samedi 27 juin 2009

De l'idée de nation, par Alain Laurent

"Dans la perspective de l'ouverture, la référence à la nation est à manier avec prudence.Elle y divorce nécessairement de sa conception traditionnelle de type holiste, animiste et communautariste qui en fait une sorte de super-individu doté d'une "âme"(métaphore certes très signifiante, mais si ambiguë...). Et elle doit s'y séparer de tout ce qui peut servir d'alibi au nationalisme comme aux nationalisations, ou de support à une "identité nationale" figée et culturellement protectionniste (Vargas Llosa a dit tout ce qui convient à ce sujet). Mais elle demeure plus qu'opératoire : existentiellement indispensable et politiquement, démocratiquement vitale, en prenant le visage de la nation ouverte, réunissant éventuellement des nations antérieurement et historiquement séparées. Soit une libre association contractuelle d'individus-citoyens possédant des droits, liés par des valeurs et des codes partagés, auxquels peuvent sur le respect de ces bases venir s'adjoindre de nouveaux venus.Avec Bruckner, on doit convenir qu'"il faut être domicilié pour s'ouvrir sur l'extérieur et il est bon que les nations soient séparées pour exister"(2006, p 216).Ce qui invite à relégitimer la notion de frontière, en repensant son sens : "La frontière n'est pas seulement limite ou obstacle, elle est condition de l'exercice démocratique, instaure un lien durable entre ceux qu'elle abrite et donne le sentiment d'un monde commun. Elle sépare autant qu'elle réunit, elle est la porte qui ferme autant que la passerelle qui relie, elle reste ouverte sur ce dont elle écarte."(ibid)
Si le monde ne se composait que de sociétés démocratiques et était seulement peuplé d'individus spontanément respectueux des vrais droits d'autrui, les frontières ne disparaîtraient pas pour autant. Mais elles cesseraient définitivement d'être des clôtures pour devenir de simples interfaces distinguant des territoires nationaux ouverts les uns aux autres, dont les citoyens jouiraient d'une pleine liberté de circulation et d'établissement (ce qui est heureusement advenu dans l'Union européenne, où les frontières de souveraineté classiques se sont déplacées aux confins de cette communauté politique et culturelle). Ce monde irénique n'existant pas et les choses étant ce qu'elles sont au-dehors de l'Union et des sociétés ouvertes extra-européennes (conflictuelles, instables, invasives, culturellement trop hétérogènes), les frontières des nations ouvertes ne peuvent que demeurer, conservant leur fonction de sécurisation de l'ouverture interne.Contre les fumeuses et dangereuses illusions sans-frontiéristes, il revient à ces nouvelles frontières de jouer le rôle de filtres sélectifs, de coupe-feux fermant l'accès ou interdisant le séjour durable aux intolérants misogynes, aux tribalistes et ceux qui ne voient dans l'Occident qu'un immense bureau d'aide sociale planétaire auquel ils auraient inconditionnellement droit.
A l'intérieur de leurs frontières et à moins qu'ils n'aient librement consenti à s'en dessaisir en partie (si des politiciens les ont abusés sur ce point, ce renoncement perd sa légitimité), les citoyens co-propriétaires des nations ouvertes ont naturellement le droit souverain de disposer démocratiquement d'eux-mêmes - c'est la seule signification acceptable de la "souveraineté nationale".Par suite, eux seuls possèdent la prérogative de choisir les critères restrictifs de l'admission d'étrangers dans leur juridiction territoriale et de leur adoption comme nouveaux citoyens par naturalisation. Ils n'ont aucune obligation de s'adapter culturellement à l'arrivée d'intrus non invités. S'ils refusent sélectivement (si c'est totalement on sort du schéma de la société ouverte!) l'accès à leur territoire, il leur faut seulement mais impérativement respecter le droit universel des gens de ne pas être maltraités si ces derniers s'introduisent frauduleusement mais pacifiquement...(...) Personne n'a le droit de leur imposer d'accueillir qui que ce soit contre leur gré, pas plus des comités d'"experts", des camarillas d'idéologues décrétant que "l'immigration est inévitable et indispensable" ou des instances supranationales ou encore des politiciens enclins à la forfaiture morale. Ne font exception que le vrai droit d'asile aux individus persécutés pour leur attachement à la liberté individuelle ou l'accueil exceptionnel et temporaire de réfugiés pour des raisons humanitaires.
Réciproquement, un migrant n'a aucun "droit de l'homme" inconditionnel et du seul fait de sa volonté de pénétrer sans y être autorisé dans une co-propriété politique, fût-elle une société ouverte, et encore moins de s'y installer durablement en bénéficiant des droits de citoyenneté (entre autres celui de voter). Il n'a que deux droits : celui de ne pas être l'objet de violences, et aussi de ne pas être rejeté a priori à cause de sa "race", de ses origines ethniques ou géographiques et de sa religion.Trigano le dit fort justement : "L'immigrant est un demandeur. Il frappe à la porte d'une société dont il sollicite l'hospitalité. Rien, absolument rien ne lui est dû au départ"(2003,p. 88). Les citoyens d'une société ouverte n'ont de principe aucune dette à son égard. En revanche, s'il est admis à séjourner, il a des obligations : subvenir à ses propres besoins et ceux de sa famille, respecter intégralement les institutions et lois en vigueur, faire l'effort de s'adapter au contexte local. Quand on fait élection d'un pays d'adoption, on s'y adapte - afin de se faire... adopter. En émigrant, un individu doit comprendre qu'il lui faut renoncer à une partie de ses attachements culturels d'origine. Mais il peut parfaitement à titre privé conserver et manifester publiquement, hors des institutions, tous ceux qui ne contreviennent pas aux règles générales de droit commun : multiculturalisme limité et relativisme culturel inversé."
(Alain Laurent, "La société ouverte et ses nouveaux ennemis", épilogue)

vendredi 26 juin 2009

Hank sur Ilys, réflexion sur l'islamisation physique et mentale.

Hafid, si je peux me permettre de résumer succinctement ce qui vous est dit ici :
Oui, nous connaissons les failles de notre civilisation. Oui, nous en faisons la critique. En effet, peut-être chutons-nous. Mais si nous finissons par décider de nous relever, cela ne se fera pas en s’appuyant sur l’islam, qui nous est étranger, à qui nous ne devons rien, et qui ne nous apportera rien sinon la désolation. Nous nous appuierons à la fois sur notre propre tradition et sur notre capacité à modifier notre perception du monde (à nous “remettre en cause”).
Si les gens ici ne prétendent pas “dialoguer” avec vous c’est parce que, bien que comme eux vous soyez prompt à faire la critique de l’ “occident” (ou tout autre terme qui vous paraitra convenir), ils savent aussi que contrairement à eux, ce n’est pas pour préserver l’essence de cette civilisation que vous entrez sur le terrain du débat, mais pour l’abattre définitivement et la remplacer par la vôtre.
Il n’est même pas question de vous traiter de menteur. Vous portez un héritage, vous le défendez, et vous tendez à l’imposer à autrui. C’est de bonne guerre. Ne croyez simplement pas que vous avez affaire ici à des neuneus de Sciences Po ou à des Jeunes Pops du PS ou de l’UMP qui seront prêts à gober n’importe quoi pourvu que vous soyez poli.
Au fond, votre discussion avec Aquinus et Lebodra portant sur le nombre de tués ici ou là n’a que peu d’importance. Ce n’est pas qu’une question de guerre, de cadavres passés, présents ou même à venir. C’est d’abord une question de colonisation objective par les ventres. Démographiquement, les musulmans se substituent aux européens, c’est un fait. Mais c’est aussi une colonisation mentale et intellectuelle, une OPA structurelle de la pensée occidentale lancée par l’islam. L’islamisation contrainte de toute chose, de toute pensée alternative, est un habitus profondément ancré dans l’être musulman. Le monde réel échappe (nécessairement) à la Lettre islamique, il s’agit de l’y faire rentrer tout entier, par la force ou par la ruse. C’est ce que font vos “savants” quand ils expliquent aux masses musulmanes que tout ce qu’elles ne connaissent pas, qui est nouveau ou qui leur est étranger, est en réalité contenu dans le Coran, pour qui sait le lire.
D’où votre tentative de vous approprier Nietzsche et d’en faire un porte-drapeau.
N’allez surtout pas croire que je vous reproche de tenter le coup. Ni que je vous insulte, loin de moi l’idée. Mais en toute sincérité, que vous parveniez à vendre cette camelote aux naïfs bienpensants ou aux petites connes décervelées, c’est une chose, mais ici, il est certain que vous ne trouverez pas d’aplaventristes.

jeudi 25 juin 2009

"Islam et judéo-christianisme" par Jacques Ellul

" Oui, nous devons tout faire pour surmonter la souffrance, mais l'éliminer complètement du monde n'est pas dans nos possibilités humaines -- simplement parce que nous ne pouvons pas nous extraire de notre finitude et parce qu'aucun de nous n'est en mesure d'éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui -- nous le voyons -- est continuellement source de souffrance. Dieu seul pourrait le réaliser : seul un Dieu qui entre personnellement dans l'histoire en se faisant homme et qui y souffre. Nous savons que ce Dieu existe et donc que ce pouvoir qui « enlève le péché du monde » (Jn 1,29) est présent dans le monde. Par la foi dans l'existence de ce pouvoir, l'espérance de la guérison du monde est apparue dans l'histoire. "
(Pape Benoît XVI
Encyclique « Spe Salvi »
)


Je vous livre des notes personnelles prises il y a quelques mois sur Ellul, « Islam et judéo-christianisme » ( PUF ; qui contient, entre autres, une préface d’Alain Besançon et la préface d’Ellul au livre de Bat Ye’or, « The Dhimmi Jews and Christians under Islam).

Commencé un petit ouvrage de Jacques Ellul sur l’Islam. Il veut démontrer trois erreurs communément admises par les chrétiens à propos de L’islam. « nous sommes les héritiers d’un même Dieu, nous sommes les fils communs d’Abraham et les deux religions sont des religions du Livre, la Bible.
En ce qui concerne les fils d’Abraham, il revient sur la filiation des arabes par Ismaël, fils d’Agar la servante égyptienne et d’Abraham . Ismaël qui reçoit une curieuse bénédiction du Seigneur : « tu seras tel un onagre, tu seras contre tous et tous seront contre toi » ; en un mot, c’est la violence, la guerre qui caractérise Ismaël et sa descendance.
Les fils d’Abraham dans la religion juive puis chrétienne sont les fils d’Isaac, ceux qui ont observé les œuvres d’Abraham, en tout premier lieu sa foi en Dieu : Isaac est le fils que Dieu donne, en son temps à Lui, à Abraham. C’est l’enfant du miracle, de la foi. Ismaël est l’enfant de la non-croyance d’Abraham en Dieu ( Abraham ne croit plus possible d’avoir un enfant avec Sarah, il demande à Agar d’en avoir un avec lui.).Isaac est l’enfant de l’Alliance avec Dieu ; Ismaël ne contracte aucune alliance avec Dieu, il est simplement admis et donc béni par le Seigneur. La religion musulmane n’admet aucune filiation de l’homme avec Dieu, simplement un contrat ; pas d’amour mais un contrat.
( Le nouveau baptisé de Pâque, par le Pape, directeur adjoint du « Corriere della Sera » musulman d’origine, parle de l’Islam comme « historiquement conflictuel » ).

Deuxième point de divergence avec l’Islam : le monothéisme. Pour les musulmans, la religion chrétienne n’est pas monothéiste du tout à cause de la très Sainte Trinité. Un seul Dieu, certes, mais « trois manières d’être Dieu ». « L’unité de Dieu est une unité ouverte, libre, mobile, en elle-même, une unité dynamique. » Cette compréhension de la Trinité permet de comprendre la relation de ce Dieu avec l’homme. Dieu fait participer l’homme à son histoire avec Lui-même. « Cela signifie que l’œuvre de la création devient un reflet, le vis-à-vis du créateur et de la créature, une parabole, et la dualité de l’existence de l’être humain est une image de la vie interne de Dieu. » Quand Dieu se donne dans l’Incarnation, il est vraiment Dieu. Il se donne, à l’homme, en l’homme, c’est Dieu Esprit-Saint ou Don ou Amour. Il s’agit d’une unité ontologique par rapport à une unité purement numérique, selon l’islam. De plus, pour l’islam, il ne peut y avoir de relation personnelle, intime, entre Dieu et l’homme, telle qu’elle est pensée par le christianisme au travers de l’éclairage de la Sainte Trinité.
La transcendance divine est abîme entre Allah et l’homme chez les musulmans, elle est amour entre Dieu et l’homme par Jésus-Christ, chez les chrétiens.
Passage sublime d’Ellul : « La vérité ne consiste pas en des mots ou des idées…mais dans la réalité vivante de quelqu’un. Quand Jésus dit : « Je suis la vérité », il transforme totalement ce que nous pouvons concevoir comme vérité ! Ce n’est plus un débat d’idées, de philosophies, ce n’est pas la science qui permet de découvrir la vérité, puisque, ce qui est un scandale pour l’intelligence humaine, la vérité n’est pas une abstraction, mais une ( et une seule ! ) personne. »

Religions du Livre.
Distinction entre le Coran et La Bible. Le C. est dicté, lettre par lettre à Mahomet. La B. est un recueil de messages étalés sur dix siècles, messages que l’Eglise a accepté ou rejeté après examens et colloques. « La liberté est l’essence même de l’œuvre de Dieu, par l’homme, telle qu’elle nous est montrée dans l’Ecriture . » « La Bible n’est pas un livre dicté, c’est un livre inspiré ».
La Bible est « originée » dans une Parole de Dieu et devient Parole de Dieu quand elle est actualisée par l’Esprit- Saint en l’homme, par l’homme. Dieu reprend l’homme comme partenaire pour rendre vie à sa Parole.
La Bible est l’histoire du cheminement de Dieu avec l’homme, pour l’ élever à son niveau.
( plutôt : c’est Dieu qui s’est abaissé au niveau de l’homme.).
La Bible, c’est l’histoire du sauvetage de l’homme.( Dieu lui dit : « ne t’inquiète pas, toutes les alliances contractées entre les hommes sont fragiles, se brisent, au mieux, résistent miraculeusement et sans raisons vraiment plausibles quelques années, une vie , mais l’Alliance fondatrice, originelle, entre l’homme et Dieu demeure, elle est source de création , elle fait que tu existes et que tu es quelqu’un au regard de Dieu. »)




lundi 22 juin 2009

l'Orient et l'Occident; deux visions de l'homme.

L'Orient déchu a oublié la puissance de l'homme; de là, la fatalité, qui oublie l'acte humain.
L'Occident déchu a oublié la puissance de Dieu et l'impuissance de l'homme isolé; de là, l'orgueil et l'inquiétude, qui oublient l'acte divin.

(L'Homme d'Ernest Hello)

vendredi 19 juin 2009

Compte rendu de "La Guerre civile européenne" d'Ernst Nolte" par Jean-François Revel

Déjà connu en France par son histoire du fascisme européen, l'historien allemand Ernst Nolte déclencha un concert de clabauderies outre-Rhin lorsqu'il publia en 1987, sa Guerre civile européenne, 1917-1945. Pourquoi ce raffut idéologique, connu sous le nom de "querelle des historiens", qui donna naissance à une trentaine d'ouvrages et à plus de douze cents articles?
Il tient à l'originalité même qu'il existe un "nœud causal" entre la révolution bolchévique et l'émergence des fascismes à l'Ouest. En effet, le communisme ne se borne pas à instaurer la guerre civile permanente en Russie même. Il la déclare à toute l'Europe. A peine finie la Première Guerre mondiale entre les Etats, Lénine exporte la guerre entre les classes dans plusieurs pays européens, où les partis communistes, récemment créés, jouent le rôle de corps expéditionnaires de la révolution bolchévique.

Cela donne, en 1919, la république des Conseils de Bela Kun en Hongrie; c'est le mouvement Spartakus en Allemagne, dont l'échec n'empêcha pas le PC allemand de croître en puissance durant les années vingt. En France, la scission de Tours, en 1920, sépare les socialistes résolus à rester autonomes de ceux qui se transforment en soldats volontaires de Moscou.

A l'origine de la montée des fascistes en Italie, puis des nazis en Allemagne, on trouve un réquisitoire contre le parlementarisme démocratique, jugé trop faible pour barrer la route aux partis communistes, désormais fers de lance de l'URSS. Le facisme et le nazisme naquirent comme des contre-feux au léninisme, mais - et c'est là tout le paradoxe- ils en copièrent les méthodes pour mieux le refouler. Les trois totalitarismes eurent en commun leur haine du libéralisme, leur instauration d'un Etat omnipotent incarné par un chef unique et sacralisé, leur organisation de la répression policière et culturelle enfin leur logique exterminatrice, surtout les nazis et les communistes. François Furet, qui en citant Nolte dans son Passé d'une illusion, en 1995, contribua opportunément à lui faire franchir le barrage de la police intellectuelle française, montre que le communisme fut pour le nazisme à la fois la cible à détruire et le modèle à imiter, en ce sens que Lénine avait légitimé "la violence pure érigée en système de gouvernement". François Furet poursuit : "Issus du même événement, la Première Guerre mondiale, les deux grands mouvements idéologiques de l'époque se définissent largement l'un par rapport à l'autre... La relation dialectique entre communisme et facisme est au centre des tragédies du siècle."
La mutuelle hostilité des deux totalitarismes était donc ambiguë dans l'œuf. Elle se doublait d'une complicité qui aboutit en bonne logique au pacte germano-soviétique de 1939. Elle les rapprochait dans une commune volonté d'anéantir la liberté, programme dont héritèrent plus tard Mao, Kim II Sung, Ho Chi Minh, Castro ou Pol Pot, tous sosies de Lénine et de Staline.

A partir de 1945 et de l'élimination du nazisme, le communisme se répand dans le monde et, en même temps, se retrouve en tête à tête avec la démocratie, son seul véritable ennemi de toujours. A la guerre civile européenne succède ce que Nolte appelle la guerre idéologique mondiale, dont il situe le point final en 1991, année où se désagrège l'Union soviétique. Mais nous voyons bien que cette guerre idéologique dure encore aujourd'hui, quoique dans le vide. Faute du "socialisme réel", parti dans les "poubelles de l'histoire", elle est désormais privée de tout enjeu concret. Mais c'est précisément ce néant politique et pratique qui ouvre un nouveau champ libre à la pléthore idéologique.
Déjà au moment de la "querelle des historiens" contre Nolte, nombre d'intellectuels allemands prenaient parti pour le communisme au moment même où il était en train de disparaître. Comble de perspicacité, la mode était en RFA, à la fin de la décennie 1980-1990, de considérer la RDA comme le noyau d'une future Europe progressiste! Jürgens Habermas, en 1987, flétrissait chez Nolte une "philosophie de l'Otan, aux couleurs du nationalisme allemand". Cette perversité, selon Habermas, tendait à "déguiser l'Union soviétique en une puissance hostile". Deux ans plus tard, le vent des peuples soulevés avait balayé ces âneries sans toutefois en déconsidérer les auteurs qui, toujours sûrs d'eux et donneurs de leçons, n'en continuent pas moins aujourd'hui de pérorer.
Comparer entre eux les deux grands partis-Etats idéologiques du XXe siècle était encore jusqu'à tout récemment interdit et le demeure dans une large mesure. C'est pourquoi l'ouvrage de Nolte fut plus attaqué que lu. Or ce qui est vrai de tout livre sérieux l'est encore plus de celui-ci : l'analyse, le résumé, si scrupuleux soient-ils, ne peuvent remplacer la lecture intégrale. Elle est à conseiller, en l'espèce, d'autant plus vivement que La Guerre civile européenne est servi par une traduction d'une exceptionnelle qualité. A chaque page, on trouve sous la plume de Nolte la thèse et ce qui nuance la thèse.

C'est le cas, en particulier, pour la formule de Nolte la plus controversée, lorsqu'il parle de "noyau rationnel" de l'antisémitisme hitlérien. Elle permit aux "néo-antifascistes" de le traiter de révisionniste, injure qui, comme le dit Stéphane Courtois dans sa préface, ne déshonore que leurs auteurs. Nolte ne veut aucunement dire que l'antisémitisme nazi fut fondé en raison, encore moins justifié. Il veut dire que tout thème de propagande, pour avoir prise sur le réel, doit nécessairement rencontrer une aspiration dans les masses qu'il veut mobiliser. L'efficacité politique politique suppose toujours une certaine rationnalité, au sens de prise sur le réel.
Ainsi, le "noyau rationnel" du communisme, c'est qu'il faut exterminer tous les "ennemis de classe" potentiels. En 1918, Grigori Zinoviev déclare qu'à priori il faudra fusiller dix millions de Russes, soit un massacre des Koulaks : "Aucun d'entre eux n'était coupable de quoi que ce fût; mais ils appartenaient à une classe coupable de tout." La même année, Staline ordonne à Iejov de faire exécuter "non seulement les ennemis du peuple, mais les épouses des ennemis du peuple".
L'acte fondateur, le "code génétique" des deux totalitarismes est le crime de masse, dont les victimes sont désignées en fonction de ce qu'elles sont et non pas de ce qu'elles ont fait.

("La Guerre civile européenne, 1917-1945", par Ernst Nolte. National-socialisme et bolchévisme. Traduit de l'allemand par Jean-Marie Argelès, préface de Stéphane Courtois (Editions des Syrtes, 672 pages, 218 F)

mardi 16 juin 2009

Alain Laurent, "La société ouverte et ses nouveaux ennemis" Partie N 1



Au fil des pages, une émission de la rédaction de Canal Académie. Avec Jean-Louis Chambon et Alain Laurent.


JLC : Chers amis de France et du bout du monde, bonjour ! Heureux de vous retrouver sur l’antenne de Canal Académie à l’Institut de France pour un nouveau « Fil des pages » qui nous donne le grand plaisir d’accueillir le philosophe et essayiste Alain Laurent.
Bonjour AL. [Bonjour répond ce dernier] Merci d’avoir pris de votre temps pour nous rejoindre mais vous connaissez cette maison de longue date puisque vous avez été en son temps prix de l’Académie pour votre ouvrage dont vous pouvez nous rappeler le titre ?
AL : Oui, c’était en 2002 pour le livre « La philosophie libérale » qui avait obtenu le prix P., prix de philosophie politique de l’Académie Française.


JLC : AL, vous êtes un libéral, c’est ainsi que vous êtes classé, ne serait-ce que d’ailleurs parce que vous êtes un grand spécialiste de Turgot ; vous êtes directeur de publication aux Belles Lettres [Directeur de collection, précise AL] ; vous avez produit de très nombreux ouvrages, au-delà de celui que vous venez de rappeler : « Le libéralisme américain, histoire d’un détournement » en 2006, prix du livre libéral, et vous venez de faire paraître tout récemment aux Belles Lettres « La société ouverte et ses nouveaux ennemis ». Et par ailleurs, vous jouez aussi « collectif » puisque vous avez participé à un ouvrage collectif qui est promu par le Cercle Turgot, édité et co-édité par les Echos-Eyrolles dont le titre est déjà une invite à acheter cet ouvrage : « Repenser la planète finance ; regards croisés sur la crise financière » et vous-même vous faites étalage de votre connaissance de Turgot avec donc un article qui s’appelle « Le libéralisme et laissez-faire : la leçon de Turgot ». Donc, votre plume est extrêmement occupée [tout à fait ! répond AL].

Si vous voulez bien nous allons commencer par découvrir, vous allez nous donner quelques indications sur votre ouvrage « La société ouverte et ses nouveaux ennemis » à nos lecteurs. On voit un peu quel est le sujet : vous reprenez à votre compte et à contre-pied « La société ouverte et ses ennemis » de Karl Popper mais vous y apportez votre propre touche. Alors, quelle est votre thèse centrale ?

AL : J’ai de nouveaux ennemis c’est à dire que je prends en effet appui sur la thèse et le livre fort célèbre de Karl Popper qui date de 1944. Dans cet ouvrage, Popper vite suivi d’ailleurs par Hayek, indiquait comment il fallait interpréter cette notion de société ouverte, mais d’une façon tout de même assez large et peut-être un peu trop vague ; Hayek était plus précis et indiquait en effet qu’il y avait une sorte de mode d’emploi, qu’il y avait des conditions, des règles à respecter pour qu’une société puisse s’ouvrir au maximum, ce que l’on souhaite souvent sans pour autant courir le risque que de s’auto dissoudre ou de se désintégrer.
Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’actualiser cette idée de société ouverte dont on parle beaucoup d’ailleurs actuellement, en considérant que ce qu’avait soutenu à l’époque Popper - et Popper non seulement précise ce qu’est la société ouverte, indique en effet que les sociétés occidentales, démocratiques, libérales peuvent être caractérisées par cette notion de société ouverte, en gros ouverte à la liberté des individus, de créer, d’entreprendre, de circuler, d’échanger, etc…- mais quelque chose qu’on oublie souvent de considérer dans son titre c’est que une société ouverte avait des ennemis. Et selon lui, c’est pratiquement inéluctable parce que ce qu’implique la notion de société ouverte à savoir l’accès à la responsabilité individuelle, l’ouverture à beaucoup de possibles pour les individus, ça implique en revanche qu’il y ait des règles qui soient assez strictement suivies.
Alors qu’en est-il actuellement ? Moi, ce qui m’a frappé, c’est que il y a toujours des ennemis et justement, quelqu’un dont on évoquait le nom qui est mon regretté ami et compagnon de combat intellectuel Jean-François Revel, a souvent développé cette thèse, à savoir que les sociétés ouvertes, contrairement à ce que des gens sans doute excessivement optimistes avaient pu imaginer il y a une quinzaine d’années au moment de la chute des premiers ennemis, des ennemis principaux des années 50, 60, de la société ouverte à savoir le Communisme, le Bolchévisme etc…hé bien, Revel indiquait qu’elle ne tarderait pas à voir se développer de nouveaux ennemis. Mais cela étant, ils ne sont peut-être pas ceux exactement auxquels on s’attend.
Donc j’ai fait ma recherche de ce point de vue là, à l’ère du libre-échange, de la mondialisation, de la globalisation etc, est-ce que nos sociétés occidentales qu’on peut caractériser comme sociétés ouvertes - j’ouvre une petite parenthèse : très heureusement, c’est peut-être un des rares points positifs que l’on peut relever actuellement, hors de l’Occident il y a d’autres sociétés ouvertes émergentes, je pense en particulier au Japon, à l’Inde dont on parle tellement actuellement, le Mexique, l’Amérique du Sud…

JLC : Mais vous considérez que le Japon est une société ouverte ?
AL : C’est une société ouverte du point de vue des échanges mais comme aurait dit Weber, c’est un type idéal, la société ouverte, et par conséquent, selon les sociétés, il y a toujours telle ou telle restriction. La France est une société ouverte mais pas tellement du point de vue - en tout cas sur le plan de l’opinion publique et des idéologies dominantes - par exemple du libre-échange et du capitalisme. Les Etats-Unis sont une société ouverte mais pas tellement du point de vue, par exemple, de la religion : est-ce que quelqu’un qui n’est pas croyant pourrait accéder à la présidence des EU ?
Chaque société a ses limites du point de vue de l’ouverture et le Japon en a sur certains plans naturellement.

JLC : On se rapproche d’un certain idéal mais cet idéal est encore à construire…
AL : Oui, l’idéal ne s’atteint jamais par définition… Il fixe la route et l’horizon.

JLC : vous parliez tout à l’heure de Jean-François Revel. Je suppose que vous faisiez allusion essentiellement à son livre sur la nouvelle censure ; c’est à celui-là que vous pensiez ?
AL : Oui, il abordait tous ces thèmes dans beaucoup de ses ouvrages depuis une quinzaine d’années. Alors, puisqu’on fait allusion à ce titre, « La nouvelle censure » en effet, j’y ai été confronté dans la mesure où essayer de pointer ce que sont actuellement les nouveaux ennemis de la société ouverte – alors on peut penser évidemment et ça tombe pratiquement sous le sens à tout ce qui se passe avec l’islamisme - mais ça va sans doute un peu plus loin puisque tout cela pose (et là en effet j’ai jeté un pavé dans la mare) même le problème des rapports entre l’islam en tant que religion et la société ouverte : est-ce que l’islam peut s’adapter à une société ouverte étant entendu qu’une société ouverte est presque nécessairement sécularisée, laïcisée, qu’elle sous-entend la liberté absolue de conscience et, bien entendu, l’égalité des sexes ! Donc, tout cela Popper l’avait déjà souligné et ça pose pas mal de problèmes.
Mais il y a d’autres problèmes qui se posent : à l’ère de migrations internationales de plus en plus vastes et au moment où l’Europe tout de même est confrontée à l’arrivée de flux massifs de nouveaux migrants qui ne cherchent pas ou ne peuvent pas toujours s’intégrer, bien entendu, cela pose un problème.
Mais ce sont pas là forcément les nouveaux ennemis et j’ai caractérisé comme ennemis essentiels de la société ouverte – et on va revenir au problème de la nouvelle censure – ceux qui en Occident, par exemple dans la société française, soutiennent qu’une société doit s’ouvrir sans limite à tout ce qui fait irruption de l’extérieur. Or, justement, il y a une sorte de censure – censure qui ne dit pas son nom, ça n’est pas une censure d’état mais c’est ce qui se passe dans les médias, dans le monde intellectuel, parfois même dans le monde de l’édition – tout se passe comme si (et je ne suis pas le premier à le remarquer : des intellectuels contemporains aussi illustres que Pascal Bruckner, Pierre-André Taguieff, André Gluksman, etc… l’ont signalé un petit peu avant moi ; je pense aussi à Finkielkraut), hé bien tout se passe comme s’il y avait un interdit de pouvoir s’exprimer librement sur tous ces sujets. Or, s’il y a quelque chose qui caractérise par définition une société ouverte, c’est la liberté d’expression.

JLC : C’est ce que vous pointez du doigt en parlant de la « bien-pensance », néologisme ?
AL : oui, il est couramment usité depuis une dizaine d’années justement…
JLC : la « bien-pensance », c’est de ne pas dire des choses qui pourraient fâcher…
AL : la « bien-pensance » serait très voisine de ce qu’on appelle à la suite des Américains le « politiquement correct » : il y a des choses qu’on est censé devoir penser pour être bien perçu et pouvoir s’exprimer, pouvoir parader dans tous les médias et puis il y en a d’autres qu’il est tout à fait déconseillé voire interdit – avec parfois d’ailleurs des problèmes de poursuites, de multiples dépôts de plaintes de groupuscules privés mais enfin ça rend la vie infernale, par exemple, Alain Finkielkraut en a fait durement l’expérience il y a seulement quelques années…
AFC : … Sur ce point, vous mettez en annexe de votre ouvrage des fragments d’un florilège complémentaire de la résistance intellectuelle à la « bien-pensance » et on voit effectivement que certains des auteurs que vous citez sont loin de prendre des précautions de style et ils vont mettre les pieds dans le plat : je vois Jean-Pierre Péroncel-Hugoz qui dit « l’islamisme… est la forme conquérante dynamique de l’islam contemporain […] la volonté d’expansion est en quelque sorte naturelle à l’islam. » (numéro hors série de Cité en 2004). Là, effectivement le problème est posé… Alors ça n’est pas le seul ennemi, bien entendu.

AL : Oui, et encore, il s’agit d’un florilège limité… Il y a beaucoup plus de gens qu’on ne croit qui s’opposent à la « bien-pensance » -d’une certaine manière ils sont devenus des mal-pensants c’est à dire ils maintiennent la tradition intellectuelle de la libre critique, du libre examen sans à priori et sans vouloir se laisser imposer des nouveaux dogmes. C’est pourquoi d’ailleurs je parlais de bien pensants – alors les bien pensants on en parlait beaucoup il y a un ou deux siècles, il fallait fatalement se présenter de façon convenable sur le plan des idées religieuses ou sur le plan des mœurs. Maintenant, en effet, grâce aux sociétés ouvertes on a dépassé ce stade-là et la « bien-pensance » le fait de bien penser, de penser comme il faut pour avoir pignon sur rue, s’est déplacée à propos de tous ces problèmes de religion, de l’islam, de l’immigration, du multiculturalisme, du racisme et de l’anti-racisme etc… : c’est maintenant là que ça se passe.

JLC : C’est ce que vous dites d’une façon extrêmement claire. Vous développez qui sont les nouveaux ennemis quitte à les chercher dans les rangs des libéraux parfois et des multiculturalistes souvent qui, en outrant les valeurs de tolérance, affaiblissent l’état de droit protecteur de l’égalité des sexes et de la liberté d’expression.

AL : Oui, l’une des valeurs phares de la société ouverte c’est évidemment la tolérance et aussi le pluralisme. Or, est-ce que il n’y a pas des limites à la tolérance ? C’est Taguieff - et puis quelques autres mais c’est lui qui a lancé l’idée que je me suis appropriée à sa suite en le citant - qui parle d’ »hyper-tolérance » : le fait de devoir taire toute critique à l’égard de quelque chose qui nous paraît pas tout à fait conforme aux principes traditionnels de la société ouverte.

JLC : Dans votre florilège on trouve aussi Alain Finkielkraut qui dit : au nom de la tolérance, on nous invite à approuver bruyamment l’intolérance des autres à notre égard. »
Un constat donc qui est un peu inquiétant… Quelles solutions proposez-vous pour… ou du moins, les pistes sur lesquelles on devrait infléchir la société ouverte pour qu’elle se combatte un peu mieux, dans ses nouveaux ennemis ?

AL : Au fond, il y a deux niveaux : le premier, c’est tout de même de retrouver les vertus de l’esprit de résistance : il faut d’abord que, comme le font non seulement des intellectuels occidentaux mais j’ai eu le grand plaisir à citer et à soutenir ceux qui par exemple à l’extérieur de l’Occident – je pense en particulier à un certain nombre de musulmanes, de femmes tout à fait courageuses et qui voient beaucoup plus clair à propos de ce qu’il en est de la société ouverte que bien des occidentaux comme on dit, de souche ; je pense à Ayaan Hirsi Ali, à Chahdortt Djavann, à Irshad Manji, etc… à Wafa Sultan aux Etats-Unis, il y a des dizaines…. Necla Kelek en Allemagne…[JLC : J’adore Chahdortt Djavann qui avait écrit : « Que pense Allah de l’Europe ? » Cela avait fait du bruit à l’époque…]

AL : Elle a encore publié une « libre opinion » dans Le Monde d’hier, elle est toujours extrêmement active comme ses consœurs…Donc il faut qu’il y ait cette résistance intellectuelle et, ce qui est évidemment souhaitable, c’est qu’elle ne soit pas dans un premier temps le fait d’une poignée d’intellectuels occidentaux. Or, c’est pratiquement l’inverse, c’est plus hors d’Occident avec ces femmes et aussi un certain nombre d’hommes musulmans qui, eux, ont bien compris quelles sont les implications, les conditions, les dangers qui menacent la société ouverte. C’est avec eux et à partir d’eux que l’ont pourra faire quelque chose.

Deuxièmement, faire quoi ?
Simplement rappeler qu’une société ouverte n’est pas pour autant une auberge espagnole : ce n’est pas parce qu’on échange librement des biens qu’on est obligé fatalement d’accueillir dans nos pays des gens qui refusent des valeurs des sociétés ouvertes et je pense qu’il faut être particulièrement ferme et rigoureux de ce point de vue là. C’est ce que font un certain nombre de gens, peut-être même une majorité de ceux qui se reconnaissent dans ce problème, à propos de la laïcité –mais ce que j’ai voulu montrer aussi dans ce livre, c’est que tous ces problèmes de relations entre démocratie libérale et égalitaire d’une part et puis le multiculturalisme, ce que Taguieff encore appelle l’immigrationisme, le communautarisme, etc…, ça ne concerne pas que la France. Ce que je reprochais, même à certains dont je me sens très proche, c’est de toujours ramener le problème en France, à la République : or, les mêmes problèmes se posent en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, au Canada, en Australie, en Suède, au Danemark… (Donc y compris dans des monarchies). J’ai voulu dépasser le cadre trop restrictif de la seule république à la française pour dire : c’est le problème de toutes les démocraties libérales, européennes et même occidentales et aussi le problème de ceux qui, hors d’Occident, vont dans la même direction.

"Libéralisme et laissez-faire la leçon de Turgot", par Alain Laurent partie N 2





JLC : Nous retrouvons AL qui vient de participer à un ouvrage collectif publié par le Cercle Turgot et édité par les Echos-Eyrolles dont le titre est en soi une histoire complète sur l’actualité : "Repenser la planète finance, regards croisés sur la crise financière " ; le Cercle Turgot étant présidé par Jacques-Henri David. L’idée, c’est tout simplement de proposer une analyse, on va dire multidisciplinaire sur ce sujet sur lequel biens des économistes et biens des analystes se cassent les dents !
Alors, cet ouvrage, « Repenser la planète finance » paraîtra donc fin mars et vous le trouverez dans toutes les bonnes librairies.
Pour votre part, AL, vous traitez du regard des autres sciences, de la philosophie puisque vous êtes philosophe et essayiste et bien sûr vous venez de faire un parallèle extrêmement remarqué, entre Turgot, le tenant du laissez-faire et le libéralisme et la crise financière.
Votre article s’intitule « Libéralisme et laissez-faire, la leçon de Turgot ».
Quelle est la leçon de Turgot sur la crise financière à travers le libéralisme et d’abord « laissez-faire », c’est « laissez-les faire » plus exactement ?
AL : C’est en tant qu’historien des idées que je me suis beaucoup intéressé à Turgot. Sur ce plan, ce qui avait beaucoup retenu mon attention - il y a maintenant une bonne douzaine d’année environ - c’était que, l’un des concepts qui sur le plan de l’économie caractérise la tradition libérale, c’est l’idée de laissez-faire. Soulignons au passage, puisque c’est sur les ondes que cela se passe et c’est sous sa forme écrite qu’il faudrait l’avoir, que laissez-faire est toujours en France mal orthographié : il ne s’agit pas de « laisser-faire » à l’infinitif mais de « laissez-faire » presque au sens impératif : « laissez-les faire » ou « laissez-nous faire ».
Il faut rappeler le contexte qui n’a pas échappé à l’attention de Turgot, c’est qu’à l’époque, dans le cadre de l’absolutisme monarchique et des monopoles et privilèges d’Etat et d’une hyper-réglementation de pratiquement tout, les premiers économistes, ceux qui relèvent de ce qu’on appelle dès cette époque l’économie politique, prônent le laissez-faire. Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire, et Turgot qui se réfère à son mentor, à son maître Vincent de Gournay, emploie cette expression et surtout il en explicite bien le sens. Ça veut dire : par rapport à tous les carcans qu’impose le pouvoir politique en matière de réglementations, souvent de taxations et d’interventions, il vaut mieux infiniment faire confiance aux acteurs de la société - d’ailleurs ce sont des acteurs qui vont au-delà de la seule économie au sens strict du terme parce que ils sont les mieux placés localement là où ils sont, en poursuivant leurs propres intérêts pour savoir ce qu’il convient de faire. Et c’est ce que Turgot s’est employé d’ailleurs à mettre en œuvre dans les deux années où il a été au pouvoir en promulguant des édits de libéralisation où il s’agissait en effet de laisser faire les gens pour peu qu’ils se comportent de façon raisonnable, qu’ils assument leurs responsabilités, qu’il suivent ce qu’on appelait à l’époque la voie de la droite raison, à cette condition là, en effet, et, tout de même, sous la protection d’un état limité mais qui a pour vocation de faire respecter le droit (le droit des individus, le droit de faire respecter leur propriété, leur droit de pouvoir entreprendre mais faire respecter le droit leur impose de se respecter mutuellement ), hé bien dans ce contexte là, en effet, il peut y avoir un « laissez-faire », on peut laisser faire les individus.
Mais d’emblée Turgot souligne bien qu’il ne s’agit pas de laisser faire n’importe quoi !
Laissez-les faire, l’injonction adressée aux gouvernants de l’époque est l’écho, en quelque sorte, à un entrepreneur du 17ème siècle qui était confronté à Colbert et qui, excédé avec tous les monopoles, réglementations, interventions, les taxations, etc..., s’est écrié : « Mais ! Laissez-nous faire ! » Laissez-nous faire, étant entendu que là où nous sommes, nous sommes bien meilleur juge que vous de ce qu’il convient de faire localement lorsqu’on entreprend.
JLC : Le regard que vous portez, vous, en tant que philosophe sur la crise, je vais en donner un aperçu : à la page 32 : « Tout semble bel et bien s’être passé comme si une petite caste arrogante s’était enfermé dans la pire des bulles, celle qui isole du réel et déconnecte de ses contraintes et limites et faire perdre le sens le plus élémentaire de rationalité et de la responsabilité personnelle et comme si ses « élus » s’étaient comportés en prédateurs et exploiteurs du capitalisme à leurs profits exclusifs, donnant ainsi naissance à une sorte de chancre ou une prolifération de cellules cancéreuses n’ayant plus rien à voir avec le libre jeu financier, servant le capitalisme entrepreneurial dont ils ont déréglé l’autorégulation. »
Je crois que tout est dit dans cette phrase et je pense que beaucoup d’observateurs vous rejoignent sur ce sujet.
Vous parlez d’autorégulation et vous précisez à la page 33 qu’il faut se garder d’une première erreur, c’est de confondre dérégulation et déréglementation.
AL : Oui, cela vient en partie d’une étrange incompréhension de l’anglais parlé aux Etats-Unis où « regulation » veut dire « réglementation » (exemple, aux EU, quand vous rentrez dans un parc, il y a des « regulation » c’est à dire des réglements). Ce qu’ont fait les économistes libéraux à partir des Etats-Unis c’est « déréglementer » mais « déréglementer » ne veut pas dire qu’il n’y a plus de régulation ! Non seulement il y a la possibilité de l’autorégulation mais bien entendu il y a aussi une régulation latérale par l’intermédiaire du droit ou, éventuellement, l’intervention minimale de l’état. Et, dans la phrase que vous citiez, ce sur quoi j’ai voulu attirer l’attention consiste à m’opposer à deux opinions très en vogue actuellement : celle parfois de mes propres amis économistes libéraux qui ont tendance à toujours dire : « c’est la faute à l’Etat. » Ils sont loin d’avoir évidemment tort puisque l’origine de la crise c’est tout de même l’Etat américain (avec l’histoire du crédit hypothécaire consenti à des individus insolvables au nom de l’Etat-providence pour que tout le monde accède à la propriété : c’était proprement irresponsable). Mais ce qui est non moins irresponsable, c’est d’avoir sauté sur l’occasion pour, si je puis dire, en tirer profit et disséminer dans la nature, par l’intermédiaire de la titrisation, des choses dont on ne savait même plus de quoi il s’agissait.
Alors, d’une part je m’oppose à l’idée selon laquelle il pourrait y avoir une auto-régulation spontanée des sociétés, en tout cas, des marchés : non ! Il faut qu’il y ait une sorte de réglage préalable de la régulation ou de l’auto-régulation. Ce réglage préalable, il se situe sur deux plans : d’une part, institutionnel ( sous le regard d’un état de droit qui fait respecter un certain nombre de principes et de règles, et deuxièmement, ce qu’on a toujours tendance à oublier, ça dépend également des mœurs c’est à dire de la capacité des individus à se comporter d’une certaine façon raisonnée, responsable, à faire preuve parfois de goût du risque mais en même temps de ne pas délaisser la prudence. Or, si les mœurs, comme disait Montesquieu, si les mœurs ne sont pas là, tout système risque de se dégrader et d’imploser. Donc je soutiens en effet que l’auto-régulation ne se fait pas à n’importe quelle condition.
Et contre la Doxa dominante, contre ce que tout le monde raconte actuellement, y compris au plus au niveau de l’Etat, ce n’est pas la fin du tout du tout du « laissez-faire » ni de l’auto-régulation. L’auto-régulation est bel et bien possible.

Donc, en intellectuel libéral mais qui n’a pas perdu son esprit critique, je me bats sur deux fronts : l’Etat n’a pas tous les torts mais par ailleurs, le libre marché continue à pouvoir faire ses preuves. L’auto-régulation, en effet, peut continuer à exister à condition de ne pas faire n’importe quoi.

JLC : Vous ne croyez pas trop à la baguette magique des politiques. Page 35, vous dites ceci : « Est-ce que les politiques sont pour autant mieux placés que d’autres pour instaurer une meilleure régulation, comme on voudrait tant le faire croire en proclamant qu’il faut refonder le capitalisme et que le moment est venu du retour de l’Etat ? Turgot et bien d’autres à sa suite l’avait bien pointé : dirigeants politiques et grands commis de l’Etat ne sont pas d’une extraction surnaturelle qui les rendraient mieux aptes que quiconque à discerner l’intérêt général. Eux aussi, tout en se parant de vertus et de l’onction électorale, cherchent à satisfaire leur intérêt particulier : clientélisme, idéologie, etc... Rien ne prouve qu’ils disposent de compétences surhumaines qu’il faudrait avoir pour prétendre réguler l’ordre hyper complexe du marché. »

jeudi 11 juin 2009

Revel, A propos de la Philosophie.


A lire ou écouter ici : http://catallaxia.net/Jean-Fran%C3%A7ois_Revel,_Entretien

Revel
Arguments une émission de Jean Rosoux

Rosoux :
Bonjour. Pourquoi Revel et pas les autres ? D’abord parce que les autres ne sont pas tous morts. Et Jean-François Revel, lui, il est mort dimanche dernier. Et puis c’était le premier qu’on avait rencontré il y a plus de 6 ans déjà pour Arguments. Alors Jean-François Revel, journaliste, écrivain, philosophe, essayiste, publiciste ? Autant dire à l’épicerie des lettres on ne sait sur quel rayon le ranger. Et JFR ne nous y aidait pas, nettement meilleur à l’écrit qu’à l’audio-visuel. Pourtant aujourd’hui qu’il est mort, on ne mégote plus : comment imaginer l’unité de ce penseur pluriel, talentueux, erroné, courageux et surtout inclassable ? Il se pourrait que la figure de Socrate constitua la bonne réponse. C’est pas tiré du monde des faux-culs mais du journal Le Monde tout court ! Alors JFR ? Autant l’écouter, c’était il y a 6 ans, il est installé dans un fauteuil de son dupleix à la proue de l’Ile Saint Louis quand elle descend la Seine derrière il y a ND de Paris ; l’accrochage se veut très littéraire, « revèlien » : seriez-vous un nouveau « Didyme » ? ( poète grec totalement inconnu des premiers siècles avant notre ère) que ses contemporains avaient surnommé « bibliolatasse » « l’oublieux aux livres » parce qu’il ne retrouvait jamais de mémoire la liste entière de ses propres ouvrages. Revel en a publié jusqu’alors 28.

Revel :
Il faut voir que parmi ces ouvrages disons qu’une grande partie sont des recueils d’articles. J’en ai publié plusieurs parce qu’il y a toujours eu parallèlement une activité de collaboration à la presse, essentiellement des hebdomadaires ou des revues mensuelles qui m’ont donné l’occasion de réunir périodiquement ces textes. Il y a quatre ou cinq recueils d’articles.
D’ailleurs j’ai toujours veillé à ne jamais écrire un article avec moins de soin que celui que je mets à écrire un livre. C’est un conseil que m’avait donné Jean Paulhan à mes débuts quand je venais de publier : « Pourquoi les philosophes », livre pour lequel il m’avait fait obtenir un prix. Il était membre du jury … et, je me rappelle un jour, je jouais à la pétanque avec lui dans les arènes de Lutèce à côté de chez lui [Resoux intervient : « c’est très ludique »] J’allais chez lui : tous les dimanches matin il faisait une partie de pétanque avec quelques amis, quand il faisait beau, et il m’avait dit : « Voilà, le journalisme peut-être une chose extrêmement néfaste pour un écrivain. Il y a un seul principe, c’est que quand on écrit un article il faut se dire que il doit pouvoir plus tard figurer dans un livre sans être déshonorant pour l’auteur. » J’ai taché de suivre cela.

Rosoux
Si vous le permettez, ça se remarque terriblement parce que quand on regarde un ouvrage récent - il vient de sortir, il date seulement de 2ou 3 mois – « Fin du siècle des ombres » ; c’est un recueil de chroniques politiques et littéraires que vous aviez données au Point, c’est extraordinaire la préparation. Quand on lit votre dernier ouvrage « La Grande Parade », on y retrouve vraiment toute la philosophie qu’on trouvait déjà là-dedans. Ça c’est votre aspect, si j’ose dire : vous disiez faire des essais philosophiques portant sur une argumentation politique.
Revel
C’est cela. La politique n’a jamais été séparée du reste de l’activité intellectuelle humaine. N’oublions pas que tout grand système philosophique grec comporte un chapitre politique : au moins la moitié des dialogues de Platon roule sur des thèmes politiques. Ne parlons pas d’Aristote et même des philosophes qui en apparence sont moins préoccupés par la politique comme les épicuriens ou les stoïciens, en réalité ont une doctrine politique bien précise. Pourquoi ? Parce que, il faut revenir aux trois grandes questions de base de la philosophie : que puis-je connaître ? Comment dois-je vivre ? Comment la cité doit-elle être gouvernée ?
Et les trois questions sont liées. On ne peut pas être gouverné par des ignorants. Il ne peut pas y avoir, contrairement à ce que dit Machiavel qui a prétendu plus tard avec les succès que l’on sait hélas ! Il ne pas y avoir de césure complète entre la morale individuelle et l’art de gouverner. Cette césure complète a été pratiquée au XX ème siècle et on a vu les résultats que ça a donné !
Redoux : c’est de la « real politic » ?
Revel : Non ! La « real politic », c’est le fait de tenir compte des données concrètes de la situation afin d’engager une action qui ait une chance de réussir. Ce que précisément n’ont jamais fait ni les nazis ni les communistes. Parce qu’ils ont tous mené leur peuple au désastre complet. Avec des ambitions complètement déraisonnables. L’idée que la politique est totalement distincte de la morale : c’est une idée tout à fait fausse ! Alors je ne dis pas que dans la pratique quotidienne l’action en politique ne soit pas de temps en temps fondée sur une certaine dissimulation, sur des calculs mais fondamentalement l’idée d’une autonomie complète de la sphère politique par rapport à toutes les autres sphères de la spiritualité humaine est une idée stupide ! Et l’histoire a prouvé qu’elle ne donnait que des catastrophes.
D’autre part, moi j’ai été professeur et je considère le journalisme comme une forme de pédagogie. Il faut arriver à exposer les questions compliquées à un public assez vaste et qui n’est pas spécialisé de manière qu’il puisse les comprendre. C’est cela, si vous voulez, qui a guidé mon travail.

Rosoux :
vous avez tenté cela en philosophie si j’ose dire puisque récemment – c’était il y a quelques années – vous avez écrit, vous avez sorti une « Histoire de la philosophie occidentale » et ça allait de Thalès à Kant : pourquoi s’arrêter à Kant ? Et puis on comprend parce que vous avez le sentiment que la philosophie s’est arrêtée à ce moment-là.
Revel :
Oui, on a dit quand j’ai publié « Pourquoi les philosophes ? » que j’étais contre la philosophie. Non ! J’ai estimé que la philosophie avait rempli son rôle historique. La philosophie est née comme discipline indépendante de la religion en gros au… 6ème, 5ème siècle… avant… notre ère (pour ce qui est de la chronologie occidentale) et disons qu’elle a fondé l’espérance et l’activité de la recherche d’une connaissance elle-même assise sur l’observation objective des phénomènes et de l’être humain et du comportement des sociétés, plus une branche sur précisément la morale et l’art de vivre, plus une branche politique et éventuellement une branche métaphysique. Et cette approche rationnelle ou qui s’efforçait de l’être avec la création en particulier de la logique avec Aristote, etc… a fini par porter ses fruits beaucoup plus tard en donnant naissance à la science. La physique au sens moderne du terme apparaît au 17ème siècle dans sa forme scientifique, mathématique et expérimentale ; puis la biologie s’élabore lentement au cours du 18ème et s’affirme au 19ème etc.. après la psychologie, la politique… De sorte que, si vous voulez, la philosophie s’est, en quelque sorte, vidée de sa substance ; elle a été tuée par son succès même puisqu’elle a engendré les sciences qui sont les vrais supports de la connaissance.(comme nous disons aujourd’hui)

Rosoux :
C’est d’ailleurs le dernier chapitre de votre « Histoire de la philosophie occidentale » : « Triomphe et mort de la philosophie. »
Revel :
Exactement ! Et cela Kant le dit parfaitement dans la préface de « La critique de la Raison pure », il s’adresse aux philosophes et leur dit : « Écoutez, cela fait 2000 ans ou 3000 ans que nous nous disputons en remplaçant les théories métaphysiques les unes par les autres, or nous avons sous les yeux depuis 150 ou 200 ans l’exemple d’une science qui s’est constituée, qui a réussi et qui a abouti à la certitude, c’est la physique. Alors, regardons comment ont procédé les physiciens ! »
Tout à fait comme les économistes libéraux du 18ème, Adam Smith et Turgot disent : « regardons comment ont procédé les sociétés qui sont plus riches que d’autres ! » Et ça donc, Kant, en formulant son célèbre principe : « Il ne peut pas y avoir de connaissance en dehors des limites de l’expérience », a scellé la mort de la philosophie, des grands systèmes philosophiques au sens traditionnel du terme. Ce qui ne veut pas dire – et nous avons là un exemple parfait de la survie des idéologies après le moment même où l’histoire a prononcé leur arrêt de mort- que des auteurs ne se soient pas efforcés de perpétuer ces modes de pensée, ces vastes systèmes ambitieux et prétentieux, prétendant tout expliquer sans vraiment recourir à l’expérimentation….

Rosoux :
Vous appelez la rémanence de la psychologie et de la philosophie…
Revel :
Oui… la rémanence… C’est cela… Alors le premier qui a donc suivi Kant immédiatement est Hegel. Quand vous pensez que dans le système de Hegel, vous avez une « philosophie de la nature », comme si nous étions au 4ème siècle avant JC ! Alors que la physique, la biologie existaient ! La « philosophie de la nature » qu’il prend entièrement sous son bonnet !

Rosoux :
Ça n’empêche qu’à travers votre vie : vous êtes philosophe de formation, Ecole Normale Supérieure et vous avez vécu , vous avez vécu de près toutes les grandes modes philosophiques qui se sont succédées –et pas uniquement en France- pendant les années trente, vous le dites dans « Pourquoi les philosophes » : la Phénoménologie, l’Existentialisme et puis vient enfin le Structuralisme de votre ami Althusser… Alors comment vous avez côtoyé tout cela ?
Revel :
Oui… Althusser s’est rallié au Structuralisme ; Althusser était marxiste. Les philosophes marxistes qui étaient intelligents, les philosophes dignes de ce nom, se rendaient bien compte que le marxisme était épuisé. En particulier l’aspect qui les intéressaient c’est à dire la théorie de la connaissance, « l’Anti-Dürhing » de Engels, la philosophie des sciences marxiste… tout cela ne tenait pas. Donc, ils [les philosophes marxistes intelligents] ont toujours cherché à se faire insuffler un sang nouveau, injecter un sang nouveau par la philosophie du moment qui était à la mode. Il y a eu d’abord un rapprochement entre le Marxisme et la Phénoménologie. Husserlienne. Puis, à partir du moment où s’est affirmé, grâce à Lévi-Strauss, copié un peu par Lacan, de manière qui n’était pas très sérieuse, à partir du moment où s’est affirmé le Structuralisme, alors les marxistes se sont précipités sur le Structuralisme pour opérer un croisement structuro-marxiste. Et ça été « Lire le capital » d’Althusser et de ses disciples, essentiellement ses disciples, son entourage et ses autres livres qui ont fondé l’ »Althussérisme » proprement dit.

Rosoux :
Il y a d’ailleurs une chose étonnante lorsque vous en parlez de votre ami Althusser, c’est, comment dire, une grande compassion vis à vis de l’homme et une grande critique vis à vis du philosophe.
Revel :
Oui ! J’aimais beaucoup Louis Althusser – je l’ai connu à la fin des années 40 et je n’ai pas cessé de le voir chaque fois que j’étais en France puisque j’étais beaucoup à l’étranger mais enfin même quand j’étais à l’étranger au Mexique ou en Italie, nous nous écrivions régulièrement. – et puis quand il a sorti « Lire le capital » j’ai été absolument confondu. Mais j’ai compris : il avait désespéré de rajeunir le marxisme. Et il trouvait dans le structuralisme une façon, en quelque sorte, de redonner une justification philosophique, une thématique philosophique nouvelle au Marxisme comme un élixir de jouvence, en quelque sorte.

Rosoux :
Peut-être une façon aussi de récupérer cette philosophie ? Les communistes orthodoxes si j’ose dire, ceux du parti communiste, cela les arrangeait bien, suggérez-vous. Vous faites d’ailleurs plus que le suggérez puisque vous dites : ça les arrangeait bien puisqu’Althusser a finalement décrété que le Marxisme ne pouvait pas être confronté à l’expérience.
Revel : exactement ! Il a dit : le Marxisme n’est pas une théorie économique, c’est un discours philosophique et il y a toute une argumentation, chez Althusser, qui repousse le critère de la praxis c’est à dire le cœur même du communisme où il dit : la vraie pratique, c’est la théorie.
Alors à ce moment là on est tranquille ! On n’a plus qu’a prendre son wagon-lit philosophique et on n’a plus aucun effort à faire. Mais attention ! Ce que je voulais dire quand je dis que la philosophie au sens traditionnel du terme est morte, c’est à dire l’activité d’un monsieur ou d’une dame qui s’enferme dans un bureau et qui reconstruit l’univers de façon systématique et que du moment que ses pensées s’enchaînent d’une manière qui le satisfait lui-même à la manière de Descartes et bien, il estime que c’est parfait qu’il a tout résolu, tout expliqué une fois pour toute, que ses prédécesseurs sont des imbéciles et que tous ses successeurs seront inutiles du fait qu’il aura tout résolu définitivement. C’est cette conception là de la philosophie qui est morte.
Mais j’ai jamais dit qu’il fallait s’arrêter de réfléchir ! C’est pas ça du tout ! Au contraire ! La philosophie systématique nous empêche de penser ! Car elle encadre l’esprit dans des structures -c’est le cas de le dire- tout à fait rigides qui fait que la pensée systématique a tendance a rejeter tout ce qui ne rentre pas dans le système et à ne rechercher dans la réalité que ce qui peut soi-disant prouver la vérité du système. Alors, ça, à mon avis, c’est fini. D’ailleurs les deux dernières grandes tentatives qui ont été Heidegger, Sartre, un peu Foucault ensuite, maintenant ne sont plus prise au sérieux ; s’il y a un débat sur eux, c’est en tant qu’écrivain, leur talent, leur imagination…

Rosoux :
Aujourd’hui, lors de la commémoration de la mort de Sartre il y a 20 ans… On voit resurgir toute une série d’ouvrages. Ça a été un des penseurs du siècle ?
Revel :
Oui mais enfin il y a beaucoup de réserve aussi ! Même dans cette tentative de réactualisation, finalement on reconnaît que d’abord il s’est lourdement trompé en politique : or quand même ! C’est inquiétant, vous comprenez, parce que voilà quelqu’un qui prétend apporter un système où il pense mieux que les autres… qui passe son temps à traiter les autres de salauds et d’imbéciles… et qui, en l’application de son système, commet des bourdes que le moindre secrétaire de cellule communiste des années 50 ne commettait déjà plus ! ça pose quand même le problème de la validité de la philosophie, je suis désolé ! Surtout quand on est comme Sartre auteur d’une théorie de la responsabilité ! Alors, ce que je voulais dire, c’est que on peut reconnaître – et je suis le premier à reconnaître – qu’il y a dans « l’Etre et le Néant » des pages prodigieusement brillantes… que j’appellerais plutôt des réussites littéraires… une sorte d’art psychologique, une saisie de la psychologie de l’être humain dans certaines situations où Sartre manifeste véritablement du génie littéraire ! Mais que plus personne ne songe à défendre le système sartrien ! ça c’est vraiment fini. J’ai fait un constat et en même temps j’ai été un peu prophétique quand j’ai publié « Pourquoi les philosophes » en 57, parce que, effectivement, 10 ans plus tard après les feux d’artifice de Foucault, après ça été fini, on n’a plus cru à des systèmes philosophiques, c’est la fin d’un genre qui était né en Grèce autour des Pré-Socratiques, 100 ans avant Socrate et qui s’est complètement effondré maintenant.

Rosoux :
Ce qu’il reste de la philosophie et paradoxalement, est-ce que ça n’est pas le retour à la Grèce ?
Revel :
Effectivement ! Ce qui s’est passé, c’est que comme nous avons vécu au cours de « La fin du siècle des ombres », le dernier quart de siècle, deux choses : la disparition, par épuisement, des grands systèmes philosophiques et l’ambition de construire des grands systèmes philosophiques et deuxièmement, l’effondrement des grandes idéologies politiques.
Alors l’individu se retrouve seul face à lui-même. C’est à dire dans la situation où se trouvait le Sage grec et ses disciples. Et se repose la question : « comment dois-je vivre ? » D’où la mode du Boudhisme parce que c’est une des doctrines qui offre de nombreux points communs dans la démarche avec les philosophies grecques, la sagesse grecque, c’est précisément la recherche de la sagesse en particulier cette idée qui était très profonde en Grèce, à savoir qu’un maître en philosophie ça n’était pas quelqu’un uniquement qui enseignait des théories. On était un maître quand on était aussi un modèle pour les disciples de par sa manière même de vivre, par son existence, par sa personnalité. Socrate était admiré par ses disciples autant par la manière dont il se conduisait dans sa vie que par les propos qu’il pouvait tenir au cours d’une discussion philosophique ! Et cela vous le retrouvez dans le Boudhisme.

Rosoux :
Et c’est cette parenté que vous avez tenu à souligner dans le dialogue que vous avez eu avec votre fils, « Le Moine et le Philosophe ».
Revel :
C’est une parenté qui m’a frappé plutôt. Ce qui s’est passé : l’effondrement des idéologies politiques a beaucoup joué puisque, en gros, depuis le 18ème siècle -quand ont commencé les constructions des grandes utopies mondiales avec l’apparition des théories socialistes au 19ème- Que s’est-il passé ? Vous aviez un certain nombre de constructeurs d’utopies à commencer par Rousseau lui-même et puis ensuite évidemment les Saint Simon, Proudhon, Marx, etc...qui vous disaient (avec les révolutionnaires français, les Jacobins, la période Robespierre) : « Nous vous construisons une société parfaite, qui résout tous les problèmes de la justice politique et sociale, et, en vous insérant dans cette société, en même temps vous allez être parfaitement heureux. C’est extrêmement intelligent puisque vous fonctionnerez d’après notre idéologie qui est tout à fait scientifique. Donc il n’y a plus lieu d’une recherche personnelle de la sagesse puisque c’est l’insertion dans cette société parfaite qui va vous rendre parfait et parfaitement heureux. Naturellement, au cas où vous ne seriez pas d’accord, nous le regretterions beaucoup, nous serions obligé de vous éliminer, vous liquider physiquement parce que on peut considérer cela comme un complot. Refuser la justice… oui une dissidence. »
Mais cette idée là qui a aboutit au rejet des moralistes, au rejet des philosophes de l’aphorisme Nietzsche etc… a prévalu pendant 200 ans, il faut bien le dire. Nous construisons une société parfaite et donc au fond, toutes ces histoires de recherche personnelle, de la sagesse, c’est tout à fait démodé…
Alors maintenant tout cela s’est effondré ; on voit bien qu’il n’y pas de construction politique fondée sur une idéologie qui résout une fois pour toute tous les problèmes des êtres humains à la fois collectivement et individuellement. Par conséquent, on revient à la séparation des genres, c’est à dire d’une part la politique est faite pour diriger la société et non pas chaque individu, y compris dans ses pensées les plus secrètes, ce qui était l’objectif du totalitarisme, et donc l’individu se retrouve face à face devant sa liberté et nous avons cette nouvelle génération de philosophes – en France : Comte-Sponville, Luc Ferry, etc…- qui reviennent à une philosophie de l’aphorisme, du conseil pratique, de la réflexion non-dogmatique et de l’absence de prétention à tout résoudre d’un seul coup !

mercredi 10 juin 2009

Ecologie : la nouvelle religion.


"Les grandes mythologies élaborées en Occident depuis l'aube du XIXe siècle ne sont pas simplement des efforts pour combler le vide laissé par la décomposition de la théologie et du dogme chrétiens. Elles sont elles-mêmes une sorte de théologie de substitution. Ce sont des systèmes de croyance et d'argumentation qui peuvent être violemment antireligieux, qui peuvent postuler un monde sans Dieu et nier l'au-delà, mais qui par leur structure, leurs aspirations et ce qu'elles attendent des croyants sont profondément religieux dans leur stratégie comme dans leurs effets."
(Steiner, dans Nostalgie de l'Absolu)


Par Ivan Rioufol :
Le vote surprise, lors des élections européennes d'hier, en France, en faveur d'Europe Ecologie (qui fait jeu égal, 16%, avec le PS), porte deux ambiguïtés. Tout d'abord, le mouvement se laisse gentiment présenter comme une expression "citoyenne", rassemblant au-delà des partis dans le louable souci de protéger l'environnement. Or, c'est faux: Europe Ecologie, dirigée par Daniel Cohn-Bendit, est une formation militante de gauche, qui rassemble des Verts, des altermondialistes, des mouvements associatifs. Il se laisse habilement présenter aussi, deuxième ambiguïté, comme une réponse concrète à ce monde réel que le PS se révèle incapable de penser. Or, là aussi, l'apparence est trompeuse: Europe Ecologie est le fruit de l'idéologie "environnementaliste", qui s'est donnée comme but de "penser un autre monde" en plaidant pour la "décroissance", comme l'explique Cécile Duflot, porte-parole de l'organisation. Dans ce creuset, se retrouvent les ayatollahs verts et leurs fatwas à venir.

Alors que les idéologies s'effondrent sous le poids des réalités, il est paradoxal de voir surgir un mouvement qui, habité par des certitudes qui ne tolèrent aucune contradiction, puise à nouveau dans des constructions chimériques et autoritaires. Son projet de société vise à encadrer les activités humaines et leurs libres initiatives. Ce type de mouvement, d'inspiration totalitaire, ne peut fonctionner qu'en ayant recours au politiquement correct, mis au service de l'intimidation intellectuelle. Ceux qui, parmi les scientifiques, contestent le fait que le réchauffement climatique ne serait pas dû à l'homme mais serait la conséquence de phénomènes naturels déjà observés au fil des siècles, n'ont pas accès à l'expression publique. Pour avoir soutenu cette thèse, Claude Allègre a été traité de
négationniste. Son avenir gouvernemental est devenu très incertain.

Les électeurs d'Europe Ecologie savent-ils exactement pour qui ils ont voté? Le doute est permis, d'autant que la multidiffusion du film apocalyptique de Yann Arthus-Bertrand, "Home", à la veille du scrutin, a probablement éveillé chez le public des émotions dont l'affable Cohn-Bendit a pu tirer profit. Plus de 8 millions de téléspectateurs ont vu ce documentaire, esthétique mais sans nuance, dont Arthus-Bertrand lui-même a dit (Le Parisien, 5 juin) : "C'est un film de propagande", avant d'indiquer qu'il votera pour Europe Ecologie. Reste à espérer que Nicolas Sarkozy, qui indique ce lundi, fort de ses bons résultats, qu'il prendra "des initiatives ouvrant de nouveaux chantiers", ne se laissera pas abuser par ce mouvement qui, sous prétexte d'écologie, combat la société libérale et sa confiance mise en l'homme.

mardi 9 juin 2009

La Sainte Trinité, chez Saint Thomas


La Sainte Trinité, chez Saint Thomas

Extraits tirés de « Saint Thomas d’Aquin Le bœuf muet » de Chesterton.

"Loin de moi l'idée qu'un pauvre frère puisse nier la présence des éblouissants diamants contenus dans votre tête, sculptés en formes mathématiques parfaites et rayonnant une pure lumière céleste; ils sont là presque avant que vous commenciez à penser, ou même à voir, à entendre ou à sentir. Je n'ai cependant pas honte d'avouer que la nourriture de ma raison passe par mes sens; que ce que je pense est grandement redevable à ce que je vois, je sens, je goûte et je touche; et, en ce qui concerne ma raison, je me sens obligé de traiter toute
cette réalité comme étant réelle. Bref, en toute humilité, je ne crois pas que Dieu voulut que l'Homme utilise seulement la sorte d'intelligence élevée et abstraite que vous avez le bonheur de posséder: je crois qu'il existe un lieu mitoyen où des faits sont proposés aux sens pour être traités par la raison; et que la raison a le droit d'y régner comme représentante de Dieu dans l'Homme. Certes, ceci est d'un niveau moins élevé que les anges; mais c'est d'un niveau plus élevé que les bêtes et que tous les objets matériels qui se trouvent réellement autour de l'Homme. Certes, l'homme peut aussi être considéré comme un objet, et même un objet déplorable. Mais un homme peut faire ce qu'un autre homme a fait; et si un vénérable vieux païen du nom d'Aristote peut m'aider à le faire, je lui en serai humblement reconnaissant."

"On ne pourra guère cacher plus longtemps à qui que ce soit, que S. Thomas d'Aquin fut un des grands libérateurs de l'intelligence humaine."

"Le fait de l'histoire nous force à voir que Thomas était un grand homme qui réconcilia la religion et la raison, qui lui ouvrit le chemin des sciences expérimentales, qui insista que les sens étaient les fenêtres de l'âme et que la raison pouvait de droit divin se repaître des faits, et que la Foi avait affaire à assimiler la viande de la plus solide et de la plus pratique philosophie païenne et la raison, qui lui ouvrit le chemin des sciences expérimentales, qui insista que les sens étaient les fenêtres de l'âme et que la raison pouvait de droit divin se repaître des faits, et que la Foi avait affaire à assimiler la viande de la plus solide et de la plus pratique philosophie païenne."

On trouve la confiance en la raison au cœur même de l'enseignement thomiste tandis qu'au cœur même de l'enseignement luthérien, on voudra que la raison ne soit pas du tout fiable.

"Ce point est très au point: ces hommes devinrent d'autant plus orthodoxes, conformes à la foi, qu'ils devinrent plus rationnels ou plus naturels. Devenir plus orthodoxe, plus conforme à la foi, était l'unique façon de devenir plus rationnel et plus naturel. En d'autres mots, une véritable théologie libérale n'a rien à voir avec le libéralisme [théologique] et ne pourrait même pas coexister avec celui-ci."

"Il en va de même avec la vieille question plus métaphysique de l'Un et du Multiple, qu'il faudra reprendre plus tard et que nous reverrons trop superficiellement. Les êtres sont-ils tellement différents qu'ils ne puissent être classifiés, ou tellement unis qu'ils ne sauraient être distingués? Sans prétendre répondre maintenant à de telles questions, nous pouvons en quelque sorte dire que S.Thomas insiste fortement que la variété existe réellement tout autant que l'unité."



Le mystère de la Sainte Trinité chez Saint Thomas.
Synthèse d’un article trouvé dans la revue Nova et Vetera du Fr. Gilles Emery op. ( op signifie : ordre prêcheur, en l’occurrence ici : un dominicain)

Quelle est la finalité de l’étude d’une théologie trinitaire, qui développe les notions de « processions », de « relations », de « personnes » et de « propriétés » , telle que la développe Saint Thomas ?

1. La foi trinitaire et la théologie.
Pour la foi chrétienne, la doctrine de Dieu Trinité – les trois Personnes dans leur être divin et dans l’unité de leur essence et les conséquences qui en découlent à propos de la création et du Salut de l’homme- peut être considérée comme une étude spéculative pure, sans grand intérêt ou influence directe sur une expérience spirituelle ou le vécu d’une vie chrétienne. Or, il n’en est rien : selon Saint Thomas, cette « révélation » du mystère de la Sainte Trinité est « nécessaire » pour nous « permettre de mieux saisir l’activité créatrice de Dieu et, surtout, pour nous donner l’intelligence du salut qui s’accomplit par la mission du Fils et du Saint-Esprit. »
« Dans la Somme Théologique, l’étude des propriétés des personnes divines manifeste leur existence éternelle et leur agir en notre faveur. On observe ce propos économique dans l’étude de la propriété du Père, mais surtout dans l ‘étude de la propriété du Verbe ( le Père dit et Il fait toutes choses par son Verbe) et du Saint-Esprit ( le S.E. est l’Amour par lequel le Père et le Fils s’aiment et nous aiment). »

2. Exégèse biblique et théologie trinitaire.
Lorsque Saint Thomas étudie les textes bibliques et lorsqu’il développe une doctrine trinitaire, il n’y a pas de contradictions entre les deux études : il s’agit de la même théologie trinitaire.
« Quand nous parlons de la théologie trinitaire de saint Thomas, il s’agit donc de sa théologie spéculative telle qu’elle est formulée dans l’exposé de l’Écriture et organisée dans les œuvres de synthèse. »

3. Les prérogatives de la foi et le refus du rationalisme
Saint Bonaventure tentera de montrer que la connaissance de la Sainte Trinité- un Dieu en trois personnes- peut découler de la raison ou de l’intelligence croyante : en effet, selon lui et les premiers maître franciscains, « la bonté de Dieu fournit le motif de la pluralité des personnes divines : il appartient en effet au bien de se communiquer (bonum diffusivum sui) ; puisque la bonté divine est parfaite, sa communication doit donc être parfaite, et cela exige une altérité de personnes : la parfaite bonté de Dieu implique donc la communication de toute la substance divine en Dieu lui-même par la génération du Fils et par la spiration du Saint-Esprit[12]. »
Saint Thomas récuse la nécessité de la raison dans la croyance de la Sainte Trinité : il s’agit simplement d’une vérité de foi et il distingue donc ainsi complètement la foi et la raison.
Les « raisons » invoquées pour étudier le mystère de la Sainte Trinité ne seront jamais que des arguments pour montrer que ce que la foi propose n’est pas impossible. Mais il n’y aura pas de preuves rationnelles au mystère de la Sainte Trinité.

Quel va donc être l’intérêt d’étudier rationnellement une vérité de foi ?

4. « Saisir quelque chose de la vérité qui suffit pour exclure les erreurs »
En fait, dans sa théologie trinitaire, Saint Thomas va développer plusieurs thèmes ( personne, relation, ordre, origine, procession) qu’il applique à Dieu en suivant les règles de l’analogie. C’est là tout l’intérêt de l’étude de la Sainte Trinité chez Saint Thomas : on va pouvoir étudier des notions comme la procession, la relation et la personne et suivant l’analogie appliquer nos connaissances à Dieu-Trinité.
La procession.
La notion de procession du Fils et du Saint-Esprit a été historiquement développée en réaction à l’arianisme qui mettait en cause l’origine immanente en Dieu de ces deux personnes ( le Fils et le Saint-Esprit). En d’autres termes, l’hérésie arienne consistait à expliquer que le Fils et le Saint-Esprit n’étaient pas Dieu puisque leur existence dépendait du Père. Ils ne seraient donc que des créatures par rapport à Dieu.
L’analogie doit permettre de saisir « une procession immanente c’est à dire le fait que les trois personnes trinitaires sont de même substance mais se distinguent par leur relations réelles.

« S. Thomas reçoit d’Aristote la distinction de deux sortes d’actions : l’action « immanente » qui demeure dans le sujet agissant (connaître, vouloir, sentir), et l’action « transitive » qui se porte (transit) vers une réalité extérieure (chauffer, construire, faire). Dans les deux cas, l’action donne lieu à une procession : procession d’une réalité intérieure dans le cas de l’action immanente ; procession d’une réalité extérieure dans le cas de l’action transitive. Par analogie, il faut reconnaître ces deux types d’actions en Dieu : les processions trinitaires dans un cas , et l’action de création et de gouvernement divin dans l’autre. »

Or, l’arianisme va nier la divinité du Fils et du Saint-Esprit car il va expliquer que le Fils et le le Saint-Esprit sont « engendrés » mais sous le mode d’une action transitive, vers l’extérieur et non sous le mode d’une action « immanente » c’est à dire qui demeure dans le sujet ( ici, en l’occurrence le Père ) ce qui est le cas pour une vraie explication de la Trinité.
Les ariens ont été bloqués par une conception erronée de la procession.

Toute procession dépend de l’action : soit action vers l’extérieur, soit action vers l’intérieur. Et par analogie, nous pouvons dire :
« Et cela s’observe surtout (maxime patet) dans l’intellect dont l’action, à savoir l’intellection, demeure dans le sujet connaissant »
Ainsi pour connaître, il nous faut agir de façon immanente : les idées demeurent dans l’esprit de celui qui connaît.
Même chose dans le domaine de l’amour : pour aimer, il nous faut partir de l’action immanente, le sujet qui aime possède l’amour en lui.
Cette analogie du Verbe et de l’Amour, avec la procession immanente permet de comprendre comment le Fils et le Saint-Esprit sont co-substantiels au Père.

La relation
Pour celui qui suit la foi catholique, il y a une seule substance en Dieu mais des relations réelles entre le Père, le Fils et Le Saint-Esprit.
Problème avec Arius : il remet en question l’essence divine des trois personnes car si le Fils et le Saint-Esprit demeurent dans le Père selon le mode de l’action immanente, alors ils ne se distinguent pas les uns des autres comme des personnes. S’ils se distinguent, alors, le Fils et le Saint-Esprit sont des créatures engendrées par le Père et n’ont plus la même essence que le Père.
Pour le problème de la même essence, on a vu qu’on pouvait résoudre le problème par la notion de procession et d’action immanente.
Quant à cette notion de personne distincte, il faut utiliser l’analogie de la « relation »

Ceux qui suivent l’enseignement de la foi catholique doivent dire qu’il y a en Dieu des relations réelles. La foi catholique reconnaît en effet trois personnes, d’une seule essence, en Dieu. Or tout nombre résulte d’une distinction. Il faut donc qu’en Dieu il y ait non seulement une distinction par rapport aux créatures qui diffèrent de Dieu par leur essence, mais aussi une distinction quant à ce qui subsiste dans l’essence divine. Or cette distinction ne peut pas avoir lieu par une réalité absolue, car tout ce qui est attribué à Dieu sur le mode d’une réalité absolue signifie l’essence divine, et il s’ensuivrait alors que les personnes divines se distingueraient par leur essence : c’est l’hérésie d’Arius. Mais cette distinction ne peut pas être purement conceptuelle non plus, car [...] il s’ensuivrait que le Père est le Fils, et que le Fils est le Père [...], et alors les personnes divines ne se distingueraient que par leurs noms : c’est l’hérésie sabellienne. Il reste donc qu’il faut affirmer que les relations en Dieu sont réelles. Ainsi, en suivant l’enseignement des saints [Pères], il nous faut rechercher comment cela peut être, bien que notre raison ne puisse pas parvenir à le saisir pleinement[44].

Nous sommes aujourd’hui mieux en mesure d’apprécier les sources historiques de la doctrine de la relation qui est exploité directement à partir d’Aristote. La relation a fait son entrée en théologie trinitaire dès les premiers moments de la crise arienne pour justement contrer cette dernière.( arianisme radical, chez Eunome de Cizique )
Doctrine de la relation :
Parmi les noms, deux sortes : les noms substantiels qui se rapportent directement à l’essence de quelque chose ou quelqu’un ( ex. : lorsqu’on parle d’homme, de cheval ou de bœuf ) et les noms relatifs qui évoquent non pas la substance mais une relation.( ex. : fils de, esclave, frère etc, etc..) et ne touchent pas au substrat des réalités évoquées.

« Il y a donc deux sortes de noms : les noms substantiels et les noms relatifs. Il y aura, de même, deux plans dans notre connaissance de Dieu Trinité : celui de la substance et celui de la propriété relative des hypostases. Le discours sur Dieu s’effectue dès lors par la « combinaison » de ces deux éléments. Cet usage de la relation vise principalement à montrer que le Fils, bien qu’il ne soit ni Père ni « inengendré », est pourtant pleinement Dieu : « ne pas être Père » n’enlève rien de divin au Fils, puisque les noms Père et Fils n’expriment pas la substance de la divinité, mais la relation mutuelle du Père et du Fils. »

Les personnes ne se distinguent pas en vertu de leur substance, car celle-ci est identique, mais en vertu des relations qui les constituent dans la nature divine.

La personne
Saint Hilaire explique : “En croyant cela, à savoir la pluralité des personnes en Dieu, commence, avance, persévère. Même si je sais que tu n’arriveras pas au terme, je te féliciterai pourtant de ton progrès. En effet, celui qui avec piété poursuit l’infini, même s’il ne l’atteint jamais, tire néanmoins profit de sa marche en avant”

La raison ne peut intégrer cette notion de Trinité. Il s’agit donc d’une vérité de foi. Mais elle peut malgré tout tenter d’en comprendre le maximum pour simplement la sauvegarder des erreurs d’interprétation et hérésies. Ça a été l’obsession et le travail de tous les Pères de l’Eglise et de Saint Thomas.
La réflexion sur la Sainte Trinité n’eu pour but que de permettre aux chrétiens une meilleure contemplation de cette vérité de foi et aussi une défense de cette même vérité de foi contre les hérésies. On a donc du inventer de nouveaux mots pour signifier Dieu ou le nommer, simplement pour contrer ces hérésies à son propos.
Le terme de personne pour nommer Dieu est à prendre dans ce sens : « La réflexion sur la personne n’aura donc pas d’autre but que de nous aider à saisir ce que la Révélation dit de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. »

La vérité et l’erreur
En résumé : la Somme de théologie ne reprend pas le dossier biblique et patristique de la Somme contre les Gentils, mais elle organise et approfondit les thèmes spéculatifs qui servent à saisir quelque chose de la vérité afin d’écarter les erreurs et de répondre aux objections rationnelles : la procession, la relation, la personne, la doctrine du Verbe et de l’Amour.

Manifester la vérité et critiquer les erreurs participent de la même façon dans ce travail théologique sur la Sainte Trinité.
Les erreurs les plus intéressantes sont celles qui s’attaquent le plus profondément à la vérité.
Les hérésies ont donc permis et permettent toujours ce travail indispensable de la raison spéculative pour éclaircir autant que faire se peut le mystère de la Sainte Trinité.
La manifestation de la vérité et la réfutation des erreurs ont partie intimement liée, de telle sorte que l’une ne peut pas s’accomplir sans l’autre.

Deux erreurs en matière trinitaire : le modalisme sabellien et l’arianisme et le semi-arianisme pneumatomaque.

« L’élaboration d’une réflexion spéculative sur la Trinité, avec l’emploi d’analogies et l’usage de ressources philosophiques, est donc guidée par un motif qui comporte un double aspect : la contemplation de la vérité révélée, permettant la défense de la foi contre les erreurs. La théologie trinitaire a pour but de montrer que la foi en la Trinité est raisonnablement pensable…

En effet, lorsqu’on manifeste l’intelligibilité de la foi trinitaire par des « arguments vraisemblables », on montre – sans prouver la foi – que les arguments des hérésies ou les objections contre la foi trinitaire ne s’imposent pas nécessairement, puisque, en posant une autre voie, on établit une alternative valable, capable de manifester la vérité de la foi. Il ne s’agit pas exactement de montrer la stricte convergence de la foi et de la raison, mais plutôt leur non-divergence ou, mieux encore : la convenance du vrai.

5. La question des propriétés de Dieu.
Saint Thomas commence par rappeler la simplicité de Dieu. Dieu n’est pas composé de ceci ou de cela mais sa personne correspond parfaitement à son essence.
Mais notre intelligence humaine peine à concevoir cette simplicité divine. En effet, par notre langage humain, nous avons des mots concrets qui saisissent des réalités concrètes ( une fleur, un oiseau,..) et des mots abstraits pour saisir les « principes « ou « formes » de ces réalités ( la blancheur de la fleur ou l’animalité de l’oiseau ). Pour parler de Dieu, nous allons utiliser ce langage humain et utiliser et parler de Dieu lui-même ( mot concret) et parler du Père ( mot abstrait qui se réfère à la paternité divine )
Ces explications nous renvoient à la question rencontrée par les Pères Cappadociens dans leur débat avec l’arianisme et le sabellianisme. La foi confesse trois hypostases ou trois personnes en Dieu : le Père, le Fils, le Saint-Esprit. Mais comment montrer que les Trois, bien qu’ils soient le même Dieu, ne se confondent pas ? Comment saisir et manifester que le Père n’est ni le Fils ni le Saint-Esprit ? Pour montrer la vraie divinité des trois personnes, il a fallu dégager le concept d’« essence » (ousia) par laquelle chacune des trois personnes est vraiment Dieu. De même, pour montrer la vraie pluralité et la distinction des personnes, il a fallu discerner les caractéristiques par lesquelles le Père est Père, le Fils est Fils, et l’Esprit est Esprit. La doctrine des propriétés, telle qu’on la trouve à sa première maturité chez saint Grégoire de Naziance est née de cette question : en cherchant les caractéristiques des personnes, on pourra montrer leur distinction dans l’unité, face à l’arianisme et au sabellianisme qui nient soit la vraie divinité soit la vraie pluralité de ces personnes.

Pour montrer que le Père se distingue du Fils et du Saint-Esprit, il faut montrer, à l’aide du langage abstrait des notions et propriétés « ce par quoi » le Père se distingue du Fils et du Saint-Esprit.
La précision des notions est un exercice typique de l’intelligence humaine : en effet, Dieu, dans sa simplicité ne se distingue pas entre ce qu’Il est(Dieu), qui Il est (le Père) et ce par quoi il est Père (la paternité). Mais nous, nous nous devons de distinguer au mieux ce mystère pour le contempler.

6.La théologie trinitaire comme « exercice spirituel »
Tenter de connaître, d’approfondir sa connaissance du mystère trinitaire ou d’un autre mystère de foi est un exercice spirituel pour un croyant : cette connaissance, ne nous le cachons pas, est extrêmement réduite face à l’infinité que Dieu (« une petite goutte » dit Saint Thomas) mais elle permet malgré tout de développer notre amour de Dieu, tout simplement parce que lorsqu’on aime, on veut connaître et plus on connaît, plus on aime !
saint Augustin propose alors un exercice d’élévation, de degré en degré, afin de déceler dans la créature, comme en miroir, la Trinité divine : dans les œuvres corporelles de Dieu, dans l’homme extérieur puis dans l’homme intérieur, dans ses facultés et, surtout, dans ses actes spirituels d’union à Dieu.


« l’étude de la Trinité dans son mystère intime s’achève dans l’étude de l’économie trinitaire. » ce qui signifie que l’étude du mystère trinitaire permet de mieux comprendre la doctrine du salut de l’homme par Dieu, de renforcer plutôt notre foi et d’aimer surtout Notre Seigneur et notre Dieu qui nous sauve.