samedi 29 mai 2010

Littérature et libéralisme, conférence de Alain Laurent

 Retranscription, dans les grandes lignes, de cette conférence que l'on peut écouter chez Nicomaque.

 Première partie de la conférence : recension par Alain Laurent d'auteurs libéraux et question :

 Je vais aborder un sujet qui n'a pratiquement jamais été exploré ni traité, sur lequel il n'existe rien, ce sont les rapports étranges qui existent entre les libéraux, le libéralisme d'un côté et de l'autre la littérature et également le monde de l'art. Il y a, et tout le monde peut le constater, un divorce total entre les deux. Il s'agit donc de faire dans un premier temps un recensement sur le plan de la littérature (et non pas en philosophie) des auteurs.
 Il y a fort peu d'écrivains que l'on peut présenter comme libéraux. Pas seulement dans le moment présent mais dans toute l'histoire de la littérature que l'on peut faire commencer au 18ème siècle c'est à dire à l'apparition des premiers romans.

 A/ Distinction du sujet d'étude :


 Que faut-il entendre par "écrivain libéral"? Je suis obligé de m'appuyer sur une définition qui suppose qu'il s'agit d'un écrivain qui professe des convictions libérales mais qui ne les a pas forcément -et c'est infiniment rare- fait passer dans un ouvrage de fiction quelconque. Donc, on peut avoir à faire -je vais prendre l'examen de Benjamin Constant-  à un romancier qui écrit des romans où il n'y a pas du tout d'idées libérales dedans. Constant a produit, hors de la fiction,  de magnifiques ouvrages qui sont relatifs au libéralisme (Ses romans traitent surtout d'affaires sentimentales, largement inspirées de ses relations avec Madame de Staël). Et c'est le cas de pratiquement tous les auteurs recensés : ils sont libéraux lorsqu'ils s'expriment en dehors de la fiction mais ils n'ont pas produit de romans ou d'œuvres de fiction qui puissent être qualifiées de libérales.Il n'y a pas de romancier qui exalte les vertus d'un entrepreneur, ou les aspects positifs du monde de l'entreprise, parfois les côtés héroïques de l'entrepreneur, du moins je n'en connais qu'un auteur qui ait fait cela, c'est Ayn Rand. Si vous cherchez un romancier qui exalte ou présente de façon positive le capitalisme, le libre marché ou les risques encourus par un entrepreneur, vous ne trouverez pratiquement rien à mettre en balance avec des dizaines de milliers d'ouvrages qui ont fait l'inverse. C'est incroyablement troublant qu'il n'y ait que un ou deux romans au monde qui disent du bien de l'entrepreneur ou du capitalisme. Alors qu'est-ce qui s'est passé?

En faisant une enquête assez poussée, on peut dire que les choses avaient bien commencé entre littérature et libéralisme, c'est à dire à la fin du 18ème siècle et surtout dans la première moitié du 19ème siècle -avec cependant la précaution exprimée précédemment : ce n'est pas dans leurs romans que ces écrivains ont parlé du libéralisme mais à côté-. Dans tous les cas, avec Voltaire, Madame de Staël, Benjamin Constant et Stendhal, on a un beau contingent de très grands écrivains qui professent des idées libérales.Il faut prendre le terme de libéralisme dans toutes ses dimensions pas seulement dans le domaine politique mais aussi dans le domaine économique et philosophique.Au moment où le libéralisme commence à se constituer dans sa plénitude c'est à dire à la fois sur le plan culturel, économique, politique et philosophique, il y a effectivement des écrivains qui, hors fiction, sont tout à fait libéraux. Une petite particularité en ce qui concerne Stendhal : Stendhal est certainement le premier à mettre en place des personnages qui se réclament du libéralisme. Mais il s'agit d'un libéralisme plus franchement politique que vraiment économique.Remarque intéressante : tous ces écrivains sont français! Ainsi, le pays qui, au monde, professe le plus d'anti-libéralisme primaire et effréné, est celui dans lequel il y a eu le plus d'écrivains libéraux au départ.
 Après Stendhal, après 1840-50, cela disparaît et aucun écrivain à l'étranger ne prend la relève.Il faut savoir que les événements de 1948 ont laissé des traces : le roman français a pris une toute autre direction (avec Hugo, Zola, etc...). Il faut attendre le 20ème siècle et non plus en Europe mais aux États-Unis pour retrouver des écrivains attirés par le libéralisme.Les écrivains que je vais citer (Dos Passos et Saul Bellow) ont produit la plupart de leurs œuvres avant Ayn Rand mais ils ont évolué dans leurs convictions : ils ont commencé comme sympathisants de l'extrême gauche et vont virer leur cutie par la suite, comme beaucoup de conservateurs américains.En France, Dos Passos est présenté comme tout à fait à gauche, sauf que, après la Deuxième Guerre Mondiale, il a complètement changé une fois qu'il a compris le système soviétique et et les alliés de ce système aux États-Unis, les "liberals" (Avant 1945, les intellectuels américains, pour la plupart étaient communistes. Ceux qui étaient à droite étaient certains philosophes ou des journalistes mais peu d'écrivains à part donc Dos Passos et Bellow). Saul Bellow va déclarer, par exemple : "Je suis toujours libéral mais certainement pas au sens que ce mot a pris chez nous aux États Unis." Dos Passos était beaucoup plus engagé : dès 1945-50, il a fait partie des écrivains et des acteurs qui se sont constitués en syndicats pour s'opposer à l'influence du communisme aux Etats-Unis et il a pris vigoureusement position là-dessus.
 En même temps que Ayn Rand, il y a deux femmes assez remarquables qui ont écrit et sont pratiquement inconnues en France : Rose Wilder Lane d'une part et Elisabeth Paterson. (La mère de Rose Wilder Lane, Laura Ingalls Wilder a écrit "La petite maison dans la prairie" d'où est tirée la célèbre série télévisée.) En 1943, année où Ayn Rand a publié "La source vive", elles ont toutes deux publié des essais favorables au libéralisme.
 A part ceux que je viens de nommer, il n'y personne d'autre qui serait à la fois écrivain et libéral, si ce n'est peut-être, dans les années 80, en France, Paul-Loup Sulitzer.Certes il n'avait pas le niveau d'un Camus ou d'un Malraux mais c'est le seul exemple qui avait quelque peu pignon sur rue et qui a dit du bien du libéralisme. On peut se demander d'ailleurs si le discrédit dont il a souffert par la suite ne provient pas de ses convictions libérales affichées. Ayn Rand a expérimenté aussi ce problème aux États Unis lorsqu'après la guerre, en 1947, en réalisant qu'il y avait une sorte de liste noire qui existait et qui faisait que les écrivains ou acteurs  (les anticommunistes comme Cary Cooper, John Ford, John Wayne, Walt Disney) était "blacklistés" (barrages par exemple pour obtenir des contrats avec certains éditeurs.) Il s'agissait d'une sorte de Maccarthysme à l'envers comme aujourd'hui en France où l'artiste susceptible d'avoir des idées libérales est boycotté, très peu invité sur les plateaux-télé ou dans les colonnes des journaux.
 Il y a une exception notable, mondiale, actuelle  : Mario Vargas Llosa qui est aussi sur une liste noire, celle du Nobel de la littérature qu'il aurait du avoir depuis longtemps mais il a pris position vigoureusement pour un libéralisme au sens plein du terme (y compris économique) et il n'a, par exemple, cessé de dire à quel point il admirait Margaret Thatcher ainsi que Hayek ! C'est le seul écrivain d'envergure mondiale qui ose faire cela.Et il ne cesse de continuer à s'engager : il y a peu de temps, au Chili,  il a pris position en faveur du nouveau président libéral. Mais son cas est analogue à celui des autres : il ne développe pas ses idées libérales dans ses romans. Une seule exception : "Les cahiers de don Rigoberto" (1997) où Vargas Llosa dit le plus grand bien de la souveraineté individuelle telle que l'a enseignée Ayn Rand.

B/ Après ce très court recensement, j'ai une question qui me vient à l'esprit et que je vous pose aussi :


 Comment se fait-il que dans le polar ou la science-fiction, il n'y ait pratiquement rien qui exprime un point de vue libéral? Le néo-polar est totalement gauchiste en France. La science-fiction, quand elle aborde ces thèmes, dépeint une humanité ravagée par un environnement détruit par un capitalisme nocif.
 Ce qu'il faudrait essayer de savoir c'est s'il y a eu des auteurs dont les manuscrits ont été refusés et alors comment se fait-il que tous les éditeurs aient tout bloqué et que rien n'ait réussi à transparaître, ou bien -et si c'est le cas, ça pose un sérieux problème- est-ce que les gens d'orientation ou de sympathie libérale, sont fâchés eux-mêmes avec la fiction ou la littérature : ce serait moins "noble" pour eux que l'économie ou le fait de devenir trader etc... Les libéraux devraient peut-être se remettre en question sur le propre responsabilité de l'absence de littérature "libérale". Il n'y a que les idéologues totalitaires qui refusent l'introspection personnelle. Qu'est-ce qui se passe dans le libéralisme pour qu'il s'attire autant d'hostilité du monde littéraire ou artistique et comment se fait-il qu'il y en ait une si totale absence ?

 Deuxième partie de la conférence : échange :

 Quelques noms d'écrivains proposés, écrivains qui prônent peu ou prou les idées libérales : Robert Heinlein qui a écrit "Révolte sur la lune". C'est un auteur qui est cité régulièrement comme "libertarien". Il a développé la notion que rien n'est gratuit.

 A/ Objection de Philippe Nemo : la différence conceptuelle entre liberté et libéralisme donne à penser que la littérature se base sur la liberté mais pas sur le libéralisme.

 Avant de citer des noms, il faut considérer tout ceci sur un plan conceptuel : la littérature et l'Art de façon générale sont très peu conceptuels et donc échappent à l'idéologie, quel qu'elle soit.Plus on va vers le grand art, plus on s'éloigne de l'idéologie.Les romans qui passent pour être "de gauche" sont maintenant des romans très datés, il n'en reste rien aujourd'hui... Et les œuvres qui restent, si on les considère honnêtement proposent une vision de la vie, des personnages, des situations et tout cela n'est pas aligné sur une thèse. La littérature, et pas seulement française, est remplie d'aventures de la liberté !
 Sous cet angle, les grands romans de Balzac : "Un médecin de campagne" est un hymne à la construction  et au développement économique, à  la médecine, aux paysans qui font des innovations en agriculture, etc... Sous cet aspect là, Robinson Crusoé,  Jacques le fataliste de Diderot, par exemple, sont des histoires d'hommes libres... qui ne demandent à aucun centre de sécurité sociale l'autorisation de prendre telle ou telle décision pour leur vie... Cela remonte à l'antiquité, le "Satiricon", les romans grecs ou latins sont entièrement libéraux... La littérature du Moyen-Age, Chrétien de Troie, les chansons de gestes sont pleines d'hommes absolument libres qui prennent leurs décisions d'un moment à l'autre en fonctions de valeurs qui sont les leurs et sans adhérer à l'avis d'un Parti. Puis il y a toute la grande littérature de voyages : Colomb, Cortes, Tavernier, Chardin, René Caillié, tout cela est rempli d'histoire d'hommes libres qui parcourent le monde...

 B/ Réponse d'Alain Laurent à l'objection :

 Mais on n'a pas du tout la même définition du libéralisme. Ou alors, il y a une telle extension du terme libéral que cela ne veut plus rien dire...
 PN : L'erreur est de vouloir faire en sorte que l'art soit libéral au sens du libéralisme. La littérature décrit l'homme, la société, la vie et il y a une immense richesse dans la littérature qui décrit des hommes libres.
 AL : on ne peut pas dire que le libéralisme accueille, comme son monopole, tout ce qui célèbre la liberté.
PN : non en effet mais pourquoi un tel projet ? Nous sommes libéraux non en tant que membres d'un parti mais nous sommes libéraux parce que nous aimons la liberté et parce que nous pensons que la liberté est dans la nature humaine. Sans forger un monopole sur la littérature, nous pouvons nous reconnaître dans cette littérature et prendre cette littérature comme la nôtre et comme ayant forgé pendant des siècles -vous parlez des français qui ne sont pas libéraux, moi je pense qu'ils le sont. Ils sont opprimés en ce moment mais ils le sont dans leurs fibres et parce qu'ils ont été formés par cette littérature. Si on lit Giono, par exemple, on se rend compte combien Giono respire la liberté... Bien que libéral, AL, tu ne te sembles pas apparenté à toute cette littérature de la liberté.
 AL : oui en effet, cela n'a rien à voir avec le libéralisme. Autrement dit, les libéraux n'ont pas le monopole de l'amour de la liberté, donc tout ce qui est liberté n'est pas forcément libéral ou alors on a un concept tellement vague, tellement général que ça ne veut plus rien dire... Je demeure fidèle à Bergson qui disait qu'un concept qui veut tout dire ne veut plus rien dire. Tout ce qui est liberté est libéral : on répète l'opération des marxistes qui s'efforçait de démontrer que Racine était un marxiste sans le savoir, etc... Je n'aime pas du tout ces opérations de récupération et je reviens à cette définition plus précise du libéralisme au sens plein du terme où on adhère à la liberté économique ou au minimum on se garde de la fustiger de façon primaire comme c'est si souvent le cas et à ce moment là on aboutit à mon diagnostique beaucoup plus limité. Giono, j'ai beau le relire, je l'aime beaucoup, je dois avouer que pas une seule nanoseconde, dans mon esprit, je me suis dit que j'étais entrain de lire un libéral.
 PN : Mais il n'est pas non plus un socialiste ! Il y a une erreur conceptuelle : le libéralisme est ou bien une philosophie, ou bien une doctrine politique, ou bien une doctrine économique, ou bien aussi une doctrine épistémologique. Il n'y a aucune raison qu'il y ait une littérature pour ces doctrines ! C'est comme si l'on disait qu'il faut une littérature pour la théorie de la relativité d'Einstein ! Une théorie économique n'a nul besoin d'une littérature qui l'illustre si ce n'est de façon artificielle ou instrumentale. Ou alors on prend le libéralisme comme philosophie et il est ainsi légitime d'y intégrer toute l'histoire de l'humanité, tous les arts humains et dans ces arts humains, il y a des littératures amoureuses de la liberté et la littérature française est très largement majoritaire dans ce cas.
 Le libéralisme n'est pas une utopie (l'utopie demeure quelque chose de dangereux) selon moi mais une doctrine scientifique qui explique certains aspects du développement humain depuis l'âge des cavernes, l'âge tribal jusqu'à l'âge où on ira sur Mars. c'est une théorie et non une utopie.
 Alors l'utopie, qu'entend-on par là ? : Il faut un idéal dans la vie, selon moi l'idéal n'est pas libertarien puisque je suis chrétien. Donc ce qu'il faut viser, c'est le Royaume de Dieu  tout en sachant que l'on ne l'obtiendra pas sur terre...Et donc je ne confonds pas les plans. Il y a une théorie, et des camps politiques et je trouve mauvais que des arts soient dans un camp.
 AL : Ayn Rand a écrit ce qu'on appelle un roman militant où elle donne toute la place à sa théorie; Cependant elle met en place des personnages qui ont certes une certaine profondeur mais qui sont au service de la cause intellectuelle qu'elle défend.
Il y a des communistes qui ont fait de très beaux livres militants : Aragon, Vaillant... Il ont servi leur cause de façon remarquable.
 PN : pourquoi faut-il absolument qu'il y ait une littérature libérale ?
 AL : il ne s'agit pas de cela ! J'ai dit qu'il n'y avait pas d'écrivains, qui dans leurs œuvres de fiction, font passer des thèmes ou illustrent un enseignement de type libéral au sens plein du terme. Je constate qu'il y a peu d'écrivains qui défendent une vision libérale dans leurs romans. Et encore, pour Vargas Llosa c'est très limité : il ne défend guère dans ses romans cette vision libérale mais exalte la liberté. Autrement dit : il n'y a pas de libéralisme sans liberté mais tout ce qui est liberté n'est pas forcément libéral. La réciproque ne vaut pas.

 [ questions annexes :
 -Il y a cependant peu de héros entrepreneurs mis en scène aujourd'hui. Il y a une littérature qui dégouline de socialisme...
 - Pourrait-on dire qu'il peut y avoir une lecture "libérale" de certaines œuvres? ]

 C/ Question : où se situe alors la limite entre libéralisme et liberté?

AL : il y a des romans féministes qui exaltent la liberté de l'individu. Mais ces romans ne sont pas l'apanage des libéraux : il y a des anarchistes, des individualistes a-politique et on ne peut ranger tout ce monde-là sous l'étiquette du libéralisme. C'est là qu'il y a une confusion conceptuelle de mon point de vue. Vargas Llosa exalte la liberté de l'individu dans ses œuvres de fiction mais c'est hors libéralisme, hors socialisme, hors tout cela... Ce qui me gêne beaucoup, dans ce qu'a dit PN, c'est que tout ce qui est favorable à la liberté serait absorbé dans la notion de libéralisme.
 [Question : vous, AL, partez de l'auteur alors que PN part de l'œuvre ce qui est plus pertinent car il est très très rare de savoir ce qu'un auteur voulait véritablement dire.]
AL :  l'angle au départ est précis : il s'agit de montrer qu' un auteur qui a des engagements libéraux et que ceux-ci ne se manifestent pas dans ses romans.

 PN : il y a une dissymétrie entre les socialistes et les libéraux par rapport à cette question : comme les socialistes sont socialistes, tout le monde s'y met, le cinéma, la littérature, la télévision etc... Il s'agit de mener une utopie. Alors que les libéraux ayant le sens de la liberté, la première des libertés est celle de penser; ils n'ont pas le réflexe d'enrôler quiconque à commencer par eux-mêmes dans un combat qui va au delà de la vérité artistique elle-même. Quand on écrit un roman, c'est pour raconter un destin humain, un drame, un entrecroisement de situations... Ce qui n'empêche pas d'ailleurs de mettre dans la bouche de certains personnages des convictions personnelles. Mais ceci reste de l'ordre de dispositions à l'intérieur du roman. Le roman lui-même est une certaine vision et cette vision, pour qu'elle soit vraie, profonde, ne doit pas être prédéterminée par une thèse. Ou alors, c'est ce qu'on appelle un roman à thèse. Et les romans à thèse sont appréciés par les socialistes car leur problème n'est pas la beauté mais leur combat alors que ça n'est pas le cas pour les libéraux. Et il ne s'agit nullement d'un impérialisme de la part des libéraux... dans le grand art produit par l'Occident, il y a un message implicite qui est celui de la liberté. En tant que philosophe, je m'intéresse à l'idée de liberté, à la liberté comme valeur et j'inclus ainsi tous les gens qui ont eu la liberté comme modèle ou qui ont eu des comportement d'hommes libres et inversement je soupçonne que ceux qui condamnent le libéralisme (et là sur un plan politique) n'aiment pas la liberté. Ou alors ils l'aiment comme le héros des Possédés de Dostoïevski : il fait un plan pour la libération de l'humanité mais il demande un délai avant d'exposer son plan parce qu'il se rend compte, à l'étape du raisonnement où il est, il faut d'abord qu'il réduise en esclavage les 99% de cette humanité pour la libérer! Il y a quelque chose qui cloche : libérer l'humanité passe par le socialisme mais le socialisme c'est l'esclavage... Pour résumer, Il faut se ficher des partis politiques.

 AL : la différence entre socialistes et libéraux quant à un engagement militant : il est certain que les personnes d'orientation libérale, sont beaucoup moins enclins à avoir une vision militante du monde et par conséquent ont moins envie à faire passer quelque chose qui reflèterait leur idées dans une fiction. Ceux qui se manifestent comme libéraux (c'est à dire qui pour le moins adhèrent au libre-marché, ce qui fait parti de l'ADN du libéral). Alors pourquoi les gauchistes ont-ils beaucoup plus tendance à vouloir illustrer leur propos... Comment se fait-il, à ma connaissance, qu'il n'y ait pas un auteur qui sans vouloir défendre un parti politique, par exemple, mettrait en scène un entrepreneur harcelé par l' Urssaf ? Même problème dans la chanson et le cinéma. Un film sur Wall Street fait quasiment l'ouverture du festival de Cannes.

  Troisième partie de la conférence :

 A/ Pistes :


 - les défauts du socialisme sont toujours systématiquement présentés comme les défauts du libéralisme.

- Autre piste par Maxime Zjelinski : y a t-il un lien entre le support (le roman, la littérature) et les idées libérales? Est-ce que ce support se prête mieux aux idées socialistes? Dans un roman, je ne vais pas mettre l'histoire d'un banquier mais l'histoire d'un pauvre qui se fait tabasser, je ne vais pas mettre l'histoire d'un avocat qui défendra une multinationale.. Les idées libérales sont plus complexes à mettre en scène, les idées socialistes sont plus dans l'action! Les idées libérales ne sont pas du tout romantiques...Le roman exige tout de suite une intrigue, une début et une fin.Les idées libérales nécessitent sans doute plus de talent car elles sont plus subtiles. Il est facile d'écrire une chanson d'amour, il est plus difficile de prôner les joies d'un dimanche en famille...
 Autrement dit : Le monde qu'aime le libéral - je parle bien sûr du libéral cohérent, pas de celui qui dans le libéralisme ne recherche que l'ivresse du slogan et la violence de l'insurrection, mais dont on n'entend plus parler ensuite - est un monde d'une incroyable banalité (je dis cela sans mépris), un monde anonyme, où chacun, à sa manière et sans bruit, apporte sa pierre à une édifice dont personne n'a fait le plan. Ce monde là, par définition, ce n'est pas un monde de scandales et d'événements où un seul homme incarne l'aspiration profonde des multitudes. Ce n'est pas un monde passionnant pour qui cherche avant tout "l'intrigue", le "suspense". On est loin du Da Vinci Code ou du roman policier, dont la structure guide non seulement le lecteur mais également l'auteur, palliant ainsi l'éventuelle pauvreté de son inspiration. Par conséquent, il y a peut-être un lien entre la structure du roman ordinaire et la dimension vaguement contestataire des idées "de gauche". Pour aller contre cette tendance et rendre intéressante des histoires qui a première vue ne le sont pas, il faudrait du talent.

  AL : des thèmes libéraux porteurs, il y en a pourtant.... Mais sont-ils devenus si impopulaires du fait de l'esprit collectiviste qui règne ? Y aurait-il une auto-censure de la part des libéraux.
 A propos de Gramsci dont la thèse principale est que pour faire avancer le socialisme il faut confisquer tout l'appareil culturel et c'est ce qui est arrivé : quand on est de droite libérale, on ne peut pas faire un film, une chanson, on ne peut pas publier...

 - Autre piste par Roman Bernard : Il n'y a pas qu'une opposition entre socialistes et libéraux, il s'agit plutôt d'un match à trois avec les conservateurs en plus. Dans "Suicide of the West" deJames Burnham, il y a un passage dans le 7ème chapitre où il ironise sur le fait que les grands écrivains sont des anti-libéraux au sens anglo-saxon donc des anti-gauchistes, anti-socialistes. En relisant ce passage, je me suis demandé, puisqu'on parlait du rationalisme des libéraux et surtout leur économisme : en France ils sont presque tous économistes et pas écrivains, je me demande s'il n'y a pas un défaut d'enracinement, dans la culture, l'identité, la langue (je ne parle pas de la religion mais ça pourrait aussi s'y prêter). Finalement, à partir du moment où l'on n'est pas attaché à quelque chose de charnel comme peut l'être un patrie ou une identité, comment peut-on faire un roman qui est forcément quelque part enraciné : il y a des descriptions de paysages, est-ce que un économiste est le mieux formé pour décrire un paysage comme peut le faire un écrivain de gauche, socialiste ou réactionnaire comme Balzac. (On a parlé de Balzac dans la tradition de la liberté : "Les illusions perdues" est un ouvrage plutôt réactionnaire et pas libéral) Il s'agit d'une vraie question car c'est aussi une question politique : pourquoi, en politique, les libéraux, ne réussissent-ils pas à percer ? Parce qu'ils n'aiment pas, en France, la France! (c'est mon constat avec des partis ridicules comme Alternative Libérale ou le Parti Libéral Démocrate) Cela peut expliquer un échec sur le plan artistique : quand on n'aime pas un pays, pourquoi le décrirait-on, pourquoi exalterait-on sa langue, alors qu'en fait, on parle surtout d'économie... Il n'y a pas cet attachement à quelque chose d'incarné.

 AL : il est exact que l'on trouve plus facilement des écrivains conservateurs que libéraux : exemple : Jean Raspail. Mais les libéraux qui n'aiment pas la France ? je pense qu'ils n'aiment pas la France telle qu'elle a été transformée par des décennies de collectivisme. Et je ne vois pas en quoi les gens de gauche manifesteraient plus d'enracinement?
 RB : non, les gens de gauche ne sont pas plus enracinés (ils sont dans l'utopie !) mais je pense que les seuls qui pourraient contrecarrer cette utopie seraient des gens attachés à quelque chose de concret et pas seulement au ciel des idées. C'est pourquoi seuls les conservateurs ou les réactionnaires ont réussi à produire quelque chose qui puisse contredire cette vision : vous parliez de John Ford et John Wayne : ils étaient plus conservateurs que libéraux. Il y a aussi aujourd'hui Clint Eastwood.

 - Une question  : il y a davantage d'écrivains anti-socialistes que vraiment pro-libéraux, exemple : Flaubert ou Soljenitsyne. Ils critiquent violemment le socialisme mais ne vont jamais jusqu'à la propagande libérale. Est-ce que l'idéologie ou la politique n'ont rien à voir avec la littérature ou, pour le dire autrement, pourquoi s'arrêtent-ils simplement à la critique du socialisme ?
[Une réponse : ils ne sont pas anti-libéraux mais pour la liberté.]
 AL : les écrivains russes (Dostoïevski, Tolstoï) sont des passionnés de la liberté mais pas libéraux.

B/ Ajouts de noms d'artistes qui seraient en faveur peu ou prou d'un libéralisme plénier dans leurs œuvres :


 -Deux autres noms : un américain : Breat Easton Ellis, auteur de "American Psycho" avec la mise en scène d'un monde de traders (tueurs en série) et une BD française : "SOS bonheur"
 - Autre nom : James A  Michener ou l'on retrouve dans ses romans la dimension très héroïque de ceux qui fuient l'oppression et cherchent la liberté religieuse, politique...Les valeurs de responsabilité, de défense de sa vie, de ses biens etc... Il y a vraiment des valeurs (vertus d'héroïsme, de courage, d'indépendance) qui pourraient être exaltées dans une littérature.
 - AL : Camus, qui, incontestablement a la passion de la liberté ne peut être classé libéral, personne ne songerait à le faire.Ces tendances étaient tout à fait socialistes. Autre exemple, la série suédoise "Millénium" où l'auteur passe au vitriol le monde capitalisme, les grandes entreprises et on est tenté de généraliser en se disant : "tout ce monde de la finance, de l'entreprise ne peut être que pourri. Et l'auteur est un gauchiste à l'état pur. Voilà un cas-type : un livre bien écrit, universel, très grand public et qui repose sur la pourriture des possédants :  le "pourri qui vient de l'est provient d'une Russie qui se décompose c'est à dire qui est pervertie par le capitalisme.
 - PN : cependant, tous les derniers grands succès au cinéma ( Amélie Poulain, Les choristes, Bienvenue chez les Ch'tis ) sont des thèmes anti socialistes. La question de RB est donc juste : pourquoi n'y en a t-il pas plus ? La littérature propose une vision complète de l'homme mais le libéralisme est une doctrine politique, une doctrine économique et nous attendons toujours autre chose. Comment nourrir avec Adam Smith, Constant ou Hayek une vision entière?
 AL : par la révolte, le refus de l'ordre étatique établi.

- Autre ajout: les séries télé américaines : NCYS et Mad Men : le personnage principal tend le livre Atlas Shrugged à l'un de ses partenaires.

 Conclusion

Le vrai combat politique se mène sur le plan culturel : c'était la grande idée de Gramsci. Aujourd'hui, au XXIème siècle, on est dans une culture de masse et la faiblesse des libéraux est de se cantonner au domaine économique alors qu'ils devraient investir le terrain philosophique, sociologique, médiatique et aussi artistique c'est à dire le terrain de la culture. Et tant que ce terrain-là ne sera pas investi, le combat sera perdu; la création de partis politiques n'y changera rien
AL : oui, avec une précaution : on ne pourra jamais réduire la culture à tout cela, il faut toujours que d'autres domaines de la culture échappent à la politique, surtout dans un pays comme la France. Une bonne façon de faire passer les idées, c'est la création artistique. Tant qu'il n'y aura pas une révolution qui ne peut venir que de la diffusion des idées, je suis personnellement convaincu que tout le reste est inutile. Il faut un terrain favorable.

samedi 1 mai 2010

Répliques, « Le rire libérateur de Philippe Muray », avec Fabrice Luchini

 Un commentaire que je fais en guise d'introduction à cette belle émission : 

A force d'écouter et de réécouter, j'ai mieux perçu la tension entre les deux hommes (aussi amicale que soit la confrontation), ce sont vraiment deux visions qui s'affrontent, l'une d'elle, très noire et désespérée, de Luchini : "C’est fini, Alain, vos combats vous devriez maintenant les mettre à la lumière de Cioran, indifférence, la phrase de Flaubert : « Qu’ils disent du mal de moi derrière seulement, mon cul vous contemple… » Il y a chez Finkielkraut un espoir… Il n’y a aucun espoir ! La machine de communication sera la plus forte, le nombre sera le plus fort, l’Empire du Bien va gagner, la puissance de la démagogie, les chinois vont débarquer, c’est la fin de tout !"
Évidemment dit avec humour, n'est-ce pas, on rit avec Luchini mais c'est un rire, à certains moments, qui m'a glacée, à dire vrai. (Bon, à force d'écouter aussi le "c'est fini!")

Et de l'autre, Finkielkraut qui dit presque dans un cri! en citant une phrase de Muray : "Elle est très belle, et moi toute ma vie, ma pensée et ma vie, si j’ose m’exprimer avec cette emphase un peu ridicule, proteste contre cette phrase, je me refuserais toujours à lui laisser le dernier mot, mais je la trouve absolument extraordinaire" et aussi : " Quelle va être ma voix, ma voix va t-elle se joindre au chœur, vais-je être partie prenante de cette voix de harpie de la culture ?…[FL : mais elle va être récupérée Alain] Mais je n’en sais rien ! Récupérée peut-être mais je voudrais qu’elle fasse entendre, c’est cela mon propos, mon obsession quand je parle et quand j’écris un autre son de cloche. Après, la récupération peut-être, l’adhésion sûrement pas."

"L'adhésion sûrement pas!" Vous entendez ? Après la béquille entre crochets de Luchini, "mais elle va être récupérée Alain", on se dit :  Finky est à terre, on a senti toute l'angoisse de son interrogation, que va devenir sa voix, sera t-elle autre que celle de la masse indifférenciée?
Et bien non! Il se redresse, il se retourne, par terre, et lui envoie son pied dans les jambes de Luchini! Par son : "adhésion sûrement pas! " Quel magnifique retournement!

Voyez-vous, quand j'écoutais et j'écrivais cette émission, c'était deux combattants que je voyais devant moi et je comptais les coups gagnants. Mais c'était difficile, car les deux étaient très bons et ils usaient d'armes fort efficaces (Cioran, Muray, Malraux etc...)
Luchini a fort bien perçu le point fort de Finkielkraut : "Un jour on fera… mais il faudrait que vous ayez une vanité plus grande…"
Cette humilité de Finkielkraut, unie à une honnêteté intellectuelle hors-norme, oui, Luchini savait que la partie allait être difficile.

Et puis bien sûr, l'estocade finale, l'arme secrète de Finky : "Je ne suis pas optimiste mais j'ai un enfant." Luchini a bien tenté de citer une phrase enragée de Cioran : "« Si j’avais un enfant, ma présence, ma connaissance intuitive de l’avenir est telle que je l’étranglerais à la minute. », c'était trop tard, le coup de Finkielkraut était assené et imparable. Merveilleuse émission!!
Luchini dit à un moment donné que cette émission ne remplace pas le théâtre mais j'ai comme eu le sentiment qu'une pièce se jouait, et elle était importante, cette pièce, elle avait quelque chose de vital. Voilà.



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Alain Finkielkraut : « L’époque qui commence est une tête à claques qui de vient jour après jour un peu plus agréable de gifler » Je suis de ceux à qui l’auteur de cette phrase prometteuse manque cruellement. Je porte le deuil du gifleur incomparable et je pense à lui, à son autre rire, à chaque fois que j’entends les railleries et les saillies de ceux qu’il appelait « les séditieux de synthèse » ou « les émeutiers postiches » ou les « mutins de Panurge » et dont il disait que leurs mauvaises pensées étaient élevées dans la vaste zone de stabulation bétonnée de la correction et du consensus.
J’ai donc appris avec une grande reconnaissance que Fabrice Luchini proposait des lectures de Philippe Muray le samedi et le dimanche, en matinée, au théâtre de l’Atelier, place Charles D., à Paris. Avec une grande reconnaissance et une certaine surprise : après la Fontaine, après Céline, après Flaubert, après Barthes, après Chrétien de Troyes, après tous ces classiques, qu’est-ce qui vous a conduit, Fabrice Luchini, à Philippe Muray ?

Fabrice Luchini :
C’est la femme de Philippe Muray. Je connaissais de Muray très peu de choses… Yasmina Reza m’avait donné à lire un ou deux textes un peu compliqués, les Entretiens avec Elisabeth Lévy, et j’avais certainement lu quelques articles. Je me rappelle très bien d’un article qui disait : «  De tous temps tout était irrespirable » et ça m’avait beaucoup plu… « De tout temps tout était irrespirable », je savais qu’il avait écrit un « Céline » qui était un peu pour moi un peu trop pointu…j’avais tenté de le lire…et…heu…Sa femme, Anne Muray, m’a demandé, par l’intermédiaire d’un ami, de vouloir, -puisque son mari était mort- de faire une lecture à la Société des Gens de Lettres. Et j’ai fait cette lecture qu’elle m’a organisée autour de textes importants comme « Les emplois de Martine Aubry », etc… Et cette lecture a donné l’impression que l’oralité, l’efficacité, -je ne dis pas la dramaturgie- la puissance comique de Muray était peut-être intéressante à re-confronter à une lecture très sérieuse dans le sens d’un vrai théâtre et j’ai commencé une série qui était très courte et qui va s’avérer très longue car le spectacle maintenant -pas en dialectique mais avec quelques apports de Cioran et quelques petits apports de Nietzsche ou de Péguy ou des choses selon… J’avais toujours espéré faire après le gros gros gros « ramdam » du dernier spectacle où j’étais dans des salles de 2000 places, je voulais revenir à quelque chose d’antipathique, je voulais revenir à quelque chose de pas facile, de rugueux et je voulais bien l’idée de faire un spectacle de Thomas Bernard, de Schopenhauer, quatre grands désespérés pessimistes pour que les gens sortent accablés. C’était une manière comme ça, dandy de ma part de dire :  voilà, on ne va pas être condamné à la séduction. Évidemment je tombe sur Muray et c’est incroyable parce que Muray a des vertus « moliéresques », des vertus d’efficacité, les gens rient comme s’ils étaient à un spectacle de Bigard… C’est effrayant : ils rient beaucoup.

F : Alors, les textes, c’est Anne Muray qui les choisi avec vous [FB : « oui »] Est-ce que depuis, vous vous êtes familiarisé avec la pensée de Muray, depuis les premières lectures que vous aviez faites ?– comme vous dites, un peu comme ça, superficielles et sporadiques. Quels critères qui ont présidé au choix ? Éventuellement en lire certaines ?

FL : Alors, les critères : elle m’a donné des textes… La Mairie de Paris [rires] nous faisait une fête plus et j’avais eu l’idée de peut-être dire : tiens ! Et si pour la Mairie de Paris puisqu’ils veulent faire la fête du théâtre dans chaque quartier… Bon, écoutez : elle m’a donné un nombre de textes ; ces textes mettent en scène le grand, l’unique dialecticien de notre époque, c’est à dire quelqu’un qui a osé s’opposer à la Doxa du « tout-festif », du « tout-bien », du tout-sympa », du « tout-merveilleux », du « tout-beau », du « tout-enfant », du « tout du tout du tout-festif ». Et derrière ce concept, il devient, de moraliste quasiment un philosophe, parce que, si j’en crois les concepts de Deleuze, être philosophe c’est inventer un concept ; je pense que Muray, en attaquant la Doxa générale depuis les années 60 -c’est à dire le Bien-pensant, le Festif pour toujours, le Culturel pour tout le monde-, il est le seul qui… :  comme un nouveau son, on s’aperçoit qu’en écoutant sa voix, on écoute quelqu’un qui a osé dialectiser et mettre en opposé ce qui est normalement… qui ne fait plus débat pour parler dans les termes de Muray. C’est à dire le Festif, le Culturel. Je sentais -et je vous cède tout de suite la parole-, je sentais bien que le « Tout-Culturel » allait anéantir l’Art. Je me rappelle d’ailleurs d’une de vos phrases, vous Finkielkraut, quand vous disiez que le Culturel, quand dans un autre mot qui passe en contrebande et devient sociaux-culturel, il n’y a plus d’Art, il n’y a plus qu’une Mécanique à ordres. Et là Muray l’a mis en concept. Ça n’est pas compliqué en réalité, parce qu’on dirait que c’est une émission « intello », ça n’est pas « intello » du tout ! La thèse de Muray c’est que le Festif est un Parti de l’Ordre. Et derrière le Festif il y a du fascisme.

F : Alors, justement, le Festif… j’ai sous les yeux un texte intitulé « Homo Festivus » dont je voudrais lire quelques extraits pour, en effet, que nous voyions de quoi il s’agit chez Muray. En juillet 1996, comme chaque année à la même époque la ville de Berlin a été la proie d’une de ces fêtes musicales monumentales et totalitaires dont notre fin de siècle a le secret. Ce sont les gigantesques « Love-Parade » de Berlin. « Quelques jours plutôt, dit-il, un journaliste du Monde vantait l’initiative du maire de N., Pas de Calais, qui avait eu l’idée remarquable de transformer certains terrils de son agglomération en pistes de ski synthétiques jaune et vert fluo. Ainsi, les petits enfants des anciennes Gueules Noires du bassin minier pourraient-ils désormais goûter tous les plaisirs des amateurs de la glisse. » Troisième exemple : « à Brest, ce même mois de juillet, c’est une autre marée humaine dont on a salué l’apparition tout au long des quais, un rassemblement formidable de spectateurs piétinant dans l’espoir d’admirer des bateaux du passé, des goélettes hollandaises et des voiliers de légendes. » Voici le commentaire de Muray : « Des milliers de jeunes de la Love-Parade berlinoise, éventrant toute une ville de leur vacarme d’apocalypse hilare, deviennent des agents de l’amour universel. Les amateurs de voiliers de légende embouteillés sans remède dans l’obscurité des tunnels de l’arsenal de Brest, représentent l’avant-garde admirable d’une humanité vouée à la déambulation approbative dans un monde qui se ré-aménage à toute allure en espaces de loisir. Quant aux skieurs descendant les terrils du Pas de Calais, barbouillés de vert fluo, ce ne sont même plus des pentes de neige virtuelle qu’ils dévalent, ce sont les bienfaits en soi de la modernité carnavalisée. »
Voilà un peu le « Festif » selon Muray.

FL : Ce qui est étonnant c’est que personne n’aurait osé contester, sur le papier, cette Doxa là ! Qui oserait dire qu’un festival qui réunit des gens malheureux, désœuvrés, qui n’ont pas d’argent, qui oserait, à part Muray -oser dire que ce qui apparaît comme l’Empire du Bien, un truc vraiment bien, comme tout animateur politique le souhaite, occuper les gens, les entraîner à ce qu’ils appellent la culture !-, comment se fait-il qu’il y ait quelqu’un qui ose dire, je soupçonne derrière tout ça une aliénation hallucinante, qui ne soit pas un raseur, qui ne soit pas un moraliste pénible, un réac épouvantable mais quelqu’un qui dit : voilà, cet Empire du Bien, ces intentions prodigieusement bonnes ont, derrière, une dimension tragique. Et Muray le photographie, le met en scène et met en scène que derrière le Festif, derrière le sympa, derrière le global il y a la mort du réel.
C’est pas moral, la position de Muray, c’est pas : oh les gens s’amusent, c’est chiant ! Non ! Les gens s’amusent d’une certaine manière qui dénie la réalité, qui crée la mort de la Vie et la mort de l’Art. C’est drôle d’ailleurs –et je vous laisse parler-, quand on le théorise, c’est pauvre, et quand on le lit au théâtre de l’Atelier, la pensée devient une incarnation et devient…incarnée et chair, charnelle.

F : Et les gens sont heureux, en effet, parce qu’ils se sentent, momentanément, le temps de la lecture, délivrés, précisément, de cette Doxa qui ne cesse de peser sur eux.
Mais aussi il y a un paradoxe que je voudrais faire apparaître : je lis moins bien que vous mais ce que je lis n’a pas besoin de moi pour être incroyablement drôle, triste et drôle à la fois, comme ces anciens mineurs transformés dans un autre bassin sidérurgique en Stroumphs ! Mais ces terrils devenus pistes de ski vert fluo, on se dit, mais ça n’est pas possible, c’est drôle ! Et là, il y a un paradoxe, pourquoi ? Parce que, aujourd’hui, il y a une sorte d’extension du domaine du rire : on rit partout, on rit tout le temps, et, en même temps, une réduction par la Doxa, un rétrécissement du domaine du risible. Parce que de quoi rit-on ? A part de la taille et des tics du Président de la République. Notre société, avec ses I-phone, ses I-pode, ses I-pad et sa fête généralisée, ne sait plus rire d’elle-même ; elle se défausse de sa propre risibilité sur ses bouc-émissaires, ses victimes expiatoires que sont devenus les hommes politiques et notamment les gouvernants. C’est cela, moi, qui me frappe ! Tout d’un coup, on ne savait pas à quel point nous étions nous-mêmes risibles, à quel point notre époque était elle-même risible, il me semble que Muray le rappelle opportunément.

FL : En plus,[expression incomprise] ça c’est le fond de commerce de l’humoriste salarié… Le génie de Muray c’est qu’effectivement… d’ailleurs la crainte qu’on pourrait avoir c’est que si ça continue à l’Atelier, ça va devenir une fête de plus, parce que les gens hurlent de rire, les gens entendent des choses absolument abominables sur « l’infantéisme » –c’est à dire sa thèse de la régression de l’enfant-roi qui devient une régression du « moi » projeté-, ils entendent l’irréalité des nouveaux métiers de Martine Aubry, tout le monde est ravi, et ils entendent des poèmes irrésistibles et tout le monde se marre ! Donc faudrait pas que ça devienne festif du tout du tout du tout ! Mais en même temps, il a écrit des choses sur le risible mais son attaque –à mon avis-, son attaque est immense… Je ne sais pas s’il a écrit contre les amuseurs mécaniques  ou contre le fond de commerce du risible constamment…[F : peut-être pas…] Il a écrit des choses, Alain, qui s’appelle « Un crise du risible » mais il n’a pas tellement attaqué ce qu’on appelle les amuseurs mécaniques… [F : non parce que ça n’existait pas avec la même force ! Il est mort trop tôt !] Oui, il est mort il y a quatre ans ou cinq ans…

F : ça déferle depuis ! C’était, si j’ose dire, cantonné à Canal + ! C’est quand même Canal + qui essaime ! Le service public est totalement transformé ! Il y a une dictature de Canal + sur le service public !…

FL : Alors cette dictature, Alain, ce serait réduire notre grand Muray de penser que cet épiphénomène qui vous intéresse beaucoup [F : qui m’inquiète énormément]…Oui, moi, il ne m’inquiète pas parce que je pense qu’ils sont très bien payés, que c’est des fonds de commerce d’indignation. C’est plutôt moral, et moi je ne vais pas parler trop de ça, mais c’est la posture gauchisante, socialisante du comique très bien payé qui est ennuyeux, rasoir et peu talentueux. Quand on imagine l’efficacité des textes de Muray, quand Muray commence en disant –vous permettez ?[F : bien sûr !]- : « Un bataillon d’agents de développement du patrimoine ouvre la marche, suivi presque aussitôt par un peloton d’accompagnateurs de détenus, puis arrivent en rangs serrés les compagnies d’agents de gestion locative, d’agents polyvalents, d’agents d’ambiance, d’adjoints de sécurité, de coordinateurs petite enfance, d’agents d’entretien d’espaces naturels, d’agents de médiation, d’aide éducateurs en temps péri-scolaire, d’agents d’accueil, des victime et j’en passe énormément. Ferme le cortège un petit groupe hilare d’accompagnateurs de personnes dépendantes placées en institution, talonné par des re-découvreurs de l’histoire des villes et des promoteurs des ressources touristiques en direction des pays émergents. Musique. Vers le ciel d’azur s’envolent des ballons, un camion-grue déguisé en sapin de Noël s’élance en grondant, la foule massée des deux côtés de l’avenue applaudit sauvagement, le monde retrouve enfin sa base. Le Patrimoine est rassuré, la Petite Enfance respire. Le Tissu Social en cour de réparation frémit d’aise les réjouissances ne font que commencer. Non non non il ne s’agit pas d’une parade des arts de la rue, il s’agit des nouveaux emplois-jeunes de Martine Aubry, réunis dans un rassemblement imaginaire tel qu’il pourrait se présenter à l’occasion d’une fête géante, une sorte de , je  sais pas moi, une sorte d’Halloween à l’échelle nationale, une Love-Parade en plein Paris, une Job-Pride mais oui pourquoi pas ?! Une Job-Pride. »

 Et là c’est le début de ma lecture ; au début il y a du Cioran, et là on montre que les nominations linguistiques qui n’existent plus, et là Muray attaque de front la Gauche, la Droite, ce qu’il appelle les « créateurs événementiels » parce que souvent tu entends quand tu vas  à France-Inter faire l’émission « Les fous du Roi » quelques comiques qui disent : « Ah mais Muray ! Quand même… » Mais quand même, ils reconnaissent évidemment le génie. Pourquoi le génie ? Parce que c’est Devos réuni à Desproges, c’est à dire qu’en plus de tout cette grande puissance comique de Muray, c’est cela qui certainement a une efficacité au théâtre. Je ne pense pas que la pensée de Muray est comprise…
On la dira tout à l’heure, celle qui résume tout sur Malraux. Mais là, la lecture… Allez-y ! [F : non, allez-y]. Non, parce que votre axe sur le comique comme inquiétant, je ne le partage pas mais je ne me dégonfle pas : pour moi, le fond de commerce de l’indignation du rebelle salarié très bien est pitoyable.

F : Alors, d’abord je trouve en effet que ce texte, « Martine Aubry fait concurrence à l’état civil » absolument extraordinaire ; il est très beau que vous ouvriez votre spectacle avec ce texte et d’ailleurs, les gens sont absolument saisis ! Ils rient, mais c’est un rire intelligent si je puis dire… Ils voient quelque chose se révéler de la société moderne et il est beaucoup plus intelligent que tous les sociologues, Muray, en l’occurrence parce qu’il voit ce basculement dans le monde du tertiaire. Les emplois industriels disparaissent, le tertiaire fait la loi, le monde des services -et des services de plus en plus singuliers, bizarres, stupides- qui prolifère absolument. Muray le dit merveilleusement.

FL : Et le comique qui en sort… Mais alors un contestataire de vous dirait : « Mais alors, vous, Finkielkraut, vous voulez le Bon, le Mal, vous toujours en train de nous emmerder à nous dire il faut rire bien, il faut rire mal [F : alors je vais vous dire…], chez Muray on rit bien, chez les couillons on rit mal …

F : Je vais m’expliquer…D’abord, même en émettant une certaine réserve vis à vis du rire de Muray… [FL : ça m’intéresserait votre réserve !] J’aime énormément le lire et je ne peux pas le lire à très haute dose parce que c’est un rire exclusivement satirique. C’est le rire du « Désaccord parfait » pour reprendre un de ses titres avec une modernité, une post-modernité qu’il vomit et il a beaucoup d’arguments. Et là j’ai lu un texte d’un  grand humoriste, extraordinaire, écrivain merveilleux de la première moitié du vingtième siècle, Chesterton. On redécouvre aujourd’hui, on n’a pas fini de le redécouvrir… Mais il fait une distinction entre l’humour et l’esprit. Il dit : « L’esprit et la raison sont fauteuils de juge. Et si les offenseurs sont parfois touchés, le juge, lui, ne l’est jamais. L’humour, pour sa part comporte toujours l’idée que l’humoriste en personne est en position de faiblesse et qu’il est pris dans les imbroglios et les contradictions de la vie des hommes. » Muray n’est pas lui-même en position de faiblesse ; c’est l’apothéose de l’esprit et non celle de l’humour au sens de Chesterton. Mais là je reviens au rire que je n’aime pas, à la satire d’aujourd’hui, parce que celle-ci n’a ni esprit ni humour et je m’inquiète d’elle parce que je la vois comme le bras armé de la correction politique, le gourdin de la bien-pensance, elle tape non où ça fait mal, elle tape là où ça fait du bien à l’idéologie dominante. Voilà pourquoi je me suis en effet indigné des éditoriaux de Stéphane Guillon sur Eric Besson, parce qu’on n’avait pas besoin de lui pour dire du mal d’Eric Besson mais il est allé jusqu’au bout ! C’est à dire il en a fait un avis ! Et la bien-pensance a applaudit. Donc, c’est un rire, c’est une satire qui ne pulvérise pas les stéréotypes, qui les radicalise, qui les « hystérise », qui les « pittbullise » et qui les déchaîne ! Et ça, je n’aime pas que le rire se mette du côté du lynchage.

FL : Je comprends très bien mais la puissance des textes des grands, des génies est là, même si Muray n’est pas Céline, même si Muray n’est pas Flaubert ; lisons les Correspondances de Flaubert les grands textes de Céline et on revoit immédiatement ce qu’est le talent, le génie et il ne faut surtout pas attaquer ces professionnels, ces salariés du comique, je ne les attaquerais pas, moi, d’un point de vue moral parce qu’ils ne comprendraient rien mais il faut les attaquer sur le fait que c’est des nains à côté d’un grand comique qui est Muray ou qui est Céline. Quand Céline dit, « chez eux c’est un plus gai que chez les Henrouilles, il y faisait bon, pas sinistre comme là-bas, seulement vilain, tranquillement. » Ce mec qui sort « seulement vilain, tranquillement », ça tue tout ce qui a été dit depuis 150 ans à Canal + et à  France-Inter parce que c’est génialement drôle et que les autres qui sont des professionnels et qui sont des salariés et qui en plus gagnent très bien leur vie, sont des gens qui sont pauvres par rapport aux grands comiques.

F : Mais je ne leur reprocherais pas de gagner leur vie mais ce que j’attaque à travers eux c’est que, comme vous le disiez tout à l’heure, la Doxa, une Doxa absolument étouffante et d’autant plus étouffante -et là nous retrouvons Muray- qu’elle se pare des plumes de paon de la rébellion ! [FL : et l’indignation… les sans-papiers…le pauvre et puis le boursier immonde…] Le transgressif ! Le subversif ! On est toujours dans l’insurrection et la subversion, voilà .

FL : Et puis sont toujours du côté de la Bourse immonde, comme si on n’était de leur côté on serait d’ignobles « quatre-quarante » incarnés avec les couilles remplies d’or, etc, oui parce que c’est le bien et c’est le mal… Mais voilà… moi, je ne les nomme pas… Parlons d’autre chose que d’eux, parlons de choses… qu’est-ce que vous aimeriez… parce que…

F : Parlons du débat peut-être ?

FL : Alors le débat… Alors la thèse du débat… Je ne l’ai pas sur moi le débat…[F : moi je l’ai !!] Ah c’est merveilleux le débat parce que le débat c’est l’idée que Muray –et c’est assez Nietzschéen d’ailleurs-, l’idée de Muray c’est qu’il ne faudrait jamais débattre. Pourquoi ? Parce que plus il y a du débat et plus il y a de la perte de réel. Aucun débat ne pourra produire plus de compréhension de la réalité, au contraire, le débat part de l’illusion que c’est une réunion de gens comme grégaires et en même temps ensembles qui frottent leur psychisme comme les gens frottent les babouches et pensent que ce frottement va créer une idée de génie, c’est merveilleux… Vous l’avez là ? [F : oui, p 163-165] Allons à l’essentiel, je vais faire des coupes, je me rappelle à peu près : « Il ne faudrait jamais débattre. Le débat, comme le reste dans notre univers d’intransitivité galopante a perdu son complément d’objet. On débat avant de se demander de quoi, l’important est de se rassembler, le débat est devenu une manie solitaire qu’on pratique à 10, 150, à 100, un stéréotype célibataire en même temps que grégaire, une façon d’être ensemble, un magma d’entregloses qui permet de se consoler sans cesse de ne jamais atteindre seul à rien de magistral. Il ne faudrait jamais débattre. »
Ce qui est merveilleux c’est que je vous passe plein de moments, quand il dit : « Et ceux qui font parti du débat ? Se rendent-ils comptent tout de suite qu’ils sont dans un faux débat ? Et quand ils sont dans un faux débat, ont-ils le droit de sortir en portant plainte pour usage et faux et faux débat ? Ou ils espèrent que c’est le prochain débat ? » Et la succession du mot débat prend une dimension immense, ça devient du Raymond Devos inspiré, c’est à dire qu’il arrive à dire : « Et ceux qui font des débats, se rendent-ils comptent qu’ils sont dans un vrai débat ? Ou ont-ils l’impression que c’est le prochain débat qui sera le bon ? Et quand ils sentent qu’ils sont dans le mauvais débat, ont-ils le droit de porter plainte pour faux et usage de faux débat ? » Là, on voit le Muray très très bon…

F : Excellent Muray, je pense que c’est même mieux que Raymond Devos parce que ça dit vraiment quelque chose du monde réel, de cette intoxication par le débat mais il y a aussi un passage que je voudrais lire, dans la continuité, de ce que vous venez de faire, Fabrice Luchini, d’ailleurs que vous lisez dans votre spectacle : « Les mêmes qui réclament de vrais débats, se félicitent aussi dans le même temps que des choses de plus en plus nombreuses ne fassent plus débat. La multiplication extatique des débats s’appuie sans le savoir sur l’accroissement perpétuel de tout ce qui, au fur et à mesure que se multiplient les inventions les plus monstrueuses, ne fait plus débat. » Et vous lisez un peu plus loi : « Il est bien évident que Paris-Plage ne fait plus débat, la Nuit Blanche non plus, pas davantage que la Gay-Pride, la Techno-Parade et d’autres monstruosités qui devraient être des objets de pensée et des objets de risée. » Et alors là, moi je pense à une réalité beaucoup plus actuelle, qui nous ramène à nos amuseurs –mais je les laisse de côté rassurez-vous- : l’identité nationale ! On a voulu faire un débat sur l’identité nationale, Médiapart a publié un texte qui était vraiment une offrande à Muray : nous ne débattrons pas ! 45000 signatures d’intellectuels et de citoyens en colère. Nous ne débattrons pas, l’identité nationale ne fait pas débat. Et là, nous sommes au cœur, me semble t-il, de la pensée de Muray parce qu’il a mis le doigt sur la grande équivoque démocratique. D’un côté la démocratie, c’est la mise en forme de la coexistence humaine, telle qu’aucune opinion ne prévale par nature ou par statut. Donc on discute de tout. Mais d’un autre côté, la démocratie c’est une dynamique, c’est un mouvement, c’est l’égalité, le développement graduel de l’égalité des conditions, dit Tocqueville. Donc c’est à la fois une scène et un processus. Et aujourd’hui, les cavaliers du processus occupent la scène. Et il nous disent ce qui est démocratique et ce qui n’est pas démocratique et l’identité nationale n’est pas démocratique. L’hostilité au mariage homosexuel n’est pas démocratique. L’opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne n’est pas démocratique. Et je me souviens d’un débat, si j’ose dire, d’une conversation télévisée entre Edwy Plenel et Daniel Lindenberg, je cite Daniel Lindenberg -parce qu’il a écrit  : « Les nouveaux réactionnaires » et Philippe Muray était dans la liste et il lui a répondu un texte qui figure je crois dans « Modernes contre modernes », « Les nouveaux actionnaires »- et ils disent, ils s’étranglent d’indignation, pourquoi ? Parce que on a voulu créer un débat, poli, autour de cette question de l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne, au lieu de s’indigner, simplement, qu’on puisse mettre en cause cette intégration qui, démocratiquement va de soi. Et ça, Muray l’a vu admirablement et c’est pour cela d’ailleurs qu’il parle aujourd’hui de la « démocratie terminale ». On va vers l’indifférenciation, le mélange, le métissage, -un des grands mots du jour aussi- et Muray justement pointe, si vous voulez, l’absurdité ultime de cette obsession du débat dans une société qui est de plus en plus sectaire et de plus en plus dogmatique.

FL : Ce qui serait étonnant ce serait d’imaginer que des professionnels de l’événementiel, comme dit Muray, imaginons gentiment, imaginons Martine Aubry ou Bertrand Delanoë… Mais face à Muray, d’abord ils n’auraient peut-être quasiment pas la richesse, le temps, le nihilisme nécessaire. Parce que, quand même ! Quand on lit Muray sérieusement, le réel est foutu, il n’y a plus de réel, c’est la fin du monde, c’est foutu, et c’est pourquoi je le mettais souvent en dialectique avec Cioran parce que Cioran, pour moi, est très intéressant dans la mesure ou Cioran veut faire taire et mourir en lui tout espoir. A un moment, Cioran dit : « Je ne suis absolument pas réactionnaire, je suis pour toutes les réformes, tout ce que vous voulez, tous les systèmes que vous désirez. Il n’empêche : l’homme n’en a plus pour longtemps. »
Et vous savez la grande dialectique entre Gauche et Droite souvent et qui vous fait que par exemple, dans un parcours comme le mien : j’ai commencé Céline, Flaubert, Baudelaire bientôt, que c’est plutôt des penseurs négatifs, tristes, parce que c’est la réalité, que la bonne, bienveillante pensée, le bon sentiment produit jamais de grande littérature, c’est un lieu commun mais c’est très important de le dire.
Mais moi, ce qui m’intéresserait beaucoup, c’est, à ce spectacle là par exemple, à l’Atelier, c’est que des gens viennent, Delanoë vienne, Jack Lang vienne, parce que il y a tellement
d’arguments aristocratiques –au sens Nietzschéen du terme ! au sens hiérarchique, pas au sens politique !-, tellement brillants qu’ils ne pourraient plus agir ! Lire Muray ne peut plus faire de toi un homme politique ! Quand j’ai dit une fois au Président de la République dans ma loge la phrase de Paul Valéry : « Que de choses il faut ignorer pour agir » hé bien ç’aurait pu être aussi bien un président de gauche ou de droite, peu importe ! Il est évident que des penseurs comme Muray sont des penseurs de la suspicion absolue sur les mystifications. Un homme politique ne s’occupe que de mystifications ! La pauvre Martine Aubry le dit elle-même, et elle est bien obligée d’inventer du sens, si on donne dans les écoles du Muray, du Baudelaire, du Rimbaud et un peu de Nietzsche, il n’y aura plus de manifs. Mais il y aura des suicides ! Donc les créateurs d’événementiel sont bien obligés d’inventer du sens ! Le génie de Muray c’est de s’opposer à la… quelle est sa phrase exacte ? « Un roman qui n’opère pas une trouée dans la réalité de propagande du réel, à quoi ça sert ? » Hé bien tous les hommes de pouvoir sont obligés de créer de la propagande, quelle soit marxiste ou capitaliste libérale et ce qui est merveilleux dans les grands écrivains, ils font une trouée à l’égard de la Doxa, ils sont à l’opposé des crétins qui disent « Oh Muray c’est un réac ! T’as vu son rapport à la culture et gna gna gna…» Mais pauvres cons ! Il aimait l’Art ! Profondément ! Il détestait le sociaux-culturel Et ce sera le moment, dans quelques minutes, de lire ce petit texte sur Malraux car même cinquante minutes on n’a pas le temps comme dirait Muray : de débattre ; j’aurais adoré vous dire deux-trois poèmes très courts qui auraient été comiques pour montrer à quel point il est du bon côté du rire, le rire Nietzschéen c’est à dire le rire magnifique : comment je regarde un livre. Je l’ouvre en me demandant, cet auteur –dit Nietzsche- sait-il marcher ou mieux, sait-il danser ? Comme son livre est vite refermé !

F : Alors, j’ai quand même envie de prendre, avant de vous laisser –et nous avons le temps- lire ce texte extraordinaire sur Malraux de Muray, qui est dans votre spectacle, d’abord défendre un peu les hommes politiques. Pitié pour les hommes politiques qui sont assaillis de toute part et qui ne sont pas obligés de tomber dans cette propagande délirante pour la société hyper festive et qui seraient bien avisés… [FL : Mais Alain, ils ne seraient plus élus !] On ne sait pas ! On ne sait pas ! Mais il est clair qu’ils ont créé une certaine idée de la culture à laquelle ils sont très attachés…

FL : Puisque apparemment en démocratie ! Pour tous nos auditeurs (le mec qui se prend responsable de France-Culture !), pour tous nos auditeurs il faut quand même savoir évidemment, apparemment sur le papier c’est du bon côté, ça part du bon côté, c’est pour la culture et alors ?

F : Alors justement ! Là il y a une chose, un passage que je voudrais lire que je trouve tout à fait extraordinaire et c’est à nous tous qui sommes, malgré tout, dans la culture et pas forcément dans le culturel, d’en prendre de la graine : c’est extrait de « Après l’histoire ». C’est une histoire justement, qui se passe en plein Limousin, à Vassivière  [FL : c’est déjà comique…] ; ça on l’apprend où ? Dans Télérama… On a créé dans le Limousin un centre d’art contemporain dont l’architecture est paraît-il : « un mélange de hangar, de temple grec et d’écurie avec au bout du monument un phare Breton » ce qui est déjà par soi-même, commente Muray, tout un programme. Et le directeur de ce centre d’art contemporain a cette phrase incroyable : « En Limousin, si on veut s’en sortir, il nous faut passer du cul des vaches à la modernité, pas bientôt mais tout de suite ! » [rires de FL] Et à ce moment-là Muray se lance dans une évocation extraordinairement poétique, il faut bien le dire, des vaches : « Les vaches, les tendres vaches traînant au doux mufle tremblant, avec leur bonne odeur de boue et de lenteur, leurs mugissements mélancoliques et la rondeur de leurs énormes flancs et leur élégance gargantuesque, sont donc mis en opposition avec un art indéfendable ; il est expressément conseillé de préférer celui-ci à celles-là. Et même les merveilleuses vaches que l’on voit entassées comme des masses de nuages roses et blancs dans les admirables esquisses d’Eugène Boudin ou parfois elles ne sont plus que des soupirs de brume sombre, des taches vagues flottant entre le ciel et l’herbe, toutes ces vaches en série et si méconnues et dont je n’ai jamais compris qu’elles ne soient pas traitées avec le même respect que les nymphéas de Monet ou ces cathédrales de Rouen, ne sont probablement elles aussi, que des vulgarités aux yeux du Festiviste et des obstacles à renverser sur le chemin du pays des merveilles moderne. Le paysan regardait passer les vaches, il se doit maintenant de manger la vache enragée de l’art contemporain. » Et pour enfoncer le clou il a cette autre citation, du directeur de ce centre : « Aujourd’hui, une gigantesque trame faite de toutes sortes de maillons et de rhizomes, réunit installations, textes, sons, photos. Nous devons exprimer toute cette générosité ambiante sans faire le tri. Les visiteurs se sentiront plus à l’aise dans un environnement qui exprime mieux l’air du temps, un centre d’art n’est pas un musée mais un lieu de vie. »
Alors oui, on aimerait que les hommes politiques, en charge de la culture, et que tous les apparatchiks de la culture aillent à votre spectacle ou lisent ce texte ! Peut-être, peut-être prendraient-ils conscience de ce qu’ils font et de ce qu’ils détruisent.
FL : Je viens de prendre conscience, je viens de prendre conscience, d’une manière extraordinaire, qu’il y a chez Finkielkraut, un véritable optimiste !! Il n’est absolument pas nihiliste, il espère encore quelque chose, il n’est pas Murayen –on voit bien que chez Muray il y a la fin de l’histoire, il y a la fin de la géographie-, il n’est pas disciple de Cioran, il ne cherche pas l’anéantissement… L’idée qu’il pense qu’un jour les choses iront mieux avec des hommes politiques providentiels mais la phrase de Nietzsche résume tout : « C’est très grave : tout finira dans la canaille . » C’est fini, Alain, vos combats vous devriez maintenant les mettre à la lumière de Cioran, indifférence, la phrase de Flaubert : « Qu’ils disent du mal de moi derrière seulement, mon cul vous contemple… » Il y a chez Finkielkraut un espoir… Il n’y a aucun espoir ! La machine de communication sera la plus forte, le nombre sera le plus fort, l’Empire du Bien va gagner, la puissance de la démagogie, les chinois vont débarquer, c’est la fin de tout ! On va écouter Malraux… ah pas tout de suite ? [F : non pas tout de suite…ça vous ennuie ?] Non, je me mets à votre rythme mais j’ai ressenti : finalement Finkielkraut n’est pas nihiliste… [F : Non] Beaucoup moins que moi en tous cas, parce que une fois un grec se promenait en Grèce, il a vu Socrate et il a dit à Socrate que cet homme –c’est Nietzsche qui écrit-, que cet homme incarne le ressentiment et comme cet homme est laid et Socrate a répondu : « comme il me connaît bien ! » Et bien ! Chez Finkielkraut, il y a l’envie de dépasser le ressentiment et même de pratiquer le concept carrément judéo-chrétien de l’espoir du mieux.

F : Alors, deux choses : premièrement, c’est vous qui avez parlé des hommes politiques et j’ai dit, oui, voilà ce qui pourrait, en effet, leur être utile ; deuxièmement, je ne suis pas optimiste mais j’ai un enfant. Voilà : ça, ça oblige un peu à prendre soin d’un avenir qui ne s’annonce pas très gai. Troisièmement…

FL : Vous connaissez Cioran, la phrase : « Si j’avais un enfant, ma présence, ma connaissance intuitive de l’avenir est telle que je l’étranglerais à la minute. »

F : Oui moi j’ai le mien, qui n’est plus tout à fait un enfant et je ne me livrerai pas à cette extrémité [rires de FL], alors, cela étant : j’ai beaucoup admiré, dans votre spectacle justement, la mise en relation de Cioran et de Muray, d’autant que souvent on reproche à Cioran une certaine affectation dans le désespoir, une certaine coquetterie du pessimisme -et la phrase que vous avez lue est justiciable de cette critique-, mais moi, je lis son désespoir autrement : j’en aime, si vous voulez, le côté absolument désopilant. Il déchire le voile ou le rideau des illusions sentimentales et je voudrais en lire une phrase, à laquelle je n’adhère pas complètement mais qui me fait énormément rire : « A tel point le doute sur soi travaille les êtres, que pour y remédier ils ont inventé l’amour, pacte tacite entre deux malheureux pour se surestimer, pour se louanger sans vergogne. » [éclat de rire de FL]  C‘est génial, vous d’accord ?! [FL : faut que je la garde celle-là, elle est belle…] Elle est très belle, et moi toute ma vie, ma pensée et ma vie, si j’ose m’exprimer avec cette emphase un peu ridicule, proteste contre cette phrase, je me refuserais toujours à lui laisser le dernier mot, mais je la trouve absolument extraordinaire. Et face au déluge de kitch et de sentimentalité, elle est salutaire.

FL : Est-ce que je peux me permettre de dire un peu petit peu, je sais que vous n’êtes pas un fou de Céline mais ça me fait dire : « Autant ne pas se faire d’illusions, les gens n’ont rien à se dire, il ne se parlent que de leur peine à eux, chacun s’est entendu, chacun pour soi la terre pour tous, ils essaient de s’en débarrasser de leur peine sur l’autre au moment de l’amour mais alors ça ne marche pas, ils ont beau faire, ils la gardent toute entière, leur peine. » Intuition de génie, de génie ! Sur le drame du rapport amoureux.
Est-ce que vous voulez Malraux ? [F : oui, bien sûr !] Parce que là, Malraux, on n’a pas eu le temps… Cinquante minutes, c’est absolument absurde, c’est cinq heures qu’il faut pour mêler Muray, Cioran, pour mêler aussi les textes sur Jouvet qu’il a écrit… Donc on a cinquante-deux minutes… Et c’est étonnant l’espace médiatique : on n’en a jamais ! C’est là où le théâtre est vraiment un lieu exceptionnel -je vais employer des termes à la con de « résistance »- ; car au théâtre on a un sentiment d’accomplissement. On sort d’une heure cinquante de lecture : on a dit tout ce qu’il y avait à dire. Bizarrement, même un espace comme le vôtre, qui est exceptionnel, on a quand même le sentiment que tout n’est pas possible à dire. Alors, Malraux versus culture résume le génie de Muray.

Ça commence par : « On n’entend plus les voix du silence. La voix de harpie de la culture les a remplacé. Mais nul ne peut tenir Malraux pour responsable de la métamorphose funeste, de ce qu’il appelait lui, culture, en instrument de contrôle et de domestication de cette modernité à laquelle rien ni personne désormais ne doit plus échapper. Pourquoi l’Art à l’hôpital ? Parce qu’il n’y aucune raison que le territoire des biens culturels et intellectuels soit interrompu, expliquait récemment un de ces innombrables coordinateurs, agent de proximité, médiateur-clown-médecin, membre de milices poétiques [FL : chef-d’œuvre : « membre de milices poétiques »], musicien compassionnel, rénovateur des sensibilités, thérapeute des rues et autre organisateur de carnaval de chevet, que la culture enfante à jets continus. Celle-ci, en effet, n’a aucune raison de s’arrêter nulle part, elle est partout chez elle, rien ne lui résiste et c’est ce qu’elle glapit à chaque instant, la culture selon Muray, ne veut que la capitulation des ultimes réfractaires et la reconnaissance  par tous qu’ayant fusionné avec les loisirs et le tourisme, elle est notre destin, sans alternative et qu’elle se confond avec le peu qui reste de la liberté. La culture est l’autre nom de la fête qui est le cœur disciplinaire de notre société qui commence et l’organe par laquelle s’exprime le nouveau Parti de l’Ordre. Les militants de la culture sont les mercenaires de l’inéluctable. Malraux ne pouvait pas prévoir leur règne, la générosité de sa vision saccadée lui faisait regarder l’Art au contraire comme un Anti-Destin, c’est à dire comme l’ennemi de ce qui est inéluctable, donc en fin de compte, comme le seul adversaire de la mort. Il était étranger à l’ignoble chantage mortifère du nouveau qui a toujours raison : l’Art, qu’il soit littéraire ou plastique, n’exprimait jamais rien d’autre, à ses yeux, que l’idée que la partie n’est jamais et n’est pas jouée. Qu’il n’y a pas de lois, que rien ne sera jamais complètement analysé ni bouclé, qu’aucune solution jamais n’en terminera avec le moindre problème, qu’aucune réponse ne comblera jamais le désir insatiable de questions si possible insolubles et il est probable qu’il rêvait de voir offert à tous cet Anti-Destin sous le nom de culture et qu’il n’aurait jamais imaginé la transformation de cette dernière en programme de soumission des populations à l’avenir qu’on a choisi pour elles. De sorte que c’est aujourd’hui l’horreur de la culture et de son haut ou bas-clergé inamovible qui est la condition première de l’exercice de la liberté. »

Un commentaire, une minute : c’est le génie de Muray de nous expliquer qu’en réalité la culture qui est le miracle où chacun étant renvoyé à lui-même dans sa solitude, dans son rapport à lui, dans sa construction à lui-même, est confisqué, selon Muray, en faveur d’une globalité massive qui réduit l’Art dans ce qu’il a d’inéluctable pour en faire un matériau de consommation, de loisir ignoble, dans lequel il n’y a plus la vérité de la vie, il n’y a plus qu’un outil. C’est là où c’est totalement dément, presque un outil de domestication des masses ! Va dire ça à des ministres de la culture socialistes ou de droite, ils te prennent pour un dingue !

F : Domestication des masses… Peut-être aussi que c’est une réponse à la demande. Mais en tous cas, je suis très heureux, Fabrice Luchini, que vous ayez lu ce texte ici. Parce que après tout, ici, c’est France-Culture, c’est une instance et ça peut devenir –c’est tout l’enjeu- une agence du culturel ainsi défini par Philippe Muray mais aussi dans des textes moins flamboyants mais très profonds par Michel Deguy. Et donc, pour nous autres, pour moi qui fait ce type d’émission, la question se pose ! Quelle va être ma voix, ma voix va t-elle se joindre au chœur, vais-je être partie prenante de cette voix de harpie de la culture ?…[FL : mais elle va être récupérée Alain] Mais je n’en sais rien ! Récupérée peut-être mais je voudrais qu’elle fasse entendre, c’est cela mon propos, mon obsession quand je parle et quand j’écris un autre son de cloche. Après, la récupération peut-être, l’adhésion sûrement pas. En tous cas j’aimerais que tous ceux qui travaillent sur cette chaîne se posent la question – peut-être le font-ils d’ailleurs ?Loin de moi l’idée de leur adresser une critique globale- mais Muray, c’est en quelque sorte, un avertisseur, il doit nous servir sans cesse d’alerte, à nous tous, à vous aussi d’ailleurs, à nous tous qui, après tout, participons à ce monde-là. Que faisons-nous, sommes-nous partie prenante ou non ?

FL : Non, on est des collaborateurs… Les gens qui viennent à l’Atelier repartent et lisent du Christine Angot. [F : c’est pas sûr !] Ne croyez pas ça, cela fait vingt-cinq ans que tous les soirs je fais du théâtre et je sers des auteurs… Sur les mille personnes, chaque soir, faut même pas avoir la vanité de penser qu’il y en a une seule… Les gens d’ailleurs ne vous comprennent pas bien, les gens disent : « Mais vous êtes un élitiste Monsieur Finkielkraut [F : ah ça c’est vrai ! C’est encore parmi les reproches les plus gracieux qui me soient adressés !]… Le merveilleux procès… Un jour on fera… mais il faudrait que vous ayez une vanité plus grande… J’aimerais m’occuper de votre dossier à l’antenne…

F : Quand vous voulez !
Mais, pour dire encore quelques mots de Muray, parce que, vous voyez,  nous avons encore un peu de temps ! Je voudrais citer un extrait particulièrement drôle et paradoxal [FL : et je pourrais en dire trois lignes après ?] Oui bien sûr ! Chacun le sien !C’est dans le livre d’entretiens avec Elisabeth Lévy, il est question du 21 Avril et de la période de quinze jours entre ce séisme et l’élection de Jacques Chirac. Période de mobilisation anti-fasciste et notamment un 1er Mai où les mères, nous dit Muray, étaient à leur affaire : « je leur ai expliqué, disait l’une d’elle, qui avait mené ses enfants à la manifestation, que Le Pen était quelqu’un de pas gentil qui voulait que les Chinois, les Arabes, les Africains s’en aillent ; comme elles ont des copains chinois, arabes et africains, elles comprennent. Une autre parlait ainsi de son jeune fils : « Le soir du premier tour il s’est mis à pleurer, il avait peur que son copain marocain soit obligé de repartir dans son pays, j’ai qu’on ne laisserait pas faire ça ! » Et puis pour finir, cette confidence d’une autre mère : « Dans l’école de ma fille, il y a des enfants extrêmement angoissés qui se sentent en danger depuis le premier tour. Toute la semaine, la maîtresse a du gérer les maux de ventre. » Voilà, je vous laisse.

FL : Il y a deux choses, il faut que votre responsable me dise… Il y a deux minutes, une minutes, trois minutes, combien ? Trois minutes ! Allez, un tout petit peu de poème : cela s’appelle : « Tombeau pour une touriste innocente » : « Rien n’est jamais plus beau, selon Muray, qu’une touriste blonde qu’interviewent les télés nipponnes ou bavaroises juste avant que sa tête dans la jungle ne tombe sous la hache d’un pirate aux façons très courtoises. Elle était bête et triste et crédule et confiante. Elle n’avait du monde qu’une vision rassurante, elle se figurait que dans toutes les régions règne le sacro-saint principe de précaution. Pour elle, les nations étaient lieux d’élection, pour elle, les nations n’étaient que distraction, pour elle, les nations étaient bénédiction d’un bout du monde à l’autre et sans distinction. Toute petite, elle disait avoir été violée par son oncle et son père et par un autre encore… Mais elle a du attendre ses trente et un balais pour revoir brusquement ce souvenir éclore. Elle avait terminé son second CDD mais elle envisageait d’autres solutions, elle voulait travailler dans l’animation pour égayer ainsi nos fêtes de fin d’année. Elle cherchait à présent, et pour un prix modique, à faire partout régner la convivialité disent les conseils en publicité ; elle se qualifiait « d’intervenante scénique ». Elle avait pris contact avec plusieurs agences et des professionnels de la chaude ambiance, elle était, depuis peu, amie d’un vrai artiste, musicien citoyen jongleur équilibriste, grand organisateur de joyeuses sarabandes les mercredis midi et surtout les samedi, pour la satisfaction des boutiques Godasses-Land »
Dernière phrase sur Louis Jouvet parce que Muray n’est pas que l’obsessionnel qui ratiocine sur sa haine du réel, il peut avoir des moments de génie aussi sur des sujets pas uniquement ponctuels. Ma lecture se termine par cet hommage que je ne ferai pas parce que nous n’avons pas le temps, cela s’appelle : « L’éternité de Louis Jouvet » : « Il sort de ce corps de reptile du quaternaire une parole qui est la moins innocente, la moins spontanée, la moins animale qui soit. Jamais il ne s’est laissé abaisser à faire semblant de parler naturellement, mais d’imiter le bafouillis de la vraie vie, toujours à la recherche de ce qui pourrait être dit, de la façon dont on pourrait le dire en le surchargeant de recherche. Au commencement est le discontinu, construit de son style, avant ce qu’il va dire il y a sa diction qui est à ce qu’il va jouer ce que la vision  préconçue d’un grand peintre est au motif qu’il affronte. Tous les dialoguistes se sont rués pour lui mettre des phrases dans la bouche et les voir retranscrites par fragments et débris dans le marbre noir et net de son articulation pré-taillée. Ils se sont bousculés pour lui donner des répliques à casser, des répliques à tronçonner, des répliques à « émistycher» , à retransformer en morceaux choisis de bravoure. Mais ils n’ont pu lui confier que ses phrases à lui : tous les dialogues de Jouvet sont signés Jouvet. »
Et ça continue comme cela, c’est exceptionnel, c’est admirable… Et il n’y a pas d’histoire, l’Art est là… Vous savez quand les parents disent : « J’aimerais qu’il  lise Rimbaud ! », Je leur dis : «  Mais ne leur faites pas lire Rimbaud, Rimbaud a eu une vie affreuse… » Cette idée bourgeoise que la culture est chic comme bagage, c’est aussi immonde que la vision socialiste !

F : Merci Fabrice Luchini, merci d’avoir conclu notre conversation par ce magnifique « Eloge de la forme » et je rappelle donc, que le samedi et le dimanche, en matinée, vous lisez Philippe Muray au théâtre de l’Atelier, tout le long du mois de Mai et septembre, juillet, août, puis à l’étranger…