mercredi 3 décembre 2008

Steiner, « Nostalgie de l’Absolu ».

Steiner, Nostalgie de l'Absolu

Le déclin des confessions chrétiennes qui ont structuré la vision occidentale de l’identité de l’homme, ce déclin a laissé dans l’existence morale et intellectuelle de l’homme occidental un vide immense .
Ce vide a été remplacé par des « métareligions » ou « antithéologies » ou « mythologies ».
Qu’est ce qu’une « mythologie » ou théologie de substitution ?
Trois conditions sont nécessaire pour prétendre à être une « mythologie ».
1/ L ‘analyse proposée doit être totale et si l’on peut réfuter un point, alors tout le corps de pensée s’écroule.
2/ Cette « mythologie » a une naissance, une origine aisément reconnaissable dans une révélation. Cette révélation sera souvent contestée par des adeptes ou disciples qui provoqueront ainsi l’apparition d’écoles diverses ou hérésies.
3/ Cette « mythologie » a son propre langage, ses propres codes.
Ces théologies de substitution sont généralement sans Dieu, anti-transcendance mais elles sont très « religieuses » dans leur structure ou forme.

Reprise de ces trois caractéristiques avec le marxisme :

1/ L’analyse, la vision du monde et de l’homme proposée doit être « totale ». Si un élément de cette pensée possède une faille, c’est tout le système qui s’effondre.( Ex. pour une religion chrétienne : si on ne croit pas en un des messages du Christ, on ne croit plus en rien, en fait ).
Marx propose réellement une vision du monde : « le marxisme traduit la doctrine théologique de la chute de l’homme, du péché originel et de l’ultime rédemption en termes historiques et sociaux. ».
2/ Deuxième aspect de la mythologie : elle possède comme toute religion traditionnelle une naissance, une origine aisément reconnaissable dans une révélation. Marx est plutôt obscur, selon Steiner quant à la déchéance humaine, point de départ d’un progrès. « Qu’est ce que la chute de l’homme ? Quel péché a t-il commis ? Le marxisme n’y répond pas vraiment. En revanche, on ne saurait douter du caractère messianique de ce qu’il dit de l’avenir….C’est précisément parce que le scénario millénariste de la rédemption de l’homme et de l’instauration du royaume de la justice sur terre continue de captiver l’esprit humain. »
3/ Troisième caractéristique de la mythologie : elle possède son propre langage, ses codes. A propos du marxisme : « Nous avons la vision du prophète et les textes canoniques légués aux fidèles par le premier des apôtres. En témoignent les liens entre Marx et Engels ; l’achèvement posthume du Capital ; la publication progressive des premiers textes sacrés. »
Tous ces aspects qui font du marxisme une théologie de substitution expliquent fort bien pourquoi encore de nos jours nous trouvons une gauche extrême en pleine forme et des « martyrs » de la cause prêts à être adorés ou plutôt idolâtrés, prêts à se sacrifier ( ex : Rouillan qui ne regrette rien de ses actes)

Voyages à l’intérieur.

Karl Popper voit dans le marxisme et la psychanalyse deux grands exemples de pseudo-science.
Freud aurait bien voulu donner à la psychanalyse des fondements biologiques. « Freud redoutait – c’est le mot juste, je crois – l’écart croissant entre la psychanalyse et l’investigation clinique, entre l’image psychanalytique d’une architecture tripartite de l’esprit – moi, surmoi et ça – ou la dynamique du refoulement et de la sublimation, d’un côté, le traitement neurophysiologique et biochimique des fonctions mentales de l’autre. » (P24)
Freud n’aura jamais de confirmation clinique de sa psychanalyse. Certes, cette dernière a eu une influence considérable sur la culture occidentale mais elle ne consiste en fait qu’à une étude « d’habitudes linguistiques et comportementales à un moment et lieu donnés ( vie bourgeoise en Europe centrale et occidentale entre 1880 et 1920). » (P25-26)
L’influence freudienne montre à quel point la psychanalyse a été une sorte de subrogé de théologie.
Le mythe est triplement présent dans la psychanalyse. Freud a en effet pensé les mythes et les religions pour étayer ses théories ( CF. la théorie freudienne du mythe d’Œdipe ). La littérature va apporter une forme de validation à la théorie freudienne, à la place de l’expérience scientifique.(P30)
Deuxième aspect : Freud va incarner sa théorie grâce à la figure de Moïse. ( Marx utilisera celle de Prométhée). Comme Moïse, il se devait de diriger l’humanité vers plus de raison, d’équilibre psychique, comme Moïse, il se fit « trahir » par ses meilleurs élèves qui fondirent d’autres écoles de la psychanalyse. (P32-33)
Enfin troisième aspect de la présence du mythe : pour Freud, il y a aussi le mystère du péché originel. Celui-ci serait du au fait que l’humanité porte la marque du meurtre originel : celui de la figure du père tuée par ses fils.(P34)
D’où une tension permanente entre une pulsion de mort et un ordre dans la société. Le mythe du sens de la vie : Deux dieux, deux principes gouvernent notre existence : l’amour, Eros et la mort, Thanatos. Mais la finalité de l’espèce humaine, contrairement à ce que l’on pense, n’est pas l’amour ou la survie de l’espèce mais au contraire l’inertie, le repos, la mort. « La consommation de la libido réside dans la mort ».(P35)
Pour Marx, il y a à retrouver un état édénique sur terre, pour Freud, cet état réside dans la mort .
La psychanalyse freudienne veut débarrasser la psyché humaine des illusions de la religion. Jung, élève et « traître » de Freud, au contraire voudra redonner sa place à la religion.
« Freud s’efforça de bannir les ombres archaïques de l’irrationalisme, de la foi dans le surnaturel. Sa promesse, comme celle de Marx, était promesse de lumière. Elle ne s’est pas accomplie. Au contraire. »(P39)

Le Paradis perdu

Claude Lévi-Strauss évoque l’influence de Marx et Freud sur son propre travail d’anthropologie. Il veut aller au bout du raisonnement théorique des deux premiers en l’appliquant à son propre travail d’anthropologue.
L’anthropologie est la science de l’homme. « …l’anthropologue, selon Lévi-Strauss, doit pratiquer une « science de l’homme » aspirant à un modèle global de la nature de la vie humaine au regard duquel l’investigation marxiste des forces sociales et la cartographie freudienne de la conscience ne sont que des préliminaires. » (P42)
L.S. veut unifier l’investigation marxiste des forces sociales et la cartographie freudienne de la conscience et approfondir ainsi la science de l’homme . Il est vraiment l’inventeur de la notion de mythologie, totale et complète. « Il se fait créateur de mythes, mythographe, il est un inventeur de légendes, accordant une importance absolument centrale à la notion de mythologie totale, complète. » (P43) « Pour Claude Lévi-Strauss, les mythes sont, très simplement, les instruments de la survie de l’homme en tant que qu’espèce pensante et sociale. » (« mytho-logie ») « Aux yeux de Lévi-Strauss, l’homme est un primate mythopoïétique…un primate capable de fabriquer, de créer des mythes, et à travers eux d’endurer la teneur contradictoire, insoluble, de son destin. »(P44)
C’est par les mythes que l’homme donne sens au monde et c’est par les mythes qu’il peut affronter toutes les contradictions du monde, internes ( Freud) et externes (Marx) : être et non-être, mâle et femelle, jeunesse et vieillesse, lumière et ténèbre…)
« Pour Lévi-Strauss, raconter des histoires est la condition même de notre existence ; »(P44)
L’esprit « code » toutes les données empiriques reçues selon un mode binaire : le oui et le non, l’organique et l’inorganique. Il y a une structure binaire de la réalité.(P45)
La structure binaire la plus importante est celle, selon L.S., de la Nature et de la Culture. L’homme est composé d’éléments acquis qui interagissent entre eux et qui divisent l’homme dans son être même.(P45)
L.S. est plus précis quant à Marx et Freud par rapport à la division originelle de l’homme. En effet, de par cette structure binaire qui compose l’homme, Nature et Culture, on s’aperçoit que le passage d’un état de nature à un état de culture a été pour l’homme une « étape destructrice »(p46). Le vol du feu par Prométhée qui était dans la mythologie marxiste l’avènement du progrès ( ou le passage de l’ignorance à la connaissance intellectuelle) s’est fait avec le divorce de l’ordre naturel. Tous les mythes s’attachent à démontrer ce divorce avec la nature. Ce divorce avec la nature fait entrer l’homme dans son humanité mais le laisse déséquilibré. L’évolution du langage a permis cet accomplissement humain mais accentue le divorce avec la nature : « Le langage est la condition de l’excellence humaine, mais l’homme ne peut ni communiquer avec ses parents animaux ni les appeler à l’aide. »(P49) Les primitifs ou peuplades sauvages qui ont subsisté ont rendu cette rupture avec la nature moins violente que l’homme occidental.
Mais cet homme occidental, (« le génie prédateur des grecs ») a détruit l’objet même de son étude, ces sauvages et les pans de nature restante. Le ravage de la nature a pour nom, chez L. S., progrès technique. Ce meurtre écologique conduit directement l’homme du XXè siècle à l’Holocauste c’est à dire à la destruction propre de l’homme. « L’anthropologie, la science de l’homme, trouve son apogée dans « l’enthropologie ».(P53)
Trois mythologies rationnelles qui revendiquent un statut scientifique et qui procèdent d’une métaphore commune, le péché originel. Ces trois substituts du Christianisme ont été développés par trois Juifs.

Les petits hommes verts

Nous vivons dans un climat d’irrationalisme depuis le déclin du Moyen-Age. Il suffit de constater, par exemple, le succès de l’astrologie. On croit avec énergie aux ovnis. (P60-61) Enfin, « l’occulte est devenu une immense industrie avec des subdivisions à n’en plus finir. Les phénomènes psychiques, psychocinétiques et télépathiques sont étudiés avec le plus grand sérieux. »
Or nous savons bien qu’un dualisme primaire entre corps et esprit ne tient pas : « entre l’immatériel et le matériel existent des réciprocités d’interaction dynamique. Partout, le vieux divorce entre la chair et l’esprit cède à une métaphore du continuum autrement plus complexe. »(P65)
Dans le domaine scientifique, les débats sont beaucoup plus profonds et ouverts que les explications astrales proposées. « L’état présent de la recherche se distingue par une largesse spéculative sans parallèle ».
Enfin, « troisième grande sphère de la déraison : l’orientalisme ou l’attrait pour les sagesses orientales ( cultes grecs à mystères et franc-maçonnerie)
Toutes ces déraisons en fait sont des critiques de nos propres valeurs occidentales.
En fait, la religion chrétienne d’un côté et la raison de l’autre se sont toutes deux révélées impuissantes face à la barbarie humaine. Du coup, l’homme jette son regard vers le ciel, littéralement et attend son salut hors de la terre. « Incapable d’affronter sa propre condition, l’homme espère désespérément une surveillance bienveillante, à laquelle rien n’échappe, et, à l’extrême, une aide venue de l’extérieur. »(P71)
Les occidentaux ne croient plus du tout que leur civilisation est supérieure à toutes les autres.
Ils sont attirés par « les traditions de l’Asie, des indiens d’Amérique et de l’Afrique noire »(P72)
Cet accès général de déraison cache, au delà du rejet de notre civilisation occidentale, la nostalgie de l’Absolu et surtout la faim du Mystère. Les théologies de substitution n’ont pas comblé cette nostalgie. Les sciences exactes pourraient-elles le faire ?

La vérité a t-elle un avenir ?

Pour Auguste Comte ou Marx, il était évident qu’au fur et à mesure qu’il y aurait un essort des connaissances scientifiques, les religions déclineraient car devenues inutiles pour expliquer le monde et l’homme et donner la vérité. « En passant des explications spécieuses de la théologie…à une authentique intelligence scientifique… l’homme… satisferait la brûlante soif de vérité de l’esprit et de l’âme ».(p 76)
La recherche d’une vérité abstraite a été le fait d’une culture grecque et occidentale. Les progrès techniques et scientifiques ont augmenté le champs de cette vérité à trouver.
« Cherchez la vérité, trouvez-la, et vous serez un homme plus complet, plus libre. » (P 79)
Il y a eu quelques oppositions à cette quête scientifique de la vérité : par l’Eglise et surtout des attaques par les Temps Modernes. La vérité serait une arme dans la lutte des classes et elle serait aux mains de la bourgeoisie.
Mais il y a plus inquiétant que cette vision de la vérité : « Certes la vérité ne nous rend pas forcément libres, mais elle peut aussi nous détruire ».(p 81) Trois exemples de ce fait : le premier est la pensée de l’entropie, de l’épuisement de l’univers – avec l’interrogation : quand est-ce que cet entropie commencera à nous destabiliser par rapport à notre sentiment d’une vie éternelle-. Le deuxième exemple est le fait que l’homme ne paraît pas être constitué pour de longue périodes de paix mais plutôt fait pour la guerre. Seul problème : la guerre de nos jours sera totalement destructrice. Troisième exemple : les avancées de la recherche pourraient arriver à des conclusions qui mettraient en péril la survie même de l’homme. Elles font souhaiter la fin de la recherche scientifique donc la fin de la recherche de la vérité qui apparaît comme dangereuse pour l’homme. Il vaudrait mieux s’attacher à notre aspect moral plutôt qu’à notre aspect intellectuel et dominateur. « On nous presse d’abandonner l’altière image de l’Homos sapiens – de l’homme de savoir, de l’homme qui traque la connaissance – au profit d’une vision enchanteresse de l’Homo Ludens : tout simplement , d’un homme qui joue, d’un homme détendu et intuitif, de l’être pastoral ». (P86) Retour à une écologie primaire recommandé.
Ce retour paraît complètement illusoire et utopique. De plus cela va « contre l’histoire de notre cortex, du cerveau tel que nous l’avons employé en Occident. »(P 87) Et l’homme est constitué pour continuer à se poser des questions et à tout « dévorer » sur son passage.
Cependant, loin d’imaginer comme au temps de l’Antiquité que la vérité est l’amie de l’homme, nous pouvons penser aujourd’hui que la vérité a un avenir, elle, et en opposition à l’homme.
« La vérité, je crois, a un avenir ; que l’homme en ait un est beaucoup moins clair. Mais je ne puis m’empêcher d’avoir ma petite idée sur ce qui importe le plus. » (P 89)