Déjà connu en France par son histoire du fascisme européen, l'historien allemand Ernst Nolte déclencha un concert de clabauderies outre-Rhin lorsqu'il publia en 1987, sa Guerre civile européenne, 1917-1945. Pourquoi ce raffut idéologique, connu sous le nom de "querelle des historiens", qui donna naissance à une trentaine d'ouvrages et à plus de douze cents articles?
Il tient à l'originalité même qu'il existe un "nœud causal" entre la révolution bolchévique et l'émergence des fascismes à l'Ouest. En effet, le communisme ne se borne pas à instaurer la guerre civile permanente en Russie même. Il la déclare à toute l'Europe. A peine finie la Première Guerre mondiale entre les Etats, Lénine exporte la guerre entre les classes dans plusieurs pays européens, où les partis communistes, récemment créés, jouent le rôle de corps expéditionnaires de la révolution bolchévique.
Cela donne, en 1919, la république des Conseils de Bela Kun en Hongrie; c'est le mouvement Spartakus en Allemagne, dont l'échec n'empêcha pas le PC allemand de croître en puissance durant les années vingt. En France, la scission de Tours, en 1920, sépare les socialistes résolus à rester autonomes de ceux qui se transforment en soldats volontaires de Moscou.
A l'origine de la montée des fascistes en Italie, puis des nazis en Allemagne, on trouve un réquisitoire contre le parlementarisme démocratique, jugé trop faible pour barrer la route aux partis communistes, désormais fers de lance de l'URSS. Le facisme et le nazisme naquirent comme des contre-feux au léninisme, mais - et c'est là tout le paradoxe- ils en copièrent les méthodes pour mieux le refouler. Les trois totalitarismes eurent en commun leur haine du libéralisme, leur instauration d'un Etat omnipotent incarné par un chef unique et sacralisé, leur organisation de la répression policière et culturelle enfin leur logique exterminatrice, surtout les nazis et les communistes. François Furet, qui en citant Nolte dans son Passé d'une illusion, en 1995, contribua opportunément à lui faire franchir le barrage de la police intellectuelle française, montre que le communisme fut pour le nazisme à la fois la cible à détruire et le modèle à imiter, en ce sens que Lénine avait légitimé "la violence pure érigée en système de gouvernement". François Furet poursuit : "Issus du même événement, la Première Guerre mondiale, les deux grands mouvements idéologiques de l'époque se définissent largement l'un par rapport à l'autre... La relation dialectique entre communisme et facisme est au centre des tragédies du siècle."
La mutuelle hostilité des deux totalitarismes était donc ambiguë dans l'œuf. Elle se doublait d'une complicité qui aboutit en bonne logique au pacte germano-soviétique de 1939. Elle les rapprochait dans une commune volonté d'anéantir la liberté, programme dont héritèrent plus tard Mao, Kim II Sung, Ho Chi Minh, Castro ou Pol Pot, tous sosies de Lénine et de Staline.
A partir de 1945 et de l'élimination du nazisme, le communisme se répand dans le monde et, en même temps, se retrouve en tête à tête avec la démocratie, son seul véritable ennemi de toujours. A la guerre civile européenne succède ce que Nolte appelle la guerre idéologique mondiale, dont il situe le point final en 1991, année où se désagrège l'Union soviétique. Mais nous voyons bien que cette guerre idéologique dure encore aujourd'hui, quoique dans le vide. Faute du "socialisme réel", parti dans les "poubelles de l'histoire", elle est désormais privée de tout enjeu concret. Mais c'est précisément ce néant politique et pratique qui ouvre un nouveau champ libre à la pléthore idéologique.
Déjà au moment de la "querelle des historiens" contre Nolte, nombre d'intellectuels allemands prenaient parti pour le communisme au moment même où il était en train de disparaître. Comble de perspicacité, la mode était en RFA, à la fin de la décennie 1980-1990, de considérer la RDA comme le noyau d'une future Europe progressiste! Jürgens Habermas, en 1987, flétrissait chez Nolte une "philosophie de l'Otan, aux couleurs du nationalisme allemand". Cette perversité, selon Habermas, tendait à "déguiser l'Union soviétique en une puissance hostile". Deux ans plus tard, le vent des peuples soulevés avait balayé ces âneries sans toutefois en déconsidérer les auteurs qui, toujours sûrs d'eux et donneurs de leçons, n'en continuent pas moins aujourd'hui de pérorer.
Comparer entre eux les deux grands partis-Etats idéologiques du XXe siècle était encore jusqu'à tout récemment interdit et le demeure dans une large mesure. C'est pourquoi l'ouvrage de Nolte fut plus attaqué que lu. Or ce qui est vrai de tout livre sérieux l'est encore plus de celui-ci : l'analyse, le résumé, si scrupuleux soient-ils, ne peuvent remplacer la lecture intégrale. Elle est à conseiller, en l'espèce, d'autant plus vivement que La Guerre civile européenne est servi par une traduction d'une exceptionnelle qualité. A chaque page, on trouve sous la plume de Nolte la thèse et ce qui nuance la thèse.
C'est le cas, en particulier, pour la formule de Nolte la plus controversée, lorsqu'il parle de "noyau rationnel" de l'antisémitisme hitlérien. Elle permit aux "néo-antifascistes" de le traiter de révisionniste, injure qui, comme le dit Stéphane Courtois dans sa préface, ne déshonore que leurs auteurs. Nolte ne veut aucunement dire que l'antisémitisme nazi fut fondé en raison, encore moins justifié. Il veut dire que tout thème de propagande, pour avoir prise sur le réel, doit nécessairement rencontrer une aspiration dans les masses qu'il veut mobiliser. L'efficacité politique politique suppose toujours une certaine rationnalité, au sens de prise sur le réel.
Ainsi, le "noyau rationnel" du communisme, c'est qu'il faut exterminer tous les "ennemis de classe" potentiels. En 1918, Grigori Zinoviev déclare qu'à priori il faudra fusiller dix millions de Russes, soit un massacre des Koulaks : "Aucun d'entre eux n'était coupable de quoi que ce fût; mais ils appartenaient à une classe coupable de tout." La même année, Staline ordonne à Iejov de faire exécuter "non seulement les ennemis du peuple, mais les épouses des ennemis du peuple".
L'acte fondateur, le "code génétique" des deux totalitarismes est le crime de masse, dont les victimes sont désignées en fonction de ce qu'elles sont et non pas de ce qu'elles ont fait.
("La Guerre civile européenne, 1917-1945", par Ernst Nolte. National-socialisme et bolchévisme. Traduit de l'allemand par Jean-Marie Argelès, préface de Stéphane Courtois (Editions des Syrtes, 672 pages, 218 F)
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vendredi 19 juin 2009
jeudi 11 juin 2009
Revel, A propos de la Philosophie.

A lire ou écouter ici : http://catallaxia.net/Jean-Fran%C3%A7ois_Revel,_Entretien
Revel
Arguments une émission de Jean Rosoux
Rosoux :
Bonjour. Pourquoi Revel et pas les autres ? D’abord parce que les autres ne sont pas tous morts. Et Jean-François Revel, lui, il est mort dimanche dernier. Et puis c’était le premier qu’on avait rencontré il y a plus de 6 ans déjà pour Arguments. Alors Jean-François Revel, journaliste, écrivain, philosophe, essayiste, publiciste ? Autant dire à l’épicerie des lettres on ne sait sur quel rayon le ranger. Et JFR ne nous y aidait pas, nettement meilleur à l’écrit qu’à l’audio-visuel. Pourtant aujourd’hui qu’il est mort, on ne mégote plus : comment imaginer l’unité de ce penseur pluriel, talentueux, erroné, courageux et surtout inclassable ? Il se pourrait que la figure de Socrate constitua la bonne réponse. C’est pas tiré du monde des faux-culs mais du journal Le Monde tout court ! Alors JFR ? Autant l’écouter, c’était il y a 6 ans, il est installé dans un fauteuil de son dupleix à la proue de l’Ile Saint Louis quand elle descend la Seine derrière il y a ND de Paris ; l’accrochage se veut très littéraire, « revèlien » : seriez-vous un nouveau « Didyme » ? ( poète grec totalement inconnu des premiers siècles avant notre ère) que ses contemporains avaient surnommé « bibliolatasse » « l’oublieux aux livres » parce qu’il ne retrouvait jamais de mémoire la liste entière de ses propres ouvrages. Revel en a publié jusqu’alors 28.
Revel :
Il faut voir que parmi ces ouvrages disons qu’une grande partie sont des recueils d’articles. J’en ai publié plusieurs parce qu’il y a toujours eu parallèlement une activité de collaboration à la presse, essentiellement des hebdomadaires ou des revues mensuelles qui m’ont donné l’occasion de réunir périodiquement ces textes. Il y a quatre ou cinq recueils d’articles.
D’ailleurs j’ai toujours veillé à ne jamais écrire un article avec moins de soin que celui que je mets à écrire un livre. C’est un conseil que m’avait donné Jean Paulhan à mes débuts quand je venais de publier : « Pourquoi les philosophes », livre pour lequel il m’avait fait obtenir un prix. Il était membre du jury … et, je me rappelle un jour, je jouais à la pétanque avec lui dans les arènes de Lutèce à côté de chez lui [Resoux intervient : « c’est très ludique »] J’allais chez lui : tous les dimanches matin il faisait une partie de pétanque avec quelques amis, quand il faisait beau, et il m’avait dit : « Voilà, le journalisme peut-être une chose extrêmement néfaste pour un écrivain. Il y a un seul principe, c’est que quand on écrit un article il faut se dire que il doit pouvoir plus tard figurer dans un livre sans être déshonorant pour l’auteur. » J’ai taché de suivre cela.
Rosoux
Si vous le permettez, ça se remarque terriblement parce que quand on regarde un ouvrage récent - il vient de sortir, il date seulement de 2ou 3 mois – « Fin du siècle des ombres » ; c’est un recueil de chroniques politiques et littéraires que vous aviez données au Point, c’est extraordinaire la préparation. Quand on lit votre dernier ouvrage « La Grande Parade », on y retrouve vraiment toute la philosophie qu’on trouvait déjà là-dedans. Ça c’est votre aspect, si j’ose dire : vous disiez faire des essais philosophiques portant sur une argumentation politique.
Revel
C’est cela. La politique n’a jamais été séparée du reste de l’activité intellectuelle humaine. N’oublions pas que tout grand système philosophique grec comporte un chapitre politique : au moins la moitié des dialogues de Platon roule sur des thèmes politiques. Ne parlons pas d’Aristote et même des philosophes qui en apparence sont moins préoccupés par la politique comme les épicuriens ou les stoïciens, en réalité ont une doctrine politique bien précise. Pourquoi ? Parce que, il faut revenir aux trois grandes questions de base de la philosophie : que puis-je connaître ? Comment dois-je vivre ? Comment la cité doit-elle être gouvernée ?
Et les trois questions sont liées. On ne peut pas être gouverné par des ignorants. Il ne peut pas y avoir, contrairement à ce que dit Machiavel qui a prétendu plus tard avec les succès que l’on sait hélas ! Il ne pas y avoir de césure complète entre la morale individuelle et l’art de gouverner. Cette césure complète a été pratiquée au XX ème siècle et on a vu les résultats que ça a donné !
Redoux : c’est de la « real politic » ?
Revel : Non ! La « real politic », c’est le fait de tenir compte des données concrètes de la situation afin d’engager une action qui ait une chance de réussir. Ce que précisément n’ont jamais fait ni les nazis ni les communistes. Parce qu’ils ont tous mené leur peuple au désastre complet. Avec des ambitions complètement déraisonnables. L’idée que la politique est totalement distincte de la morale : c’est une idée tout à fait fausse ! Alors je ne dis pas que dans la pratique quotidienne l’action en politique ne soit pas de temps en temps fondée sur une certaine dissimulation, sur des calculs mais fondamentalement l’idée d’une autonomie complète de la sphère politique par rapport à toutes les autres sphères de la spiritualité humaine est une idée stupide ! Et l’histoire a prouvé qu’elle ne donnait que des catastrophes.
D’autre part, moi j’ai été professeur et je considère le journalisme comme une forme de pédagogie. Il faut arriver à exposer les questions compliquées à un public assez vaste et qui n’est pas spécialisé de manière qu’il puisse les comprendre. C’est cela, si vous voulez, qui a guidé mon travail.
Rosoux :
vous avez tenté cela en philosophie si j’ose dire puisque récemment – c’était il y a quelques années – vous avez écrit, vous avez sorti une « Histoire de la philosophie occidentale » et ça allait de Thalès à Kant : pourquoi s’arrêter à Kant ? Et puis on comprend parce que vous avez le sentiment que la philosophie s’est arrêtée à ce moment-là.
Revel :
Oui, on a dit quand j’ai publié « Pourquoi les philosophes ? » que j’étais contre la philosophie. Non ! J’ai estimé que la philosophie avait rempli son rôle historique. La philosophie est née comme discipline indépendante de la religion en gros au… 6ème, 5ème siècle… avant… notre ère (pour ce qui est de la chronologie occidentale) et disons qu’elle a fondé l’espérance et l’activité de la recherche d’une connaissance elle-même assise sur l’observation objective des phénomènes et de l’être humain et du comportement des sociétés, plus une branche sur précisément la morale et l’art de vivre, plus une branche politique et éventuellement une branche métaphysique. Et cette approche rationnelle ou qui s’efforçait de l’être avec la création en particulier de la logique avec Aristote, etc… a fini par porter ses fruits beaucoup plus tard en donnant naissance à la science. La physique au sens moderne du terme apparaît au 17ème siècle dans sa forme scientifique, mathématique et expérimentale ; puis la biologie s’élabore lentement au cours du 18ème et s’affirme au 19ème etc.. après la psychologie, la politique… De sorte que, si vous voulez, la philosophie s’est, en quelque sorte, vidée de sa substance ; elle a été tuée par son succès même puisqu’elle a engendré les sciences qui sont les vrais supports de la connaissance.(comme nous disons aujourd’hui)
Rosoux :
C’est d’ailleurs le dernier chapitre de votre « Histoire de la philosophie occidentale » : « Triomphe et mort de la philosophie. »
Revel :
Exactement ! Et cela Kant le dit parfaitement dans la préface de « La critique de la Raison pure », il s’adresse aux philosophes et leur dit : « Écoutez, cela fait 2000 ans ou 3000 ans que nous nous disputons en remplaçant les théories métaphysiques les unes par les autres, or nous avons sous les yeux depuis 150 ou 200 ans l’exemple d’une science qui s’est constituée, qui a réussi et qui a abouti à la certitude, c’est la physique. Alors, regardons comment ont procédé les physiciens ! »
Tout à fait comme les économistes libéraux du 18ème, Adam Smith et Turgot disent : « regardons comment ont procédé les sociétés qui sont plus riches que d’autres ! » Et ça donc, Kant, en formulant son célèbre principe : « Il ne peut pas y avoir de connaissance en dehors des limites de l’expérience », a scellé la mort de la philosophie, des grands systèmes philosophiques au sens traditionnel du terme. Ce qui ne veut pas dire – et nous avons là un exemple parfait de la survie des idéologies après le moment même où l’histoire a prononcé leur arrêt de mort- que des auteurs ne se soient pas efforcés de perpétuer ces modes de pensée, ces vastes systèmes ambitieux et prétentieux, prétendant tout expliquer sans vraiment recourir à l’expérimentation….
Rosoux :
Vous appelez la rémanence de la psychologie et de la philosophie…
Revel :
Oui… la rémanence… C’est cela… Alors le premier qui a donc suivi Kant immédiatement est Hegel. Quand vous pensez que dans le système de Hegel, vous avez une « philosophie de la nature », comme si nous étions au 4ème siècle avant JC ! Alors que la physique, la biologie existaient ! La « philosophie de la nature » qu’il prend entièrement sous son bonnet !
Rosoux :
Ça n’empêche qu’à travers votre vie : vous êtes philosophe de formation, Ecole Normale Supérieure et vous avez vécu , vous avez vécu de près toutes les grandes modes philosophiques qui se sont succédées –et pas uniquement en France- pendant les années trente, vous le dites dans « Pourquoi les philosophes » : la Phénoménologie, l’Existentialisme et puis vient enfin le Structuralisme de votre ami Althusser… Alors comment vous avez côtoyé tout cela ?
Revel :
Oui… Althusser s’est rallié au Structuralisme ; Althusser était marxiste. Les philosophes marxistes qui étaient intelligents, les philosophes dignes de ce nom, se rendaient bien compte que le marxisme était épuisé. En particulier l’aspect qui les intéressaient c’est à dire la théorie de la connaissance, « l’Anti-Dürhing » de Engels, la philosophie des sciences marxiste… tout cela ne tenait pas. Donc, ils [les philosophes marxistes intelligents] ont toujours cherché à se faire insuffler un sang nouveau, injecter un sang nouveau par la philosophie du moment qui était à la mode. Il y a eu d’abord un rapprochement entre le Marxisme et la Phénoménologie. Husserlienne. Puis, à partir du moment où s’est affirmé, grâce à Lévi-Strauss, copié un peu par Lacan, de manière qui n’était pas très sérieuse, à partir du moment où s’est affirmé le Structuralisme, alors les marxistes se sont précipités sur le Structuralisme pour opérer un croisement structuro-marxiste. Et ça été « Lire le capital » d’Althusser et de ses disciples, essentiellement ses disciples, son entourage et ses autres livres qui ont fondé l’ »Althussérisme » proprement dit.
Rosoux :
Il y a d’ailleurs une chose étonnante lorsque vous en parlez de votre ami Althusser, c’est, comment dire, une grande compassion vis à vis de l’homme et une grande critique vis à vis du philosophe.
Revel :
Oui ! J’aimais beaucoup Louis Althusser – je l’ai connu à la fin des années 40 et je n’ai pas cessé de le voir chaque fois que j’étais en France puisque j’étais beaucoup à l’étranger mais enfin même quand j’étais à l’étranger au Mexique ou en Italie, nous nous écrivions régulièrement. – et puis quand il a sorti « Lire le capital » j’ai été absolument confondu. Mais j’ai compris : il avait désespéré de rajeunir le marxisme. Et il trouvait dans le structuralisme une façon, en quelque sorte, de redonner une justification philosophique, une thématique philosophique nouvelle au Marxisme comme un élixir de jouvence, en quelque sorte.
Rosoux :
Peut-être une façon aussi de récupérer cette philosophie ? Les communistes orthodoxes si j’ose dire, ceux du parti communiste, cela les arrangeait bien, suggérez-vous. Vous faites d’ailleurs plus que le suggérez puisque vous dites : ça les arrangeait bien puisqu’Althusser a finalement décrété que le Marxisme ne pouvait pas être confronté à l’expérience.
Revel : exactement ! Il a dit : le Marxisme n’est pas une théorie économique, c’est un discours philosophique et il y a toute une argumentation, chez Althusser, qui repousse le critère de la praxis c’est à dire le cœur même du communisme où il dit : la vraie pratique, c’est la théorie.
Alors à ce moment là on est tranquille ! On n’a plus qu’a prendre son wagon-lit philosophique et on n’a plus aucun effort à faire. Mais attention ! Ce que je voulais dire quand je dis que la philosophie au sens traditionnel du terme est morte, c’est à dire l’activité d’un monsieur ou d’une dame qui s’enferme dans un bureau et qui reconstruit l’univers de façon systématique et que du moment que ses pensées s’enchaînent d’une manière qui le satisfait lui-même à la manière de Descartes et bien, il estime que c’est parfait qu’il a tout résolu, tout expliqué une fois pour toute, que ses prédécesseurs sont des imbéciles et que tous ses successeurs seront inutiles du fait qu’il aura tout résolu définitivement. C’est cette conception là de la philosophie qui est morte.
Mais j’ai jamais dit qu’il fallait s’arrêter de réfléchir ! C’est pas ça du tout ! Au contraire ! La philosophie systématique nous empêche de penser ! Car elle encadre l’esprit dans des structures -c’est le cas de le dire- tout à fait rigides qui fait que la pensée systématique a tendance a rejeter tout ce qui ne rentre pas dans le système et à ne rechercher dans la réalité que ce qui peut soi-disant prouver la vérité du système. Alors, ça, à mon avis, c’est fini. D’ailleurs les deux dernières grandes tentatives qui ont été Heidegger, Sartre, un peu Foucault ensuite, maintenant ne sont plus prise au sérieux ; s’il y a un débat sur eux, c’est en tant qu’écrivain, leur talent, leur imagination…
Rosoux :
Aujourd’hui, lors de la commémoration de la mort de Sartre il y a 20 ans… On voit resurgir toute une série d’ouvrages. Ça a été un des penseurs du siècle ?
Revel :
Oui mais enfin il y a beaucoup de réserve aussi ! Même dans cette tentative de réactualisation, finalement on reconnaît que d’abord il s’est lourdement trompé en politique : or quand même ! C’est inquiétant, vous comprenez, parce que voilà quelqu’un qui prétend apporter un système où il pense mieux que les autres… qui passe son temps à traiter les autres de salauds et d’imbéciles… et qui, en l’application de son système, commet des bourdes que le moindre secrétaire de cellule communiste des années 50 ne commettait déjà plus ! ça pose quand même le problème de la validité de la philosophie, je suis désolé ! Surtout quand on est comme Sartre auteur d’une théorie de la responsabilité ! Alors, ce que je voulais dire, c’est que on peut reconnaître – et je suis le premier à reconnaître – qu’il y a dans « l’Etre et le Néant » des pages prodigieusement brillantes… que j’appellerais plutôt des réussites littéraires… une sorte d’art psychologique, une saisie de la psychologie de l’être humain dans certaines situations où Sartre manifeste véritablement du génie littéraire ! Mais que plus personne ne songe à défendre le système sartrien ! ça c’est vraiment fini. J’ai fait un constat et en même temps j’ai été un peu prophétique quand j’ai publié « Pourquoi les philosophes » en 57, parce que, effectivement, 10 ans plus tard après les feux d’artifice de Foucault, après ça été fini, on n’a plus cru à des systèmes philosophiques, c’est la fin d’un genre qui était né en Grèce autour des Pré-Socratiques, 100 ans avant Socrate et qui s’est complètement effondré maintenant.
Rosoux :
Ce qu’il reste de la philosophie et paradoxalement, est-ce que ça n’est pas le retour à la Grèce ?
Revel :
Effectivement ! Ce qui s’est passé, c’est que comme nous avons vécu au cours de « La fin du siècle des ombres », le dernier quart de siècle, deux choses : la disparition, par épuisement, des grands systèmes philosophiques et l’ambition de construire des grands systèmes philosophiques et deuxièmement, l’effondrement des grandes idéologies politiques.
Alors l’individu se retrouve seul face à lui-même. C’est à dire dans la situation où se trouvait le Sage grec et ses disciples. Et se repose la question : « comment dois-je vivre ? » D’où la mode du Boudhisme parce que c’est une des doctrines qui offre de nombreux points communs dans la démarche avec les philosophies grecques, la sagesse grecque, c’est précisément la recherche de la sagesse en particulier cette idée qui était très profonde en Grèce, à savoir qu’un maître en philosophie ça n’était pas quelqu’un uniquement qui enseignait des théories. On était un maître quand on était aussi un modèle pour les disciples de par sa manière même de vivre, par son existence, par sa personnalité. Socrate était admiré par ses disciples autant par la manière dont il se conduisait dans sa vie que par les propos qu’il pouvait tenir au cours d’une discussion philosophique ! Et cela vous le retrouvez dans le Boudhisme.
Rosoux :
Et c’est cette parenté que vous avez tenu à souligner dans le dialogue que vous avez eu avec votre fils, « Le Moine et le Philosophe ».
Revel :
C’est une parenté qui m’a frappé plutôt. Ce qui s’est passé : l’effondrement des idéologies politiques a beaucoup joué puisque, en gros, depuis le 18ème siècle -quand ont commencé les constructions des grandes utopies mondiales avec l’apparition des théories socialistes au 19ème- Que s’est-il passé ? Vous aviez un certain nombre de constructeurs d’utopies à commencer par Rousseau lui-même et puis ensuite évidemment les Saint Simon, Proudhon, Marx, etc...qui vous disaient (avec les révolutionnaires français, les Jacobins, la période Robespierre) : « Nous vous construisons une société parfaite, qui résout tous les problèmes de la justice politique et sociale, et, en vous insérant dans cette société, en même temps vous allez être parfaitement heureux. C’est extrêmement intelligent puisque vous fonctionnerez d’après notre idéologie qui est tout à fait scientifique. Donc il n’y a plus lieu d’une recherche personnelle de la sagesse puisque c’est l’insertion dans cette société parfaite qui va vous rendre parfait et parfaitement heureux. Naturellement, au cas où vous ne seriez pas d’accord, nous le regretterions beaucoup, nous serions obligé de vous éliminer, vous liquider physiquement parce que on peut considérer cela comme un complot. Refuser la justice… oui une dissidence. »
Mais cette idée là qui a aboutit au rejet des moralistes, au rejet des philosophes de l’aphorisme Nietzsche etc… a prévalu pendant 200 ans, il faut bien le dire. Nous construisons une société parfaite et donc au fond, toutes ces histoires de recherche personnelle, de la sagesse, c’est tout à fait démodé…
Alors maintenant tout cela s’est effondré ; on voit bien qu’il n’y pas de construction politique fondée sur une idéologie qui résout une fois pour toute tous les problèmes des êtres humains à la fois collectivement et individuellement. Par conséquent, on revient à la séparation des genres, c’est à dire d’une part la politique est faite pour diriger la société et non pas chaque individu, y compris dans ses pensées les plus secrètes, ce qui était l’objectif du totalitarisme, et donc l’individu se retrouve face à face devant sa liberté et nous avons cette nouvelle génération de philosophes – en France : Comte-Sponville, Luc Ferry, etc…- qui reviennent à une philosophie de l’aphorisme, du conseil pratique, de la réflexion non-dogmatique et de l’absence de prétention à tout résoudre d’un seul coup !
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