je me suis arrêté en 1910-1911, à cette première décennie éblouissante en effet des premiers livres et donc probablement j’ignore ces écrits ultérieurs. Moi j’aimerais bien qu’on dise encore un mot du livre sur Browning parce que c’est révélateur aussi de ses positions philosophiques fondamentales, (si on le considère en tant que philosophe) sa position réaliste. Il y a une réalité extérieure à la perception humaine, tout n’est pas illusion ou construction à l’encontre du constructionisme actuel auquel on peut tout à fait transposer… A la fin du commentaire de « L’Anneau et le livre », il montre en quoi Browning (et en parlant de Browning il parle de lui-même)  est à la fois en accord et en désaccord avec les esthètes les décadents de son époque comme il dit. Il est d’accord pour dire qu’il existe une pluralité des points de vue, que chaque point de vue est intéressant ; mais il est en désaccord avec eux s’ils considèrent que tout n’est qu’illusion, qu’il n’y a aucune réalité, aucune vérité. Et alors il résume ses divergences en citant la parabole indienne de l’éléphant auquel rendent visite cinq aveugles. L’un dit que c’est une sorte de serpent, etc, etc… parce qu’il a palpé sa trompe et finalement aucun ne peut prendre la mesure de ce qu’est un éléphant. J’ai noté cette conclusion de Chesterton et qui je crois expose sa propre position : « Browning diffère des décadents et des impressionnistes en ce point important que selon lui, même si les aveugles n’ont découvert que peu de chose sur l’éléphant, l’éléphant était bien un éléphant et il était bien là. » Il y a une distinction essentielle entre cette conception mystique, que les aveugles se trompent parce qu’il y a trop pour eux à apprendre, donc un excédent, et la conception purement impressionniste et agnostique du poète moderne, les aveugles se trompent parce qu’il n’y a rien pour eux à apprendre. Donc, il y a une réalité, à laquelle nous avons accès mais de manière fragmentaire mais tout n’est pas illusion, tout n’est pas construction et fantasme de l’esprit humain.
F : Et il appelle cela une conception mystique et l’on retrouve ce qu’on disait au début de son amour, de son émerveillement devant la création. Un dernier mot cependant Basile de Koch sur l’esprit d’enfance. Je voudrais vous livrer deux citations que vous connaissez peut-être de « L’homme éternel » à propos de Noël et de Dieu dans sa grotte. Il dit : « L’agnostique ou l’athée dont l’enfance a connu de vraies nuits de Noël associera pour toujours que cela lui plaise ou non deux idées que les hommes pour la plupart considèrent comme contradictoires, l’idée d’un bébé et celle de la puissance inconnue qui soutient l’univers. Son imagination les rapprochera toujours alors même qu’il ne comprendra pas pourquoi. » Et puis, un peu plus loin, Chesterton parle de « la mainmise de Noël sur l’être intime des hommes qui a quelque chose d’unique et de singulier qui n’est pas de l’ordre des sentiments que peuvent éveiller une légende ou la vie d’un grand homme, ce récit ne porte pas non plus notre esprit à ses idées de grandeur, à ces accroissements, à ces exagérations que produit le culte des héros, même le plus saint. Il ne nous entraîne pas davantage à l’aventure, à la découverte de merveilles aux extrémités de la terre, c’est plutôt quelque chose qui nous saisit par la partie cachée et intime de notre être comme l’émotion qui nous étreint subitement à la vue d’un objet oublié comme le respect instinctif du pauvre. » Qu’est-ce que vous en pensez Basile de Koch?
BdK : Ah mais écoutez, sans me vanter, je n’en pense que du bien ! [Rire de F.]J’ai noté une petite phrase, je crois qu’elle est à la fin de « Défense du nonsense » (je la trouve sublime) : « Cette simple question qui est à la fois poétique et chrétienne : et si les plus vieilles étoiles n’étaient que les étincelles d’un feu de joie allumé par un enfant ? »
F : Et pourquoi cette insistance sur l’enfance à votre avis ?
BdK : C’est ce que je vous suggérais : « Tu n’entreras pas au Royaume des cieux si tu ne redeviens pas un enfant. » C'est-à-dire c’est le contraire de la folie d’orgueil, de l’hubris qui consiste à vouloir comprendre le monde et à se faire Dieu soi-même, un peu comme Lucifer. Le contraire de l’image de l’orgueil luciférien c’est l’image de l’enfant émerveillé.
JD : … Et donc pour qui la vie commence…
BdK : … Et ne se terminera jamais !
JD : … C’est un retour à un commencement qui peut recommencer quand on le veut, donc finalement, ça n’est pas simplement non plus un passéiste, c’est quelqu’un qui nous fait redécouvrir la qualité extraordinaire du présent… [F : l’émergence des choses]
BdK : Et aussi, je me permettrais d’insister, sur l’éternité, qui n’est pas la moindre des qualités de l’œuvre de Chesterton.
F : En effet, d’ailleurs il a écrit un livre qui s’intitule « L’homme éternel » et il a aussi cette phrase sur l’éternité : « Un dogme digne de foi au 12ème siècle nous dit-on ne l’est plus au 20ème. Autant dire de telle philosophie qu’elle est plausible le lundi mais pas le mardi. » Voilà aussi une autre image de l’éternité ! Merci beaucoup Jacques Dewitte, merci Basile de Koch… La bibliographie d’aujourd’hui est abondante et c’est je vous l’assure une promesse de bonheur. Il y a d’abord « Éthique » et « Orthodoxie », publiés dans une nouvelle traduction chez Flammarion dans la collection « Climats » ; le livre de Chesterton sur Robert Browning publié par  Le bruit du temps , « Le monde comme il ne va pas » édité à L’âge d’homme et aussi « Le paradoxe ambulant » , cinquante-neuf essais choisis par Alberto Monguel qui devait être avec nous aujourd’hui et qui a eu un empêchement. Je voudrais citer également « last but not least », Jacques Dewitte, « La manifestation de soi », éléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme. Ce livre paraît ces jours-ci à la Découverte et Chesterton et l’un de ses grands inspirateurs.