mardi 28 décembre 2010

Répliques, l’art de la lecture avec Michel Crépu et Charles Dantzig (04/12/2010)


Emission à écouter ici : http://www.touslespodcasts.com/annuaire/radio-tv/radio-nationales/632-episode599993.html

Alain Finkielkraut : J’adore les vaches. J’ai donc été enthousiasmé par les phrases qui concluent l’avant-propos de « La généalogie de la morale ». Pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, écrit Nietzsche « une chose avant toute autre est nécessaire, que l’on a parfaitement oublié de nos jours, une chose qui nous demanderait presque  d’être de la race bovine et certainement pas un homme moderne, je veux dire savoir ruminer. » A Charles Dantzig qui après son « Dictionnaire égoïste  de la littérature française » publie : « Pourquoi lire ? » et à Michel Crépu qui a réuni sous le titre « Lecture » (au singulier) les chroniques littéraires qu’il a tenues entre 2002 et 2009 pour La revue des deux mondes, je voudrais demander s’ils se reconnaissent dans ce portrait nietzschéen du bon lecteur.

Charles Dantzig : Mais oui tout à fait. Je trouve qu’il a raison et ce qui m’a frappé quand vous citiez sa phrase c’est que, tout d’un coup, il m’est revenu à l’esprit ce qu’il dit de la façon d’écrire et en revanche il associe ça à la marche ce qui est tout à fait contraire de l’état statique qu’il demande aux lecteurs. Donc, c’est assez frappant d’ailleurs, la lecture et l’écriture vont ensemble mais pas du même pas évidemment, c’est une rumination et un lecteur est à sa façon infiniment statique, oui, je crois… Il va finir par contredire d’ailleurs le cher Baudelaire qui appelait Georges Sand « la vache à écrire ».

AF : Et en même temps vous dites, ça n’est pas tout à fait une rumination mais enfin ! Ca répond au désir qu’a Nietzsche de voir le lecteur approfondir sa lecture, vous dites Charles Dantzig : « un lecteur n’est pas un consommateur qui ferait disparaître les livres en les mangeant » donc voilà… La vache rumine lentement, ça n’est pas tout à fait une consommatrice fébrile comme les consommateurs d’aujourd’hui et vous dites : « Quand on dit qu’ils dévorent, l’image est hasardeuse, un bon lecteur écrit en même temps qu’il lit ; il entoure, raye, met des appréciations dans tous les interstices laissés libres par l’imprimeur. »

CD : Mais oui mais c’est cela la rumination, c’est cela la rumination, bien sûr.

AF : Donc vous, vous écrivez à propos des livres et dans les livres eux-mêmes ?

CD : Ah oui oui oui ! Moi je trouve que la marge est l’espace du lecteur et le mien et celui de tout le monde. C’est une chose qu’on m’a apprise enfant et je crois une des seules choses que je n’ai pas contestée : on m’a dit : écris en lisant. Et je crois que c’est la meilleure ou en tout cas une des bonnes façons de lire. Parce qu’il faut s’approprier la lecture sinon ça n’est qu’un survol ; et le stylo qui est là dans ma marge ou à souligner est le harpon qui nous permet de nous arrêter sur quelque chose, je crois, ça me paraît très simple non ?

Michel Crépu : J’acquiesce tout à fait à la rumination parce que le point commun, je crois, avec le lecteur, avec la lecture, c’est le sans-fin. La rumination est illimitée. Je n’ai jamais vu de mémoire de promeneur une prairie entièrement rasée par les vaches qui l’occupent ! Il y a deux choses : il y a le fait que c’est une expérience effectivement interminable et donc qui suppose une sorte d’indifférence au fond à l’égard du but : est-ce que la vache, dans quelle mesure la vache –c’est un spectacle qui toujours me fascine- sait-elle qu’elle fait ce qu’elle fait ? Bon… Et puis la rumination pour moi ne peut pas ne pas non plus faire écho à la grande tradition monastique de la Lectio Divina qui repose sur le même principe. Alors, c’est la Bible, c’est Le Livre, mais la rumination du livre, elle est aussi interminable et on n’en finit pas de savourer le sens du livre.

AF : Mais en même temps ça ne peut pas s’appliquer à tous les livres alors que si on lit le titre de votre ouvrage, Charles Dantzig, « Pourquoi lire ? », on pourrait penser que vous vous contentez d’un éloge de lecture en tant que telle. Or il me semble qu’il y a évidemment des distinctions à faire, il y a des livres qui peuvent être objet de ruminations, s’inscrire dans la lignée de la Lectio Divina –une forme de prolongation séculière- et puis d’autres qui relèvent d’une lecture tout à fait différente, plus instrumentale sans doute ?

CD : Puisque vous mentionnez mon livre : mon livre parle de cette lecture qui me paraît très singulière qui est la lecture de littérature. J’aurais pu écrire sur la lecture de philosophie, d’économie, de politique, de choses comme ça… Je trouve que la lecture de littérature est une chose très singulière…Non ?

MC : Moi je dirais une chose, c’est que les vrais livres…

CD : Oh ! La vérité quand il s’agit de juger un livre…ça devient un jugement de valeur…

MC : Non, pas un jugement…un vrai livre pour moi n’est pas un livre qui suppose un jugement mais simplement qui est porteur d’une certaine vérité. Un livre qui n’est pas porteur d’une certaine vérité –pas au sens : j’ai raison, tu as tort mais au sens où il est porteur d’un enjeu auquel on ne peut pas ne pas se confronter et qui fait la valeur du livre, pour moi c’est un critère fondamental. Les livres où je ne reconnais pas la présence de cet enjeu là sont des livres qui tombent, qui ne m’intéressent pas. C’est en ce sens là que pour moi ce ne sont pas de vrais livres.

CD : Oui, je comprends, mais en même temps, là, vous posez à la fois la valeur et le critère et vous en êtes le juge et le… Si ! Un petit peu ! Parce que je comprends très bien ce que vous voulez dire… C’est tout d’un coup l’emploi du mot « vérité », d’une valeur, d’une nécessité qui en est juge enfin…

AF : Mais en même temps qui est juge de la littérature ? Parce qu’après tout, la littérature, ses frontières sont assez floues donc si vous dites littérature c’est que  vous excluez ! Vous discriminez ! Au nom de quels critères ? C’est très important de jouer carte sur table !

CD : Vous avez raison, mais ce que je veux… Il y a quand même de choses qu’on peut objectivement séparer, on voit bien que certains livres de philosophie pure sont différents d’un roman ou de…

MC : Non ! Alors je réemploie encore le mot de « vrai » mais un vrai livre de philosophie, comme l’est par exemple –quand je dis ça je pense à certains livres de Deleuze- la sensation, la relation qu’on peut avoir au texte est exactement de même nature que celle qu’on peut avoir avec un roman…

AF : D’ailleurs, avec Nietzsche aussi …

CD : Avec Nietzsche aussi mais vous avez évidemment raison parce que vous êtes en train de prendre les plus littéraires des philosophes, vous comprenez !

MC : Non, je peux prendre… Leibniz, c’est pareil !

CD : Mmm oui… on peut dire de Leibniz…

MC : … Ou de Hegel !

CD : …ou de Hegel, oui…effectivement mais enfin ça devient plus compliqué dès qu’on prend Kant, à part certains écrits très légers de Kant qui sont plus rares, ça devient plus compliqué. Effectivement Nietzsche peut être considéré comme un littérateur aussi à sa façon mais il y a quand même des formes objectives de séparation entre les genres. Un livre d’économie est un livre d’économie, un livre de politique est un livre de politique, il y a un moment où l’on peut trancher ces choses là…

MC : Je n’arrive pas…

AF : Mais justement, admettons qu’on puisse…

CD : Et pardon, il y a aussi l’intention du livre, excusez-moi, mais il y a quand même certains livres qui expriment eux-mêmes une intention. Là nous parlons de Deleuze, de Nietzsche qui ont écrit souvent des livres fragmentaires ou sans sujet unifiant, si l’on peut dire, et qui n’expriment pas d’intention forte ; ça peut être ça aussi, alors que, voilà, un livre de philosophie de système qui…, voilà, ça peut être un livre à intention ou un livre pas à  intention.

AF : Il y a bien sûr la question du style en effet ; il y a des livres de philosophie qui relèvent de la littérature à cause de la beauté du style ou de la langue –moi je citerais à côté de Nietzsche et de Deleuze Lévinas dont la langue est absolument extraordinaire, qui est un grand écrivain de langue française. Mais Charles Dantzig, justement, vous vous êtes un peu cabré si j’ose dire, quand vous avez entendu le mot de vérité. La science et la philosophie, chacune à sa façon, ont affaire à la vérité. Est-ce que vous pensez que ce n’est pas le cas de la littérature, ou bien que la vérité peut être un critère de distinction à l’intérieur de la littérature entre la bonne et la mauvaise. Parce qu’il faut à la fois distinguer la littérature de ce qui n’est pas elle mais il faut opérer des distinctions dans la littérature elle-même.

CD : Bien sûr, j’ai tendance à pense que ça ne peut pas être un critère pour la littérature parce que ça la résume à un objet qui n’est pas celui qu’elle veut. Est-ce qu’on peut dire qu’en écrivant un sonnet Mallarmé a voulu la vérité ? Non ! Ce n’est pas ce qu’il cherche ! Donc il faut aussi juger la littérature en fonction de ce qu’elle veut. Ce n’est pas du tout parce que je suis contre la vérité, mais je veux dire : on ne peut pas demander à la littérature d’être jugée sur une chose qu’elle ne prétend pas communiquer.

MC : Oui : d’ordre argumentatif mais bien sûr que Mallarmé ne cherche pas à démontrer. On n’est pas dans l’argumentaire, on est dans quelque chose qui fait partie de l’expérience de la réception qu’on fait d’un poème de Mallarmé ou de Kafka…

CD : Ce qui me gêne dans le mot « vérité », c’est le côté assertif de la chose ; ça n’est pas une démonstration, une démonstration existe…

MC : …Pas du tout…

AF : Oui mais vous vous référez très souvent à Proust et à cette phrase très célèbre, peut-être trop célèbre de Proust , la vie enfin découverte et éclaircie, cette façon qu’il a de dire que ses lecteurs utilisent si j’ose dire « La recherche du temps perdu » pour lire en eux-mêmes ; il y a chez Proust un rapport revendiqué à une certaine vérité…

CD : Ah Non pardon, il n’emploie pas le mot de vérité dans cette phrase ! Il dit : la vie, il dit la vraie vie, il ne dit pas la vraie littérature, il dit la vraie vie.

AF : Il dit quelque chose comme une découverte de l’existence ou une élucidation !

CD : Bien sûr mais …

AF : Et le roman existe par cette élucidation…

CD : oui mais je pense aussi que quand Proust écrit cela, c’est une manière aussi de conjurer quelque chose. C'est-à-dire que Proust est en train de se parler à lui-même quand il dit ça aussi, nous savons très bien que celui qui écrit ça est un homme qui a passé vingt ans dans son lit à écrire et, d’une certaine façon, à renoncer à la vie. Donc il se parle à lui-même en disant attention : je n’ai pas vécu pour écrire ça mais la vraie vie ! Bon, ça compte aussi…

MC : La vraie vie comme un vrai livre, c’est dans ce sens qu’on peut parler d’un vrai livre. Un vrai livre c’est un livre qui…

CD : Oui bien sûr...

AF : Mais alors là je pose la question du point de vue du lecteur. Il y a toutes sortes de raisons pour lesquelles on lit. D’ailleurs vous en tentez l’énumération, Charles Dantzig, mais peut-être aussi lit-on pour ça ? C'est-à-dire pour mieux comprendre, se comprendre soi-même, le monde, le monde commun, le monde sensible…

CD : Non, naturellement je suis d’accord avec vous, c’est une lecture qui existe mais ce que je veux dire aussi, ce que je voudrais –j’ai parfois du mal à faire comprendre ça- c’est que je crois qu’il existe, on pourrait dire qu’il existe, je ne sais pas moi, trois sortes de lectures –enfin c’est idiot comme ça de résumer mais enfin… Il peut exister comme vous le dites une lecture pour comprendre le monde, très bien, ça existe, on lit de la littérature pour comprendre le monde qui nous entoure ; on lit aussi pour se comprendre soi-même effectivement. Mais ce que je voudrais aussi faire comprendre et j’ai un peu de mal à faire comprendre ça, c’est qu’on peut aussi lire pour l’auteur du livre. Quand je vous parlais de Proust et de la raison pour laquelle il a écrit son livre, ce qui me passionne à force de lire Proust c’est que une fois que j’ai lu « La recherche du temps perdu » pour le côté funérailles du 19ème siècle et ça m’explique l’écroulement d’une société, etc… Très bien. Ensuite je lis Proust pour savoir les échos que ça a sur moi, comment je peux me comprendre, pourquoi j’aime tant le personnage de Robert de Saint Loup, etc… Mais à la fin, toutes ces lectures étant faites, ce qui me passionne encore plus, c’est d’essayer de comprendre pourquoi à tel moment Proust a écrit telle phrase, pourquoi l’auteur du livre a écrit ce livre là. C’est aussi un type de lecture qui est existe, c'est-à-dire une lecture esthétique si on peut dire…

AF : Vous êtes d’accord avec ça ?

MC : Oui ! Je suis tout à fait d’accord, je le formulerais pas forcément de la même manière mais il est évident et c’est même je crois pour moi la raison fondamentale de ma lecture récurrente de Proust comme de quelques autres auteurs que nous lisons en permanence. C’est la proximité –comment dire ?- l’envie de s’approcher du comment c’est fait ? Avec Bossuet c’est ce qui m’avait fasciné, c’est que je voulais de près comment les phrases étaient agencées, je voulais voir avec une loupe le point de jointure qui relie une phrase avec une autre et avec Proust c’est la même chose.

CD : Bien sûr, il y a ça, il y a évidemment ce que vous dites là mais aussi ce que je voudrais dire c’est la part de l’homme-Proust qui a écrit cette part d’humanité qui est très mystérieuse dans la littérature. Comment ce type là, ce Proust là a écrit ça et pourquoi ?

AF : Je pensais en vous écoutant à une réflexion de Barthes, dans un entretien, et c’est étonnant parce que Barthes a été un théoricien du signifiant mais justement il dit : « Proust, pour moi (la lecture de Proust), a tout d’une consultation biblique ! » Donc nous sommes dans la Lectio Divina, si je puis dire, «  la rencontre d’une actualité (je cite de mémoire) et d’une sagesse. » Donc il est renvoyé à Proust par sa vie même ! Et c’est cela qui est extraordinaire, c’est une encyclopédie de l’existence et on peut en dire autant de James etc… La vie selon les nuances et donc on accède aux nuances de la vie –de la sienne et de la vie en général. Vous, vous dites : j’aime voir comment s’est fait et je crois que c’est un des plaisirs de la lecture de Proust mais quand même, c’est aussi une consultation biblique.

MC : Les deux mon général ! Si je m’approche, si j’ai le désir de m’approcher pour voir comment s’est fait, le comment s’est fait est lui-même porteur de cette dimension qu’on appellera comme on voudra, spirituelle… Ou même –je suis d’accord avec ce que disait Charles Dantzig toute à l’heure sur l’auteur : avec Proust, ça ne se passe pas avec beaucoup d’écrivains ; mais il est vrai qu’avec Proust au fur et à mesure qu’on avance dans la connaissance de son œuvre, il y a comme une présence de plus en plus en plus forte de lui-même, une présence presque fantomatique… Je ne pourrais pas citer beaucoup d’autres… Sade aussi donne cette sensation de présence fantomatique, comme cela, derrière son texte… Je pense que ça fait partie aussi bien sûr de l’expérience de la lecture.

CD : Il y a aussi si je peux donner un exemple qui m’est arrivé récemment, c’est que j’ai repris un livre que j’ai lu six, sept fois peut-être et que je croyais connaître par cœur et on croit connaître les livres qu’on a relu par cœur, c’est « Souvenirs d’égotisme » de Stendhal, qui est un homme qui provoque aussi ce genre de chose… Bien ! Je commence, je lis huit-dix pages de ce livre et tout d’un coup je tombe sur un passage que je n’avais jamais remarqué, et c’est cela aussi peut-être qui fait de l’un un grand écrivain, où tout d’un coup dans une incise, c'est-à-dire comme si ça n’avait pas d’importance, Stendhal dit : « Je sais bien que mon projet peut avoir son aspect ridicule, de parler de soi mais cela m’est égal .Ce qui me gênerait plutôt, ce serait le risque de détruire le bonheur en l’anatomisant ; » Phrase, d’ailleurs qui m’a enchanté parce qu’on a l’impression qu’il répond à Barthes, vous citiez Barthes, dans ses « Discours amoureux » 150 ans avant ou 200ans avant, par le simple emploi de ce mot « anatomisé » qui est un mot d’ailleurs très Stendhal, de savant puisqu’il était polytechnicien etc... scientifique en tous cas, et donc déjà ce mot m’a fasciné ; point virgule comme nous savons Stendhal en est parfois infecté de points virgule, c’est sa fin du 18ème à lui…

AF : Comme Barthes d’ailleurs….

CD : … Et il ajoute : « et c’est ce que je ne ferais pas : je sauterais le bonheur ». Et je me suis dit en lisant ça, Mon Dieu, ce livre que tu croyais connaître, tu n’as jamais vu cette phrase incise comme ça, dans un coin, dans un repli où il dit « je sauterais le bonheur » et où je me suis dis : tout Stendhal est là ! C’est prodigieux et évidemment, quand on y réfléchit, tout Stendhal est dans « je sauterais le bonheur » ! Les stendhaliens qui sont une race affreuse dont je fais partie peignent toujours Stendhal en rose en disant, Stendhal c’est le bonheur, c’est la chasse au bonheur… Or  non ! Je saute le bonheur nous dit Stendhal, c’est ce qu’il fait en permanence dans ses romans, et, pardon, pour répondre à ce que disait Crépu toute à l’heure, de l’auteur qui nous parle aussi au-delà ou en même temps que cette connaissance plus générale dont vous parlez…

AF : Ça veut dire qu’il y a une dimension tragique, vous diriez, dans… 

CD : Bien sûr !

AF : Oui mais cette dimension tragique, elle nous concerne nous ! Ce n’est pas simplement l’auteur lui-même…

CD : Oui mais pourquoi voulez-vous séparer les choses, je crois qu’on est d’accord mais les choses vont ensemble, il y a cette double ou triple lecture …

MC : …Même chose avec Kafka…

CD : … Bien sûr…

AF : Alors, Michel Crépu dans votre livre « Lecture » vous faites très souvent référence à Soljenitsyne et vous racontez d’ailleurs de manière passionnante une rencontre que vous avez eu avec lui dans les environs de Moscou. Alors je voudrais vous citer une définition de la littérature ou de la lecture, donnée par Soljenitsyne dans ce chef-d’œuvre qu’est son discours au Nobel, chef d’œuvre commenté et célébré notamment par le philosophe tchèque Patocka  - car il arrive aussi que des philosophes qui ne sont pas des littéraires soient nourris de littérature. Et voici ce qu’il dit : « Qui réussira à faire comprendre à une créature humaine fanatique et bornée les  joies et les peines de ses frères lointains, à lui faire comprendre ce dont il n’a lui-même aucune notion ? Propagande, contraintes, preuves scientifiques, tout est inutile. Mais il existe heureusement un moyen de le faire dans ce monde, l’Art, la littérature. Les artistes peuvent accomplir ce miracle, ils peuvent surmonter cette faiblesse caractéristique de l’homme qui n’apprend que de sa propre expérience tandis que l’expérience des autres ne le touche pas. L’Art transmet de l’un à l’autre pendant leur bref séjour sur la terre tout le poids d’une très longue et inhabituelle expérience avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie, la recrée dans notre chair et nous permet d’en prendre possession comme si elle était nôtre. »
Est-ce que ça répond à votre expérience de lecteur ? A votre amour de la littérature ?

MC : Oui, certainement dans la mesure où… concernant ce passage de Soljenitsyne que j’avais oublié du discours du Nobel, bien sûr cela résonne dans la lecture que je peux avoir de Soljenitsyne mais bien au-delà de la littérature comme lieu –comment dire ça ?- de représentation de l’expérience humaine tout simplement. L’écrivain est quelqu’un qui a ce don de pouvoir restituer la vérité –je m’excuse auprès de Charles d’employer encore ce mot- la vérité de l’expérience humaine. Alors dans le cas de Soljenitsyne ça a un relief particulier parce que la vérité de l’expérience humaine s’est pratiquement confondue avec l’histoire de la Russie. Raconter l’expérience humaine pour Soljenitsyne, c’est raconter la Russie. Ce sont deux choses qui sont pratiquement mêlées, qui sont fusionnées et c’est ce qui m’avait si fort impressionné en le voyant, le temps très bref de cette rencontre qui n’a pas duré plus de trois quarts d’heure, mais c’était bien entendu ça : être en présence d’un corps et d’un visage d’un écrivain qui avait traversé cela, qui avait porté ça.

CD : Et d’ailleurs sur un point qui m’a toujours frappé dans Soljenitsyne dont je connais l’œuvre moins bien que vous mais c’est le chêne et le veau où tout est parti de là finalement, où on voit ce type qui est embêté parce qu’il écrit dans une revue littéraire où on l’empêche de publier quelque lignes d’un article, il fait un point de fixation là-dessus et ça devient le nœud de où tout explose et il écrit 500 pages qui sont éblouissantes sur –parce qu’il ne lâche pas le morceau. Voilà, et c’est peut-être cela aussi que fait le romancier, c’est qu’il ne lâche pas le morceau.

MC : Absolument !

AF : Mais est-ce que vous seriez d’accord avec cette définition de Soljenitsyne ?

CD : Ah oui bien sûr.

AF : Alors justement : cela ne nous contraint-il pas à non seulement distinguer la littérature de ce qui n’est pas elle, mais surtout peut-être, à opposer, comme deux ennemis véritablement, la bonne et la mauvaise littérature ?

CD : Oui mais vous savez la bonne et la mauvaise littérature c’est toujours difficile à départir… Nous savons aussi que ce qui est bon à un moment cesse d’être bon à un autre… Enfin, nous sommes là en train de parler de Proust depuis toute à l’heure et je pense que nous avons raison ! Mais enfin, si je prends l’équivalent de Proust au 17ème siècle qui est L’Astrée, qui a été commenté comme Proust, qui a été adoré comme Proust,  tout d’un coup on l’a éteint comme un lustre et on ne peut plus le lire. 

MC : Mais qui dit que le lustre ne se rallumera pas ?

CD : C’est très rare, je crois que le lustre ne se rallume jamais sauf quand il y a un concours nationaliste d’un pays qui veut, qui a besoin d’un phare, comme ça, à vocation touristique, c'est-à-dire qu’il est évident que l’Allemagne a choisi Goethe pour avoir son phare, pour attirer le regard du monde ,que l’Angleterre s’est choisi Shakespeare -je ne dis pas que c’est un luxe, ce sont de très grands écrivains- mais la seule chose qui contredise le déclin in arrêtable du génie, c’est ça. Je crois que même Proust s’arrêtera.

AF : Oui mais quand même, j’insiste et peut-être ne peut-on pas complètement se passer de la vérité, sauf à tomber ou à choisir, le relativisme, parce qu’après tout, ce que j’appellerais la bonne littérature, ce que je prendrais le risque d’appeler la bonne littérature, c’est celle qui déchire le rideau du mensonge embellissant –et là je reprends à mon compte une métaphore de Milan Kundera. La mauvaise littérature, c’est celle dont ce tissu est fait ! Dont ce rideau est fait plutôt. Donc, il y en a une si vous voulez qui déroute ou qui déboute le fantasme, et l’autre qui le nourrit. Et toute une pédagogie mal instruite par le structuralisme met sur le même plan « Madame Bovary » et les livres que lit Madame Bovary. Mais Madame Bovary nous alerte et nous dit, non ce n’est pas pareil, et les effets ne sont pas les mêmes, et certains effets peuvent être absolument dévastateurs…

CD : Bien entendu mais est-ce que vous croyez vraiment que d’abord cette thèse là continue et que ça été réellement autre chose qu’un jeu intellectuel, que vraiment… J’ai toujours eu du mal à penser que ces gens-là croyaient vraiment ce qu’ils faisaient, c'est-à-dire qu’il m’est paru évident qu’ils n’ont pas cru les romans que lisait Madame Bovary, qui étaient des romans populaires où il y avait des tigres et des sultans étaient la même chose que Madame Bovary. C’était un jeu intellectuel…

AF : ce sont les romans d’aujourd’hui qu’on pourrait mettre sur le plan que ceux que lisait Madame Bovary…

CD : Non bien entendu mais ce qui m’offusque un peu dans le mot vérité c’est qu’il peut être utilisé pour autre chose, disons de la littérature sérieuse, si vous voulez. Le mot vérité ça peut-être employé pour des tas de choses, pour d’autres objets que l’esthétique. Si on dit de la littérature sérieuse, je suis tout à fait d’accord avec vous et je comprends ce que vous voulez dire d’ailleurs. C’est l’ambiguïté que peut avoir le mot qui peut me gêner.

MC : Juste une remarque concernant le structuralisme : moi je crois que j’ai eu beaucoup de chance parce que je n’ai pas eu à souffrir de la version éducation nationale du structuralisme. Ce qui m’enchantait, je dois le dire, et je n’ai pas de regret aujourd’hui quand je repense à ces années là, il y a 25 ans ou 30 ans, quand j’étais étudiant, c’était le structuralisme, je me souviens avoir passé des heures sur ce texte de Barthes « Introduction à l’analyse structurale du récit dans ce numéro de Communication que j’ai du garder quelque part, le numéro 8, et bon, on avait l’impression que l’outillage du structuralisme nous permettait d’entrer dans le sens en train de se faire… Il y avait quelque chose de fascinant, pour moi c’était comme je regarde un film aujourd’hui sur comment les fleurs naissent ou je ne sais pas… J’étais très très « ravi de la crèche » et je ne le regrette absolument parce que quand je vois effectivement aujourd’hui ce qu’on en a fait, au secours !

CD : Dans le fond, est-ce que ça marchait vraiment ?

MC : … les enfants

CD : Il y a un passage de Castoriadis dans « Sur la Politique de Platon » qui est enchanteur où il cite Lévi-Strauss sans le nommer et où il prend un passage un peu hystérique de Lévi-Strauss de l’analyse structuraliste et Castoriadis finit en disant, et voilà comment on finit à l’Académie française…

AF : Lévi-Strauss a d’autres mérites mais je pensais moi aussi, je pourrais aller dans votre sens, Michel Crépu : j’ai passé de longues heures à lire Genette et notamment « Figures III » dont je me suis beaucoup inspiré…

CD et MC : Proust encore !

AF : … Sur Proust et cet outillage m’a été utile dans un des premiers petits textes que j’ai écrit sur Rousseau, « La bêtise chez Rousseau », la bêtise chez Rousseau, le thème de la bêtise, mais en même temps Genette est celui qui dit aujourd’hui, de la manière la plus radicale que il faut suspendre la question de la valeur, et que de la valeur on ne peut rien dire puisqu’elle est purement subjective. Or je me dis que si on ne peut rien dire de la valeur, alors à quoi bon aimer la littérature, faire de la littérature, enseigner de la littérature, parler de la littérature !

MC : Enfin je suis même étonné que Genette puisse dire ça parce que, après tout, quand on a passé du temps, autant de temps qu’il l’a fait justement à étudier de près comment Proust écrit ses textes il aurait quand même pu en tirer des conclusions sur la valeur intrinsèque, parce que entre un chapitre James Bond et une page d’un soir à l’Opéra dans « Le côté de Guermantes », c’est quand même pas la même chose !

CD : Cher Michel, est-ce que nous pouvons à nouveau donc être d’accord sur ce que vous disiez toute à l’heure et vous disiez un peu le contraire, c'est-à-dire qu’il y a une différence, par moments,  entre la littérature de philosophie et la littérature que Paul Valéry appelait pure, nous avons l’exemple à propos de Proust ici, est-ce qu’on peut s’entendre sur le fait que Genette n’est pas de la littérature et que Samuel Beckett sur Proust est de la littérature ?

MC : Bien sûr…

AF : C’est une très intéressante analyse de la littérature chez Genette, en effet. Bon, mais alors maintenant je vais parler de la situation qui est faite à la littérature et à la lecture et je commencerai par la première phrase de votre livre, Michel Crépu, très élégante, un peu moqueuse, un peu désinvolte : « La régie me signale qu’il y a un problème avec la lecture. Alors je vais jouer le rôle ingrat, un peu ridicule, de la régie. » 

MC : Nous y sommes !

AF : Voilà, la régie ! Donc je me fondrai sur un article paru ces jours-ci dans le monde à propos d’un événement qui nous concerne, le Salon du livre de de la presse jeunesse qui se tient à Montreuil jusqu’au lundi 6 décembre. C’est très intéressant parce que la question posée est la lecture est-elle un facteur de réussite scolaire ? En 1992 le sociologue François de Saint Guy prétendait triomphalement que non. Mais visiblement il s’était réjoui trop tôt, trop vite. Une enquête de l’OCDE affirme que la lecture pour soi a un impact comme on dit aujourd’hui, sur la réussite à l’école. Mais la même enquête souligne que l’écart de compréhension de l’écrit entre ceux qui se contentent de bandes dessinées et ceux qui fréquentent les œuvres de fiction n’est pas énorme. Conclusion : les parents doivent cesser de culpabiliser leurs enfants quand ils ne lisent pas Tolstoï ou Balzac. Et ils devront maintenant penser la lecture comme un temps de partage et non, horresco referens, comme un temps d’apprentissage. Bref, lisez, mais pas forcément de la littérature, les mangas feront l’affaire ! Elles doivent être sur représentées comme on dit au Salon du livre de la jeunesse. Et moi j’ai pensé en lisant cet article à ce passage de votre livre, Charles Dantzig, qui m’a beaucoup touché, où vous dites –c’est une de vos injonctions- : donnez-leur (aux enfants et aux adolescents) des lectures qui ne sont pas de leur âge. Et en effet, on continuera à lire, mais si on n’accepte pas ce décalage, hé bien c’en sera finit de la littérature !

CD : Naturellement ! Par rapport à ce que vous disiez c'est-à-dire : il y a ce que nous voudrions que les choses fussent et ce qu’elles sont parce qu’il est quand même indéniable que des enfants peuvent réussir sans jamais lire. Ils le font, ça existe depuis trente, quarante ans ! Moi je fais partie d’une génération où j’ai vu arriver, à ma grande stupéfaction, [MC : vous parlez du président de la république ?!] j’ai vu arriver cette génération de gens de mon âge qui étaient le triomphe des écoles de commerce qui ne lisaient rien. C’était nouveau d’ailleurs et on leur disait vous serez les rois du monde. Et moi je pensais que ça ne marcherait pas. Or, ça marche ! Hélas, on ne peut que constater que les brutes réussissent. Point. Après, on peut le déplorer et effectivement déplorons le. Je crois profondément, ça n’est pas du tout un paradoxe quand je dis qu’il faut donner aux enfants des lectures qui ne sont pas de leur âge parce que tout simplement les enfants sont très intelligents et qu’ils sont capables de répartie. Puis ça n’est pas grave, on sait très bien que ça n’est pas grave si on ne comprend pas tout. Nous vivons dans une société de l’effort, l’effort est vénéré pour tout. Il s’agit de réussir dans son entreprise, d’être un capitaine d’industrie, de ceci, de cela, l’effort est vénéré. On propose à notre vénération les sportifs qui sont l’apothéose de l’effort. Et bien, dès qu’il s’agit d’effort pour la lecture, ça devient une chose scandaleuse. Ça me paraît mystérieux, des gens qui sont tout à fait prêts à admettre que il faut huit, dix ou quinze heures pour monter l’Anapurna et qu’au sommet de l’Anapurna on voit la lumière, ils ne l’acceptent pas pour la lecture ! C’est un mystère.

MC : Je pense que c’est un mystère qui s’explique quand on s’aperçoit –mais je sais très bien nous sommes d’accord là-dessus -  que ces mêmes gens qui tiennent ce discours ont depuis longtemps renoncé à la lecture, ne sont plus, ne parlent plus le langage de ceux qui sont familiers des livres. Quand on est familier d’un livre et quand on est familier de la littérature, on sait très bien, c’est même un objet de ravissement d’entrer dans un livre dont on sait qu’on ne va pas forcément bien le comprendre, qu’il va nous apparaître comme une montagne à gravir et c’est extraordinaire…

AF : Et c’est extraordinaire dans la connaissance. Il y a un témoignage magnifique dans les mots de Sartre, quand il parle, à propos de sa découverte très jeune et trop jeune, bien sûr trop jeune, de Madame Bovary, qu’il connaissait « l’ambiguë volupté de comprendre sans comprendre ». C’était, dit-il, « l’épaisseur du monde. J’aimais cette résistance coriace dont je ne venais jamais à bout. » Moi j’ai fait la même expérience : trop jeune avec Dostoïevski.

MC : Moi c’était avec Baudelaire.

CD : Mais vous savez, au fond dans cette histoire là je crois qu’il faut penser à nos fantômes. Moi il n’y a pas très longtemps j’ai eu un de mes filleul au téléphone qui est en classe de première dans un très bon lycée (ou supposé très bon lycée) à Nice -non ce n’était pas en première, c’était en classe de troisième !-, je lui ai dit mon pauvre chat tu dois te taper des lectures de Corneille et Racine ! Pas du tout, me dit-il, on a une section théâtre et nous faisons du Raymond Devos. Bon, ça me paraît déplorable, non seulement pour cet enfant mais surtout pour Racine ! C'est-à-dire que cette méthode d’enseignement rejette dans les ténèbres extérieures des gens qui pour nous étaient naturels. Nous, nous avons appris Racine et Racine pour nous c’est pas compliqué ! Il est là avec nous ! Et tout d’un coup, ça rejette ces gents-là dans les ténèbres, c’est cela qui est terrible, c’est pour eux que j’ai de la peine. Après tout, si on veut faire des crétins, les crétins seront heureux de l’être et ravis…

MC : Je pourrais malheureusement citer des exemples analogues bien pires, tout à fait récents, tout chauds, Rimbaud pris comme prétexte qui sert à écrire des lettres pour demander l’annulation d’un décret d’expulsion d’un immigré… Enfin des choses hallucinantes, hallucinantes et on sait ça. On le sait. Ce qui moi me sidère parce que j’ai heureusement l’expérience d’enfants et d’adolescents tout à fait différente de ça, que en effet la difficulté était une source de plaisir.

AF : Mais en même temps, je trouve que aujourd’hui donc c’est encore la régie qui parle, la transmission ne va plus de soi. Comme si la littérature ou la lecture telle que nous l’avons connue était de moins en moins chez elle et j’ai sous les yeux un livre qui vient de paraître de Catherine Henri, « Libre cours », un livre où elle parle de son expérience de professeur. Et elle se refuse à toute déploration, donc je ne vais pas l’enrôler au service de je ne sais quel combat réactionnaire. Et c’est très intéressant, elle parle de sa rentrée et elle dit : « Après-demain, il va falloir par commencer à faire ôter les casquettes, éteindre les portables, éteindre vraiment, même pas de position vibreur, faire débrancher les consoles de jeux et les baladeurs. » Et puis, elle ajoute aussi, « Quelque chose a changé en quelques années, lorsque je, nous demandions aux élèves la lecture d’une œuvre, majoritairement ils s’exécutaient avec plus ou moins de mauvaise humeur, même si quelques uns n’arrivaient pas jusqu’au bout. Puis beaucoup se sont mis à tricher, à lire seulement le résumé sur internet. L’an dernier, certains ne faisaient même plus semblant rendant copie blanche le jour du contrôle. » Et elle a cette phrase : « Je me souviens de Justin qui s’est justifié d’un : « les livres ça n’existe plus », sans agressivité dans la voix, ni désir de provocation, comme s’il s’agissait d’une évidence dont les professeurs seraient, paradoxalement ignorants. » Est-ce qu’on n’est pas entré dans cet âge où la lecture sera, telle que vous la pratiquez, cette lecture ruminante silencieuse, méditative, sera anachronique ?

CD : En même temps, est-ce que cette dame ne décrit pas une chose que nous avons quand même vécue et connue aussi ? Je dois bien dire qu’il a du m’arriver de recopier un classique Vuibert plutôt que de lire un livre en classe de seconde ou de première ! C’est des choses qui ont…

AF : Internet change un peu les choses.

CD : Vous croyez ?

AF : Oui je crois.

CD : Oui, mais est-ce qu’au fond le fait de recopier un résumé mal foutu sur internet est plus grave que de recopier un résumé qui ne devait pas être très bien écrit sur les classiques Vuibert ?

AF : Il n’y avait pas toute cette technologie quand même. Elle en parle, les consoles, les portables…

MC : Ne déplorons pas, il n’y a rien de plus triste… Mais il faut résister à cela… Il y a une belle préface de Fumaroli à son recueil d’étude de lecture, je ne sais plus comment s’appelle ce livre qui rassemble des essais. Et dans sa préface il évoque le –c’est presque une figure archétypique de l’enfant sous ses draps avec sa lampe qui s’éclaire pour lire à deux heures du matin parce qu’il a peur que ses parents voient qu’il ne dort pas, etc…et il est là dans son roman. J’espère, mais je sais très bien en disant « j’espère » que la réalité n’est plus de cet ordre, mais j’espère quand même que pour les gens jeunes cette expérience d’initiation puisse être encore possible. Je n’en suis pas sûr…

CD : Il faut que ça passe par la difficulté dont on parlait toute à l’heure parce que, pardon, vous parliez de mon livre toute à l’heure mais j’ai répondu à une interview de deux pages dans « La vie »  là-dessus parce que on voulait absolument me faire dire que si les gamins lisaient Harry Potter ou Stéphanie Meyer, ça les amènerait à de bonnes lectures : je conteste cela, lire les mauvaises n’amène pas aux bonnes ! Il y a cette espèce d’idée que le fait de lire est un acte indifférent. Évidemment nous ruminons mais nous ruminons de la bonne herbe !

AF : Donc vous voyez qu’on revient à cette question du saut qualitatif entre les lectures de Madame Bovary et Madame Bovary. Simplement, il y a aussi une question : que perd-on quand on perd la littérature ? Est-ce que c’est des livres sur la table basse ? Ou est-ce que c’est autre chose ? Et là je voudrais vous citer une dernière fois Catherine Henri parce qu’elle s’interroge sur le langage chez ces adolescents-là. Elle dit : « Tout message est destiné à avoir une action sur l’interlocuteur, mais il me semble que chez les adolescents cette fonction du langage est hypertrophiée. Il ne s’agit pas seulement de solliciter l’attention ou l’assentiment ou de convaincre mais d’enjoindre comme s’il s’agissait toujours d’apostropher quelqu’un ou comme si les phrases étaient toujours à l’impératif. » Il me semble que la littérature ne parle pas à l’impératif. Le rap oui, le rap est une injonction perpétuelle mais pas la littérature…

CD : Ah pardon Alain Finkielkraut, pardon de vous interrompre, je comprends bien qu’on puisse être agacé par le rap et je trouve qu’il y a des rap français très mauvais, très machin comme ça stupides d’injonctions mais le Ganster Rap de Californie c’est du Bossuet. Je vous assure qu’il y a une espèce d’emphase, je parle en face de plus grands connaisseurs de Bossuet, mais non, pour en revenir à ce que disait cette dame évidemment elle constate une chose c’et qu’il y a une différence entre la communication et la communion et que là elle a affaire à des gens qui croient que la littérature est de l’ordre du discours et qui est uniquement destiné à communiquer quelque chose. Et il est très difficile de faire comprendre à ces gens que la littérature c’est de l’ordre de la communion… C’est autre chose que du message.

MC : Et j’ai très envie de répondre à la question, si c’en est une, que perd-on quand on perd la littérature ? Je répondrai : on perd le silence, on perd le temps, on perd le temps de la lecture, ce temps qui est une sortie du temps justement, on sort de la comptabilité justement, et ce silence là n’est pas comparable… Enfin, je ne pense pas qu’avec la musique il y ait une expérience semblable et avec la peinture c’est autre chose, j’aimerais un jour creuser ça d’ailleurs, parce qu’il y a un silence du regard sur le tableau…

CD : Je crois que, pardon, je crois qu’on perd, je suis tout à fait d’accord avec vous, on perd même plus gravement que cela, en perdant la littérature on perd la contestation de la mort. Je crois que toute œuvre littéraire sérieuse est un cri de protestation contre la mort et que évidemment le néant finit par gagner mais qu’on fait des livres pour ça en se disant c’est toujours ça que le néant n’aura pas ou pas tout de suite et le lecteur est là-dedans. Le lecteur communie dans cette protestation dont il n’a peut-être pas tout à fait conscience contre la mort. Et c’est cela qu’on perd, c’est que le néant gagne sans la littérature.

MC : Cher Charles, je n’entendais pas autre chose toute à l’heure quand nous parlions de vérité d’un livre. Un vrai livre c’est un livre qui proteste contre la mort, bien sûr, en la racontant, en ne trichant pas.

AF : Et maintenant je voudrais poser une question plus précise, plus enracinée : dans un livre sur la France, le grand érudit, philologue en 1925 avait écrit : « La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et sa civilisation. Si l’on osait, on dirait que la littérature est une composante essentielle de l’identité française. » Mais n’osons pas, et simplement, je vous pose la question, est-ce que c’est encore vrai ?

CD : Écoutez, je crois quand même encore oui, là pardon de parler de manière un peu narcissique mais moi j’ai été frappé quand j’ai publié mon « Dictionnaire égoïste de la littérature » c’est que il y a eu un nombre considérable de papiers à l’étranger pour dire simplement que j’étais un objet bizarre et que le simple fait que ce livre ai du succès caractérisait la France. Je ne veux pas dire, attention je mets toutes les précautions dans ce que je dis mais je pense qu’il y a des symptômes comme ça qui montrent que la France est encore un pays extrêmement littéraire.

MC : Je donnerai une réponse plus contradictoire. J’ai fait la même expérience que vous je me souviens à la publication du « Tombeau de Bossuet », comme si j’avais touché un nerf profond qui était toujours là et qui quand on le réveillait allumait quelque chose qu’on n’imagine pas ailleurs qu’en France. Ça c’est le versant disons positif qui fait un peu partie de la sauvagerie ambiante, les gens ne savent plus grand-chose mais quand ils tombent sur une vérité textuelle alors il se passe quelque chose. En même temps, quand même ce qui me frappe à travers la manie des anniversaires c’est que on ne pose plus la question –je le vois très bien dans la collection de « La revue des deux mondes », par exemple, quand je me promène un peu je regarde les numéros, quand il y avait l’anniversaire de la naissance de Madame de Sévigné la question n’était pas : nous allons célébrer l’anniversaire de Madame de Sévigné ce qui est absurde mais la question était : où en sommes-nous avec Madame de Sévigné ? ce qui est évidemment différent. Et c’était l’occasion d’un examen, d’une relecture, de questions qu’on pouvait se poser qu’on ne s’était pas posé, etc… Donc ça manifestait d’une façon je crois très française, cela manifestait une étroite familiarité avec la bibliothèque, avec la famille, il y avait un côté familial. Où en sommes-nous avec la « tante » Sévigné ? Et aujourd’hui cette question me paraît avoir disparue.

CD : Oui il y a quand même quelque chose qui me paraît intéressante c’est, après tout il faut juger aussi la société sur selon ce qu’elle veut. La société a des critères de jugement des choses, la littérature n’en est pas un, le critère c’est l’admission sociale. Bon. Et bien, quand même, il y a quelque chose qui me frappe beaucoup quand nous voyageons tous, c’est le statut social de l’écrivain en France, c’est un statut bien plus favorable que dans tous les autres pays. Un écrivain français est quelqu’un qui est invité à dîner, pardon, mais ça n’est pas une chose tout à fait négative, tout à fait anodine. C'est-à-dire que, en France, on est invité en tant qu’écrivain, c’est une chose qui n’existe pas en Angleterre, nulle part ailleurs, ni en Amérique où il y a des gens très intelligent, ça n’existe pas, c’est encore un symptôme de cette qualité littéraire de la France, je crois.

AF : Alors, j’apporterais peut-être une nuance pessimiste, à ma grande surprise, mais en même je suis –comment dire ?- très sensible à votre argumentation. Mais voilà, j’ai vu l’autre jour à la télévision, Nadine Morano, ministre de la république, interrogée sur la question de savoir ce qu’elle avait lu, le dernier livre qu’elle avait lu. En septembre, après les vacances. Elle était presque plus embarrassée que Georges Bush parce qu’elle n’en a trouvé aucun. Elle a parlé des magazines et des dossiers dans lesquels elle était plongée, mais elle était embarrassée mais pas plus que ça ! Et je me demande si la lecture d’œuvres littéraires n’est pas en train de disparaître comme activité, mais aussi comme snobisme : ce snobisme-là se perd un peu. Et puis j’ajoute que dans la même émission le chroniqueur de livres a parlé des « bouquins » ! Qu’il fallait lire et qu’il avait lu. Et ça, il me semble que quelque chose arrive à la littérature quand un livre devient un « bouquin ». Je viens de lire par exemple un petit roman admirable de Tibor Déry, l’écrivain hongrois, « Niki, l’histoire d’un chien ». Jamais je pourrais dire que c’est un « bouquin » et j’ai même le sentiment très vieux jeu, que ceux qui lisent un livre comme livre, et ceux qui le lisent comme « bouquin » ne lisent pas le même livre !

CD : Je suis d’accord avec vous, mais ça c’est un rapport spécifique, un peu vulgaire aux œuvres d’art en général c'est-à-dire que personne n’oserait dire en face d’un médecin : « toubib » ! Mais on dit à un écrivain : « ton bouquin ». C’est le rapport vulgaire…

AF : Certains écrivains le disent !

CD : Bien sûr : « j’ai fait mon bouquin, j’ai ça dans mon bouquin »… Là où je vous rejoins tout à fait c’est qu’effectivement il y a la part de snobisme de littérature qui s’effrite un peu et d’ailleurs le chef de Madame Morano qui est Sarkosy ne fait pas semblant –je ne vais pas entrer dans l’anti-sarkosysme moyen, etc…- mais je trouve très symptomatique que… Moi je suis très « pour » l’hypocrisie du pouvoir, parce que ça veut dire que le pouvoir baisse la tête devant quelque chose de supérieur à lui ou qu’il pense supérieur à lui. Et là on n’a même plus ce faire semblant-là et ça c’est embêtant.

MC : Sur le snobisme effectivement il y aurait des choses à dire, c’est presque le sujet d’une émission en soi parce que… C’est quelque chose qui fait partie d’un mode d’être qui n’a pas disparu mais qui apparaît de plus en plus exotique. Le livre en tant que tel, je crois que là on peut effectivement reprendre cette opposition livre-bouquin, le livre m’apparaît de plus en plus comme un objet d’antiquaire : dans peu de temps nous irons acheter des livres comme nous allons acheter des gravures ou des tableaux … 

AF : Oui parce qu’il y aura des e-book à la fin…

CD : Oui mais attention, le jour où les rouleaux ont disparu de l’Antiquité, on est entrain de dire, c’est foutu il n’y a plus de rouleaux…

MC : Non, je ne dis pas c’est foutu, je constate une ?

AF : Mais vous ça ne vous inquiète pas ?

CD : Non pas tellement…

AF : Lire sur son portable… Vous voudriez être lu sur le portable de quelqu’un ?

CD : Si je suis lu je trouve ça déjà pas mal, vous savez. Le e-book, il y a une chose qui sera pas mal c’est pour la littérature qu’on ne peut pas garder dans nos appartements parce qu’on n’a pas la place et ça permet de stocker des livres. Il ne faut pas non plus être… Il y a des livres qui… Voilà : est-ce que les romans de Jean-Louis Curtis qu’on fiche chez Gibert parce qu’on ne veut plus les lire, qui sont pas si mal mais qu’on n’a pas la place de garder, ça sera pas mal d’avoir un e-book pour ça…

AF : Je suis content que vous citiez Jean-Louis Curtis puisque là c’est une toute petite pique ; il y a un romancier dont je crois savoir que vous ne l’aimez pas tellement parce qu’il ferait du roman social, Michel Houellebecq qui fait dans « La carte et le territoire » un très émouvant éloge de Jean-Louis Curtis.

CD : L’amour de la médiocrité que peut avoir cet homme est quand même fascinante.

AF : Mais non ! Ce n’est pas médiocre Jean-Louis Curtis ! Vous n’en ratez pas une ! Mais ça, comme dirait Michel Crépu, ce serait le sujet d’une autre émission. Voilà, je terminerai si vous le voulez bien après Nietzsche par une citation de Proust : « Dans la lecture l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là si nous passons la soirée avec eux c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous les quittons souvent à regret et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié, qu’ont-ils pensé de nous, n’avons-nous pas manqué de tact, avons-nous plu et la peur d’être oublié pour tel autre, toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. » Vous êtes d’accord avec ça ?

CD : Mais oui et je pensais pendant que vous lisiez cela à la pantoufle que Marcel Proust a jeté à la tête d’Emmanuel B. qui venait le voir et qui lui disait vous êtes un bon ami et Marcel Proust a répondu : l’amitié ça n’existe pas. B. ça lui a fait toute sa vie, il l’a raconté cent fois, il a pris la pantoufle de Marcel Proust à la tête.
MC : Ca me rappelle cette réplique de Barnabousse (Barnabooth) dans le récit de Valéry Larbaud, Barnabousse à qui on dit –il est dans sa chambre d’hôtel dans je ne sais quel palace sur la Côte d’Azur- : m’enfin ! Vous ne voyez pas qu’il faut descendre dans la rue pour défiler contre les retraites ! Et lui répond : j’aime mieux lire.

CD : Ah ! Merveilleux ! Je peux ajouter une dernière chose ?

AF : Bien sûr !

CD : Roger Martin du Gard prend une voiture chez Gallimard dans les années trente, avec Julien Bernard( ?). Ils décident d’aller visiter la cathédrale de Chartres. Pendant tout le trajet B. lit un livre. Arrivés (ils avaient un chauffeur de chez Gallimard) devant la cathédrale, Martin du Gard dit à B. : tu as vu on est arrivé, viens on va visiter la cathédrale et Bernard toujours dans son livre lui dit : vas-y ! J’imaginerai ! 

AF : Je ne sais pas si B. a eu raison, je suis plutôt pour Roger martin du Gard. Mais peut-être faut-il avoir lu beaucoup, et bien, pour regarder la cathédrale comme il convient. En tout cas, merci beaucoup, Michel Crépu et Charles Dantzig. Je rappelle les titres de vos livres. Michel Crépu : « Lecture, journal littéraire 2002-2009 » chez Gallimard dans la collection l’Infini ; Charles Dantzig : « Pourquoi lire ? Chez Grasset. Et j’ai cité toute à l’heure, Catherine Henri : « Libre cours » aux éditions POL.

mercredi 13 octobre 2010

Le regard politique avec Pierre Manent, une émission d'Alain Finkielkraut.

Le regard politique avec Pierre Manent, chez Alain Finkielkraut dans Répliques du 2octobre 2010




Alain Finkielkraut : Paraissent aujourd’hui deux ouvrages de Pierre Manent : « Le regard politique », un livre d’entretiens avec Bénédicte Delormes-Montigni et « Les métamorphoses de la cité », un somptueux essai sur la dynamique de l’Occident. Moi qui chemine en tâtonnant, moi qui suis parfois terrassé par cette maladie de l’âme que les Anciens appelaient l’acédie et qui est une sorte de prostration, de dégoût des choses et de soi-même, moi qui penserais à peine si je n’étais bousculé par les circonstances ou inspiré par les rencontres, j’ai lu ces deux livres avec admiration et, je l’avoue, un sentiment d’envie pour la sûreté, pour la cohérence et pour la constance du projet intellectuel qui s’y déploie de manière limpide. « J’aurais du mal, confiez-vous Pierre Manent dans « Le regard politique », à dater les premières expressions de mon projet intellectuel, parce que, rétrospectivement, ce qui me frappe, c’est précisément que j’ai toujours eu ce projet en tête, je suis étonné par l’obstination avec laquelle j’ai poursuivi ce projet originel. Pour le dire d’un mot ou de trois, ce qui m’a mis en mouvement, c’est la question de la différence moderne. »
Partons de là si vous le voulez bien. Qu’est-ce donc que cette différence ? Que disons-nous quand nous disons que nous sommes modernes, que nous le sommes, et que nous voulons l’être ? Pierre Manent.

Pierre Manent : Hé bien précisément nous ne savons pas très bien ce que nous voulons dire, ça ne nous empêche pas de le dire avec beaucoup de conviction, d’ambition et ce désir, cette volonté d’être moderne a bouleversé les conditions de la vie commune non seulement en Occident mais, à partir de l’Occident, dans le monde tout entier. Alors cette question évidemment n’a rien de personnel, nous ne cessons de la poser, les hommes ne cessent de la poser, les citoyens ne cessent de la poser dans leur vie sociale, politique, dans le développement de la technique, des sciences. Nous pouvons faire la liste en quelque sorte des critères par lesquels nous devenons de plus en plus modernes : les critères de l’architecture moderne, les critères de la science moderne, les critères des mœurs modernes. Nous pouvons contester le projet lui-même : depuis qu’il y a un projet moderne, il y a des antimodernes et –peut-être que nous en reparlerons-, peut-être vous aussi, nous éprouvons parfois cet affect ou cette disposition cette réticence à l’égard de certains aspects de la modernité. Mais au-delà de tout cela, ou en deçà de tout cela, il y a une question, une énigme : qu’est-ce qui a fait que, à partir d’un certain moment, l’Occident –disons d’abord l’Europe- s’engage avec résolution sur une voix radicalement inédite –qui semble en tous cas radicalement inédite- et dont on ne sait pas vers quoi elle tend ultimement. Si j’ose dire, nous sommes modernes depuis le 17ème siècle et nous voulons être modernes depuis le 17ème siècle ; quand arriverons-nous au terme ? Qu’est-ce cela voudrait dire d’arriver au terme et qu’est-ce que cela veut dire de viser ce terme si nous ignorons en qui il consiste ?
Alors je n’ai pas répondu à votre question mais j’ai en quelque sorte répété l’énigme qui m’a mis en mouvement, encore une fois comme beaucoup d’autres… Alors, j’ajoute simplement une chose : c’est que j’ai beaucoup exploré cette question de la différence moderne en particulier dans un livre dont nous avons déjà parlé lorsqu’il est parut [AF : « La cité de l’homme » avec Claude Lefort], absolument ! Et si j’ose dire, j’ai épuisé, non pas les charmes de cette question mais disons les réponses que j’en retirais. J’ai rencontré les limites de cette question. Pourquoi ? Parce que je me trouvais devant une polarité en quelque sorte stérile. Ultimement qui finissait par devenir stérile, je veux dire : on divise l’humanité entre une condition pré-moderne et une condition moderne et on est sans cesse renvoyé de l’une à l’autre et d’une certaine façon ce qui m’était profondément insatisfaisant, c’est précisément cette division de l’humanité. Comment dire ? Ce que je reprochais aux modernes, au fond, c’était de séparer l’humanité en deux : entre eux et ceux qui les avaient précédé, entre eux et tout ce qui les avait précédé. Et bien ! Je le répétais en quelque sorte en me fixant sur cette question de la différence moderne, y compris en étant plus ou moins antimoderne. Et donc, à partir d’un certain moment j’ai été de plus en plus à la recherche d’une perspective sur les choses humaines qui fasse place à la différence moderne mais qui ne soit pas en quelque sorte prisonnier de la différence moderne, de la polarité entre les Anciens et les Modernes. Si mon problème avec la modernité c’est qu’elle sépare l’humanité en deux, hé bien j’ai été à la recherche d’une vue je pense plus large des choses humaines où l’unité de la condition humaine, l’unité du propos humain, l’unité des finalités humaines l’emporte en quelque sorte sur le caractère inédit de la différence moderne et du projet moderne.

AF : Nous en viendrons à cette unité qu’en effet vous explorez dans la dynamique de l’Occident. Je reste un instant sur cette question de la différence moderne pour quand même essayer de bien comprendre ce qui est en jeu : je tiens compte de l’objection que vous vous êtes fait à vous-même, de la résistance, de votre résistance à votre affect antimoderne mais j’ai lu dans « Le regard politique » justement une réflexion que vous livrez sur Léo-Strauss, vous dites, vous lui faites crédit d’avoir redécouvert les Anciens et d’avoir ainsi ouvert une alternative aux Modernes parce qu’il y a de bonnes raisons de douter de la sagesse des Modernes et la question que vous posez c’est : l’effet ultime de la philosophie moderne n’est-il pas de nous séparer de la nature et d’abord de notre nature ? Et peut-être en effet est-ce un souci de réfléchir à notre nature qui vous a d’abord émancipé de la philosophie des Modernes et puis ensuite affranchit de la coupure même entre Anciens et Modernes ; mais justement là-dessus j’aurais quand même une objection moi-même à faire : parce que dans « Les métamorphoses de la Cité », vous vous interrogez sur la réponse moderne à la mortalité. Vous dites la réponse des Anciens ou en tous cas des Grecs c’était en quelque sorte la quête de gloire. C’est par la gloire et l’immortalité que l’on répond à la mortalité. Et vous dites que la réponse des Modernes, c’est pas de risquer sa vie pour la gloire, mais de la prolonger par la médecine : on a décidé de préférer la conservation à la gloire, vous citez Descartes bien sûr, il s’agit de se rendre comme maître et possesseur de la nature mais pour la santé et c’est tout de même un exploit vous dites chez Descartes, parce qu’il table sur la médecine à un moment où la médecine n’a encore rien trouvé et où elle est extrêmement lacunaire et vous citez Bacon, le soulagement de la condition humaine, « the release for man estate », prolongez par Adam Smith non plus « release » mais « improvement », l’amélioration de la condition humaine. Voilà le grand objectif des Modernes. Mais je vois là quelque chose d’extrêmement naturel ! Ne s’agit-il pas précisément pour les Modernes de nous réconcilier avec notre nature par précisément cette réhabilitation, cette promotion même de la prose de la vie ? Voilà je vous soumets cette question avant d’en venir au dépassement de l’opposition des Anciens et des Modernes.

PM : Vous mentionnez ces formules dans lesquelles s’exprime l’extraordinaire ambition des Modernes, espérance des Modernes alors même que les moyens techniques –vous parlez de la médecine- n’étaient pas disponibles, l’extraordinaire espérance-ambition des Modernes que de transformer radicalement la condition humaine. Si vous voulez, la référence aux Anciens, c’est une façon à la fois de d’abord mettre en doute sinon la légitimité du moins l’effectivité de cet espoir, c'est-à-dire, est-ce que réellement il est possible de transformer radicalement la condition humaine ? Et si cela n’est pas possible quelle conséquence cela a sur l’évaluation que l’on fait du projet moderne ? Il y a peut-être dans le projet moderne une démesure essentielle dont il faut prendre si j’ose dire la mesure et la seule façon de prendre la mesure de cette démesure essentielle, c’est de parvenir à une vue non biaisée, impartiale le plus qu’il est possible de ce que serait ou de ce qu’est cette condition humaine qu’on va dire d’un terme plein d’équivoques : naturelle.
Mon objection, dans cette perspective à la posture antimoderne c’est que d’une certaine façon les Antimodernes supposent que les Modernes parviennent en quelque sorte à transformer radicalement la nature. Et c’est là si vous voulez que ma question aux Antimodernes s’impose : je ne crois pas, y compris éventuellement contre le jugement de Tocqueville lui-même, je ne crois pas que avec toutes leurs transformations, avec toutes leurs réalisations, avec tous les succès qu’ils ont aussi obtenus, que les modernes aient à ce point transformé la condition humaine et que nous soyons sortis en quelque sorte de cette condition, de cette nature –ici je ne ferai pas de distinction entre les termes-, telle que à mes yeux elle a été le mieux définie par les Grecs. Voilà, donc, si vous voulez je vois dans la démesure moderne une démesure d’une certaine façon inscrite dans la condition humaine et cet être qui ne cesse de vouloir se dépasser lui-même, de transformer lui-même les conditions de sa vie mais qui rencontre les limites inscrites dans cette même condition et dans cette perspective le retour aux Anciens –employons ce terme un peu convenu-, le retour aux Anciens, c’est un effort pour retrouver la mesure à l’aide de laquelle on peut, pour le redire, évaluer notre éventuelle démesure.

AF : Alors, ce retour nous allons voir en quoi il peut consister mais je vais me faire, une fois n’est pas coutume, l’avocat des modernes jusque dans le procès qui leur est intenté parce qu’après tout cette transformation de la condition humaine on peut dire que ce n’est pas le projet moderne dans sa première formulation mais peut-être sa pathologie ? J’ai cité toute à l’heure d’ailleurs à votre suite ! Adam Smith et Bacon : il s’agit de soulager la condition des hommes. De soulagement à transformation, on peut dire qu’il y a un saut qualitatif et donc on peut imaginer une version plus modeste de ce projet qui est d’ailleurs très présent parmi nous parce qu’en vous parlant je pense à un film de Woody Allen « Harry dans tous ses états » et à un moment donné un de ses amis est conduit à l’hôpital parce qu’il avait mal au bras ; finalement –enfin : pas finalement-, à ce moment-là on dit qu’il n’a rien, ce n’est pas une crise cardiaque et Woody Allen a cette réflexion : «  le plus beau mot de la langue anglaise ce n’est pas « I love you » mais « It’s benin » : ce n’est pas « I love you » mais « C’est bénin ». Et de ce point de vu là c’est après tout le cri du cœur du bourgeois et aussi amoureux que nous soyons, nous sommes sensibles à ce « It’s benin ». Donc est-ce que ça n’est pas la validité ultime du projet moderne dans ce qu’il a peut-être justement malgré tout de très singulier, de très différent du monde des Anciens?

PM : Bien sûr c’est sa validité, c’est ce qui fait qu’il est en quelque sorte irrésistible… [AF : voilà] Les hommes, quel que soient les arguments les plus brillants, les plus sublimes qui aient été développés contre le projet moderne, les hommes préfèrent être en bonne santé qu’en mauvaise santé ! Et c’est parfaitement légitime, c’est parfaitement naturel, c’est irrésistible et il est certain que de ne plus souffrir de la faim et être soigné c’est un ressort encore une fois irrésistible et qui nous a conduit où nous sommes et qui nous a conduit à des améliorations évidemment parfaitement, intrinsèquement bonnes des conditions de la vie commune.
Cela dit, cela dit restent les questions que je n’ose dire ultimes que l’on hésite à mobiliser de façon trop facile parce que le sublime est facile d’une certaine façon [AF : le sublime est facile, c’est très juste Pierre Manent] Invoquer immédiatement contre le confort bourgeois les grandeurs aristocratiques ou religieuses c’est facile. Mais en même temps il est vrai que les grandes questions ne sont pas affrontées dans les démarches qui conduisent au confort ou à la santé. Pour le dire de façon simple, la question de la mortalité n’est pas résolue, elle n’est pas affrontée, elle est contournée par l’allongement de la durée de la vie. Allongement que tout le monde désire et chérit mais les questions subsistent. Et donc on peut craindre et on peut penser que, dès lors que la société s’organise pour l’amélioration de la condition humaine, elle rétrécit sa perspective sur les choses humaines et d’une certaine façon notre tâche c’est aussi de garder le plus ouvert possible notre regard sur l’ensemble du phénomène humain.

AF : Garder la perspective la plus large possible sur l’ensemble du phénomène humain, dites-vous Pierre Manent, c’est ce qui conduit votre enquête et je lis les dernières lignes du « Regard politique » : « Aussi modernes que nous soyons ou voulions être, nous ne pouvons nous contenter de nous laisser porter par la dernière vague. Nous devons comme C. [ ?] nager en eau profonde puisqu’au dessus de nous s’étagent les épaisseurs distinctes de la gloire païenne, de la conscience chrétienne et des droits modernes. Les vagues qui nous portent ne doivent pas nous faire oublier les vagues qui la portent. Nous sommes encore des héritiers et du moins nous le resterons tant que nous serons conscients de cet héritage. »
Ma question va être très vaste : héritiers exactement de quoi ? Que peuvent nous dire aujourd’hui la gloire païenne et la conscience chrétienne ? Peuvent-elles habiter notre âme ?

PM : Ce n’est pas moi qui aie dit : « Nous sommes des héritiers ».

AF : Non c’est moi ! Pardon ! C’est une interprétation peut-être fallacieuse de vos propos !

PM : Vous l’avez ajouté comme si c’était ma conclusion mais c’est que je n’emploie pas le terme d’héritier et c’est un terme qui ne m’est pas familier et ce que je dis là je ne le pense pas en termes d’héritage si vous voulez. Parce que qu’est-ce que serait notre héritage grecque par exemple, notre héritage romain ? Je crois en effet qu’il y a, dans l’histoire occidentale puisque c’est cela que je considère, ce que j’ai appelé trois vagues, reprenant une vieille métaphore de Platon, païenne, chrétienne et moderne mais d’une certaine façon, ces trois vagues sont toujours présentes parmi nous. Pourquoi ? Les grecs sont présents parmi nous non pas par leur héritage, non pas par les colonnes mutilées du Parthénon ou par les textes de Platon –même si c’est une présence qui n’est pas négligeable- mais tout simplement parce que nous vivons toujours la condition politique, la condition des Grecs, et la condition politique c’est de se gouverner si j’ose dire au jour ou à la lumière de l’espace public. Donc c’est de se gouverner visiblement dans le visible –on parle toujours volontiers de l’espace public. Non ! La vague païenne ou la vague grecque ou la vague ancienne c’est pas quelque chose de passé dont nous hériterions –même si c’est un petit peu de cela- mais c’est plus essentiellement, plus immédiatement, plus actuellement notre condition politique qui se déroule dans l’espace public et dans le visible. Alors pour autant que les Grecs cherchent la réalisation de soi tout entier dans l’espace visible et avec l’ordre politique il y a le –tout le monde l’a souligné-, l’ordre de la nudité, n’est-ce pas, tout ce qui est grec aspire en quelque sorte à se donner dans le visible ; hé bien d’une certaine façon le christianisme  –je ne dirai pas : c’est l’inverse- part dans la direction opposée et vers l’invisible. Parce que d’une certaine façon, la condition païenne, la condition politique rencontre des limites que les Chrétiens penseront dépasser, résoudre, surmonter en ouvrant un nouvel espace, l’espace invisible, invisible de la conscience. Il y a chez les Grecs une tension entre l’ordre visible et certaines exigences de l’individu humain. Hé bien ! Cette tension les Chrétiens la résoudront ou espéreront la résoudre, penseront la résoudre, en ouvrant un espace purement intérieur, l’espace de la conscience qui est une capacité de jugement qui a cette caractéristique en quelque sorte que dans la conscience bien ordonnée le jugement de l’agent d’une certaine façon se confond avec le jugement divin ou le jugement de Dieu. Et le troisième développement que je considère, le développement moderne, comme l’invisible chrétien est une réponse aux limites et aux difficultés du visible grecque, hé bien le développement moderne des droits de l’homme sera une réponse aux difficultés intrinsèques de la conception chrétienne de la conscience.
Donc vous voyez, je ne pense pas en terme d’héritage, je pense en terme de proposition humaine, d’expression de l’humanité qui rend compte de certaines limites et les hommes pour  surmonter certaines limites produisent une autre proposition qui à son tour rend compte des limites et produisent cette troisième proposition.

AF : Mais vous dites que cette ultime proposition n’a pas périmé les deux premières. C’est pour cela que le terme d’héritage vous ne le prenez pas à votre compte, parce que les deux premières propositions « restent » si j’ai bien compris présentes en nous.

PM : Elles sont toujours présentes, elles sont toujours présentes. Prenons simplement la conscience : il est question partout parmi nous de la « clause de conscience » ; ça a bien un rapport avec la notion chrétienne de conscience qu’ignoraient entièrement les Grecs. Le visible, la gloire, la vie politique est aujourd’hui encore dominée –nous n’employons guère le mot de gloire- par les termes équivalents au mot de gloire : le prestige, la grandeur. Même les hommes politiques les plus démocratiques sont soucieux comme ont dit aujourd’hui de leur place dans des les livres d’histoire. Donc, nous n’avons pas échappé au régime de la gloire. Lorsque l’ont dit que l’image de  la France a été, je ne sais pas, ternie par tel ou tel épisode, nous parlons dans le registre de la gloire même si les mots que nous employons sont différents.

AF : Oui alors quand même Pierre Manent, je vais me laisser un instant dominé par mes affects antimodernes que j’avais jusque là réussi à tenir en respect. Vous ne parlez pas en termes d’héritage, vous dites que les propositions précédentes d’humanité sont toujours présentes et en effet on n’a pas abolit la conscience. Mais je ne sais dans lequel de vos livres vous rappelez que l’un des grands mots d’ordre de notre modernité et de notre modernité tardive dirons-nous, de notre extrême modernité, c’est : ne culpabilisez pas. Donc la conscience, une révolte contre la conscience est à l’œuvre. Et surtout, sur le point justement : sommes-nous grecs. Vous dites que le propre de l’Occident, c’est précisément non pas de suivre la coutume ou la loi des ancêtres mais de produire la chose commune et ça a commencé avec les Grecs. Mais d’un autre côté, vous dites aujourd’hui notre religion, c’est la religion de l’humanité. Nous sommes immédiatement des êtres humains, ce qui nous est sensible, c’est précisément que nous sommes tous des semblables. Et là vous reprenez à votre compte la grande méditation de Tocqueville sur la généralisation du sentiment du semblable. Mais nous sommes tellement semblables que précisément les frontières nous paraissent arbitraires ou absurdes, que les particularités nous dérangent et que précisément cette grande médiation qu’avait été la Nation pour atteindre à l’universel, la Nation même comme proposition d’humanité est aujourd’hui désavouée et désinvestie. Et donc on est, à vous lire, amenés à se demander si précisément nous ne sommes pas arrivés au bout du chemin ou en tous cas, si nous ne sommes pas en bout de course ? Que reste t-il de cette grande dynamique occidentale dès lors que les hommes, aidés d’ailleurs par une technique de la disponibilité immédiate et générale, semblent vouloir s’affranchir de leur condition politique elle-même ? Voilà pourquoi je me permets de parler en termes d’héritage car il me semble que ces héritages là, chrétiens comme vous dites, aussi bien que païens, sont aujourd’hui extrêmement fragilisés.

PM : Il me semble que, au fond, tout le monde est d’accord sur l’idée qu’il y a quelque chose comme une espèce humaine, un genre humain, qu’il y a quelque chose comme une humanité commune.[AF : heureusement !] Non mais on dit parfois que c’est une invention des Modernes. Non ! Pour les Chrétiens il y a une vocation universelle de l’humanité et pour les Grecs il y a une idée de l’espèce humaine. C’est même les Grecs qui ont inventé la notion d’espèce. Ils ne l’ignoraient pas. Je veux dire que la différence entre Modernes, Chrétiens et Grecs n’est pas dans la reconnaissance ou pas de l’unité de l’espèce humaine : Grecs, Chrétiens, Modernes reconnaissent l’unité de l’espèce humaine. La différence c’est dans les modalités de la réalisation. Pour les Grecs et les Chrétiens sur ce point, sur ce point d’accord –ils ne le sont pas sur bien des choses-, l’humanité est chose à produire, chose à réaliser, chose à activer. Elle n’est pas donnée là par le fait de naître. C’est une certaine action, c’est donc une certaine transformation de soi, un certain travail sur soi qui produit l’homme complet en quelque sorte. Et ce travail sur soi l’individu humain ne pas le faire seul, il le fait pour les Grecs ou les Anciens dans le cadre de la cité –donc l’humanité se réalise dans la cité, l’homme est un animal politique- et pour les Chrétiens, la vocation humaine se réalise dans une activité spécifique qui a un cadre spécifique, une cité spécifique qui est l’Église, différemment conçue selon les confessions chrétiennes, mais enfin l’Église. Pour les Anciens comme pour les Chrétiens, l’humanité est une tâche à accomplir.
Pour les Modernes –dans la phase actuelle en tous cas, telle que nous l’expérimentons et à laquelle vous faisiez allusion- l’humanité est une chose à constater. L’humanité est une chose à constater dans un sentiment et donc si j’ose dire dans une passivité. Reconnaissance de l’humanité de l’autre homme et reconnaissance de l’unité de l’espèce humaine. Encore une fois, cette reconnaissance, aux yeux des Modernes, ne réclame pas l’actualisation d’une communauté dans laquelle il se réaliserait et même d’une certaine façon pour nous aujourd’hui l’unité de l’humanité, au lieu d’être réalisée dans une cité réelle, elle est fragmentée, elle est détruite par les cités, parce que ça détruit l’espèce humaine. Donc vous voyez l’enjeu, n’est-ce pas, c’est que ce qui pour les Anciens et les Chrétiens permettait la réalisation de l’humanité, la constitution de cités, pour les Modernes aujourd’hui, dans la version présente c’est ce qui rompt l’unité de l’espèce humaine. D’où aujourd’hui l’horreur que nous avons, nous les contemporains, pour toutes les associations réelles, pour toutes les cités réelles qu’il s’agisse des églises, des nations, de tout ce qui rassemble les hommes dans une communauté qui entend ou qui prétend se diriger elle-même. Là nous postulons que l’humanité se donne sans médiation, que s’il n’y avait pas ces médiations trompeuses des nations, des églises qui empêchent l’homme de rencontrer l’homme, hé bien l’humanité s’épanouirait immédiatement dans un sentiment universellement répandu de la similitude humaine. Et c’est je crois qu’il y a tout de même une très grande illusion dans la perspective moderne, d’abord parce que ça ne se passe pas ainsi, d’abord parce que les associations humaines ne se défont pas ainsi quoi que pensent certains en Europe, et en plus parce que, si les choses se passaient ainsi, hé bien se serait la fin de toute excellence humaine puisque se serait la destruction de tous les cadres dans lesquels l’homme a produit son éducation, sa philosophie, ses arts, sa religion, ses religions.

AF : Oui mais justement là Pierre Manent, il y a eu une première version de la modernité avec la Nation dont vous parlez assez souvent, vous avez même consacré un livre à cette question, « La raison des nations » ; nous voulons vivre aujourd’hui, notre humeur en tous cas est post-nationale et vous l’avez décrite, donc je n’y reviens pas, mais est-ce que cela ne veut pas dire précisément que ce passé, ces anciennes propositions d’humanité sont oubliées, éclipsées, absentes ? Dans la Nation, il y avait quelque chose de la cité grecque… [PM : Bien sûr, bien sûr…] Dans notre État ou notre illusion post-nationale, que reste t-il de la grande dynamique de l’Occident que vous décrivez précisément ?

PM : Il est très difficile d’être juste, parce que, d’abord nous sommes à la pointe extrême du présent, et, et la direction du mouvement est visible, mais, quelle issue trouvera-t-il ? C’est très difficile de le dire. Ce qui me frappe aujourd’hui en Europe, c’est qu'il y a une sorte de perte de confiance radicale des Européens dans, dans toute action commune en réalité, et on se plaint qu’il n'y ait pas d’Europe politique, mais si j’ose dire, l’Europe est organisée pour qu’il n’y en ait pas, parce que les conditions de formation d’une action commune ont été systématiquement démantelées dans la dernière période. Les cadres dans lesquels une action commune aurait sens ont été progressivement démantelés, au profit, au profit d’une, comment dire, de l’abandon à un processus, ou à des processus qui devraient, par des mécanismes irrésistibles, produire une civilisation qui en quelque sorte préserverait les règles d’une vie commune, sans que les hommes soient obligés en quelque sorte de se gouverner eux-mêmes.
Il y a une confiance qui me paraît démesurée et destinée à être très cruellement déçue, dans ce qu’on peut appeler une civilisation démocratique, où le progrès des mœurs démocratiques nous dispenserait de la nécessité de constituer des associations humaines, capables de se gouverner eux-elles-mêmes, et d’abord capables de se défendre elles-mêmes. Donc je crois, si vous voulez, que nous sommes véritablement à la crête d’une grande illusion, mais qui est une illusion propre à l’Europe : les États-Unis ne la partagent pas, la Chine ne la partage pas, personne ne la partage dans le monde musulman, c’est une illusion très spécifiquement Européenne, une illusion d’une civilisation apolitique, et dont on peut d’ailleurs très aisément rappeler les conditions politiques. C’est dû à certaines conditions politiques très particulières à l’Europe, l’Europe a l’illusion de pouvoir vivre hors des contraintes, grandeurs et misères du politique.

AF : Et donc de cette illusion, elle sortira à la faveur ou à la défaveur de l’Histoire semble-t-il. C’est l’Histoire qui risque un jour ou l’autre, et peut-être même un jour prochain de réveiller l’Europe. C’est ça qu’on peut penser, Pierre Manent ?

PM :
Ce qui me frappe c’est que l’Europe se construit comme si il n’y avait rien en dehors d’elle.

AF : Voilà c’est ça.

PM : Comme s’il n y avait pas d’extérieur, et toute sa tâche est une sorte de transformation intérieure. Nous cultivons nos vertus en supposant que l’exemple de nos vertus convertira bientôt le reste de l’humanité. Mais nous oublions que nos vertus sont à la merci du reste de l’humanité, et que nous n’assurons pas nous-mêmes la protection du cadre dans lequel nous les exerçons donc nous avons reculé, nous reculons indéfiniment le moment de prendre des décisions concernant nos relations avec le reste du monde. Et le signe le plus étonnant, qui révèle en quelque sorte ce refus méthodique de prendre la moindre décision politique importante, c’est le refus de décider des limites de l’Union Européenne.

AF : …de l’Europe, oui.

PM : Le fait même que nous nous étendions indéfiniment c’est l’aveu –dont nous faisons gloire– que nous sommes incapables de nous définir comme corps politique. Et donc, nous, les limites, puisque ce n’est pas nous qui fixons nos limites, ce sont les autres qui se chargeront de les fixer, et peut-être dans des conditions qui ne nous plairont pas. Mais ce sera un peu tard.

AF : C’est la religion d’Humanité qui nous empêche de fixer ces limites, ou qui condamne de la manière la plus vive, ceux qui osent encore parler en termes de limites. Y aurait-t-il quelque chose comme une civilisation Européenne ? et, disent-ils, délimiter c’est discriminer ! Délimiter c’est exclure, donc l’unité de l’espèce humaine refuse toute séparation. Et là justement, je voudrais vous poser une question plus précise. Dans «La Raison des Nations» vous analysez, de manière je crois très juste, très pertinente, la signification profonde des attentats du onze septembre. Vous dites que l’information la plus troublante, apportée par l’événement, n’est pas tant la révélation paroxystique du terrorisme, mais plutôt ceci: l’humanité présente est marquée par des séparations bien plus profondes, bien plus intraitables que nous ne le pensions. On a détruit le mur de Berlin, et puis tout d’un coup, le onze septembre, un autre mur s’est élevé. La question que je me pose c’est justement: comment penser ces séparations ? Et je vous la pose à vous, parce que notamment dans «La Cité de l’Homme», vous critiquez la définition de l’Homme, comme Être de culture. Et votre fidélité à Leo Strauss, elle tient beaucoup dans cette très courageuse, très belle réhabilitation de l’idée d’une Nature humaine. Mais précisément, n’assiste-t-on pas à un choc des cultures, ou, pour reprendre la formule d’Huntington –qu’il a payé cher d’ailleurs– un choc des civilisations, et le politiquement correcte que vous décrivez très bien, ne constitue-t-il pas lui, précisément, à dire que : Non, il n y a rien de tel, et ce qui existe c’est l’Humanité. Et donc nous, comme vous le dites d’ailleurs, nous ne sommes pas libres de voir ce que nous voyons, parce que nous voyons ce choc des civilisations, et la religion de l’Humanité nous interdit de le voir, Pierre Manent.

PM : Une chose qui est très surprenante aujourd’hui, qui me surprend beaucoup, c’est l’horreur sacrée, il n’y a pas d’autre mot, l’horreur sacrée des frontières que beaucoup de nos concitoyens éprouvent. Les frontières leur paraissent un scandale. Moi au contraire, j’aime beaucoup les frontières…

AF : …moi aussi.

PM: Je trouve que passer une frontière, était il y a vingt ans, trente ans un des grands plaisirs du voyage. Et je dois dire aujourd’hui à l’Europe, je suis un peu frustré, même si c’est plus commode, je suis frustré que l’on ne passe plus de frontières. Pourquoi tracer une frontière entre une population et une autre, serait-il une offense pour l’une ou l’autre de ces populations ? L’idée que chacun s’organise à sa manière et reconnaît à l’autre, de l’autre côté de la frontière le droit de s’organiser à sa manière, ça me paraît plutôt une des grandes inventions de la civilisation. Bien tracer une frontière, et chacun reste bien de son côté de la frontière, ça me paraît un progrès de la civilisation.
Celui qui fait la guerre, ce n’est pas celui qui trace la frontière, c’est lui qui franchit la frontière. Donc il y a là quelque chose de très étrange, c’est complètement déraisonnable, donc il est clair qu’il y a un motif d’un autre ordre, à cette horreur de la frontière, et en effet, et en effet il y a cette idée que l’Humanité devrait être une. Mais il y a aussi autre chose, qui est très spécifique à l’Europe je crois, et c’est que –un sentiment étrange n’est-ce pas ?– c’est que nous sommes tellement supérieurs aux autres que si nous traçons une frontière qui les sépare de nous, et bien, nous leur faisons offense. Ça, c’est vraiment garder, si j'ose dire, le préjugé colonial, mais transformé dans le langage de la religion de l’Humanité. Or, si nous nous séparons des autres, les autres se séparent également de nous, et nous sommes égaux de part et d’autre de la frontière. Donc, c’était le premier point…

AF : Mais comment concilier, si vous voulez, l’idée d’une Nature humaine, ce n’est plus la religion de l’Humanité, c’est l’idée de Nature humaine, et, non seulement l’existence des frontières, mais surtout la différence, peut-être insurmontable, des civilisations, des cultures. Voilà la question que je vous pose parce que, bien entendu, je me la pose. Je trouve que c’est un grand progrès que d’être revenu en arrière, et d’avoir réhabilité cette notion de Nature, abandonnée d’une manière très cavalière par les sciences sociales, Pierre Manent.

PM : Je disais, «réaliser la nature humaine», mais précisément la nature humaine a une telle amplitude, une telle amplitude que, elle ne se réalise pas comme un corps d’animal se développe, n’est-ce pas ? Le signe de l’amplitude de la nature humaine c’est que l’homme ne peut pas s’abandonner à sa nature, il doit se gouverner lui-même. Il doit se gouverner lui-même, et donc il y a un grand nombre de modalités de gouvernement de soi, un grand nombre de régimes politiques, de régimes de l’humanité et donc déjà il y a ce principe de diversité, qu’il y a différents régimes politiques au sens large du terme ou au sens stricte du terme, et donc cela ouvre une grande diversité et donc différences, objections, et y compris guerres. On sait bien que entre les régimes démocratiques et les régimes qui ne l’étaient pas, il y a eu des guerres. Les guerres en Grèce c’étaient pour une bonne part entre cités démocratiques et cités aristocratiques, donc voilà un principe de différence. Autre principe de différence, lié lui aussi à l’immense amplitude de la nature humaine: la nature humaine vise quelque chose de plus grand qu’elle, qu’elle appelle les divins, dieu, le dieu, que sais-je. Et dans son rapport à cette chose, qui existe ou qui n’existe pas, mais auquel l’humanité se rapporte –d’un certain sens naturellement, car il y a toujours eu des religions, et je crois qu’’il y en aura toujours– et bien, dans ce rapport au divin, les groupes humains prennent une certaine forme. Prennent une certaine forme, il y a donc des religions diverses. Et si vous ajoutez, on pourrait multiplier d’autres facteurs, les ressources économiques, la démographie, toutes sortes de choses dont s’occupent les différentes sciences, il n’est pas difficile si vous voulez, je crois il n’est pas si difficile que cela, de réconcilier l’idée d’une humanité commune, se réalisant, se concrétisant dans une grande diversité de formes. Mais, la conséquence est inévitable, ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est que ces formes sont fortes. C’est-à-dire que ces formes ne sont pas la forme que prend la pâte à modeler dans la main de l’enfant. Une fois que les cités, les églises, les civilisations ont pris une certaine forme, bien pour l’essentiel elles la gardent, n’est-ce pas ? Elles la gardent, et donc les civilisations des sociétés qui ont pris des formes diverses, et bien, se rapportent à l’humanité, à elles-mêmes de façon différente, et donc cela crée des séparations, cela crée des malentendus, cela crée des conflits, cela peut créer des guerres. C’est dans l’ordre des choses, et, si j’ose dire, il faut évidemment en pratique s’efforcer au maximum de limiter les conflits, mais si j’ose dire, on ne peut pas, on ne peut pas supprimer la racine des conflits, parce que supprimer la racine des conflits, c’est supprimer la racine de l’humanité, puisque ça supposerait que les hommes cessent de se réaliser eux-mêmes dans des formes particulières.

AF : Les hommes se réalisent dans des formes particulières, vous analysez, vous réfléchissez au propre de l’Occident, Pierre Manent et vous accordez une importance cruciale à un phénomène –et je voudrais que nous terminions là-dessus – qui est celui de la conversion : devenir autre en restant le même. Pourquoi lui donner un tel rôle ?

PM : Je me trompe peut-être mais il m’a semblé, il m’a semblé que c’était un phénomène, une possibilité humaine propre à l’Occident. Bien sûr il y a dans d’autres civilisations des illuminations, des illuminations ou, en quelque sorte, des fusions dans le grand Tout. La conversion c’est autre chose : et contrairement au son que le mot fait retentir, la conversion n’est pas nécessairement religieuse comme vous le savez bien ; la première formulation exacte et précise de la conversion on la doit à Platon : c’est une orientation de l’âme, une réorientation de l’âme. Bon. Hé bien ! Il se trouve que –je crois que c’est le cas-, il se trouve que cette idée que l’âme d’un être humain –vous, moi, n’importe qui- peut, après avoir suivi un certain chemin, un certain développement, pris un certain tour, puisse se prendre, choisir un autre chemin, connaître un autre développement et prendre un autre tour, se tourner vers ailleurs, se transformer alors même que l’individu reste mystérieusement le même, cette possibilité me paraît propre à l’Occident et, comme je le dis dans le livre, une des ressources et une des forces de l’Occident. Parce que ça permet à l’Occident d’avoir à la fois la conscience dans ses forces, dans ses propres forces et la capacité de changer, de s’adapter, de se transformer en restant d’une certaine façon fidèle à soi-même.

AF : Alors, il y a aussi une tonalité personnelle dans ce que vous dites parce qu’on l’apprend en lisant « Le regard politique », vous êtes né dans une famille communiste et même si la conversion n’est pas seulement religieuse, vous vous êtes vous-même converti au catholicisme et la question que je vais vous poser, elle est, si j’ose dire, personnelle : je lis ce que vous écrivez, je suis, comme d’habitude, intéressé et même subjugué, mais je suis aussi ce que je suis c'est-à-dire un enfant du peuple à la nuque raide, les Juifs, ce sont ceux qui ont fait la grande surprise à l’Occident de ne pas se convertir et je voudrais vous lire et vous soumettre simplement cette très belle citation de Karl Barth : « Frédéric II demandait un jour à son médecin personnel Zimermann, « Dites-moi Zimermann, pouvez-vous me donner une seule preuve en faveur de l’existence de Dieu . » Et l’autre de répondre : « Sire, les Juifs ! » ». Précisément parce qu’ils sont là, ils sont depuis… Il y a au monde un peuple aussi vieux que le monde ! Donc il y a aussi cette ressource de l’Occident, de la non-conversion, si je puis dire ou non, Pierre Manent.

PM : Ah ! [AF : malheureusement on a peu de temps] Oui, écoutez, je crois que la religion juive autorise la conversion dans certain cas très rares, très difficiles… [AF, éclat de rire : mais je ne suis pas là pour condamner l’apostasie !! Franchement !!] Là, je botte en touche… Ce qui me frappe –ça n’est pas une réponse mais c’est une réponse quand même- j’en parle dans « Le regard politique », ce qui me frappe dans l’Ancien Testament c’est qu’on pourrait avoir l’impression qu’il s’agit d’un des dieux de la cité, d’un des innombrables dieux de la cité. Hé bien étrangement, ce Dieu qui est si stricte propriétaire de son peuple, prend une voix –voix : v-o-i-x- qui a une ampleur, une intensité, une grandeur qui dépasse infiniment le tout petit peuple qui le porte et s’adresse d’une façon que dans certains textes –je le dis des Psaumes en particulier- paraît bouleversante, est bouleversante pour quiconque le lit avec un peu d’ouverture de cœur, n’est-ce pas. Pour moi, l’étrangeté, la singularité, je n’ose dire l’élection du peuple juif est donnée dans les Psaumes c'est-à-dire dans ce dialogue entre un Dieu qui pourrait n’être que le Dieu de quelques uns et qui donne lieu à une parole qui est immédiatement pour ainsi dire… bouleversante pour tous.

AF : Bien merci beaucoup Pierre Manent nous terminerons là-dessus cette conversation même s’il me reste beaucoup de questions à vous poser et je voudrais signaler, rappeler les titres de vos livres et inviter très instamment les auditeurs à les lire : « Le regard politique », des entretiens avec Bénédicte Delormes-Montigni et « Les métamorphoses de la cité », essai sur la dynamique de l’Occident, ces deux ouvrages sont publiés chez Flammarion.