jeudi 16 septembre 2010

Finkielkraut et Houellebecq, "La carte et le territoire"

FINKIELKRAUT-HOUELLEBECQ : « LA CARTE ET LE TERRITOIRE »


Alain Finkielkraut : Le héros de « La carte et le territoire », le peintre Jed Martin, va voir chez lui en Irlande, l’écrivain Michel Houellebecq ; il lui demande de préfacer le catalogue de sa prochaine exposition. Houellebecq, solitaire, morose, déprimé, comme on pouvait s’y attendre, finit cependant par accepter la proposition. Il met dans son texte l’accent sur l’unité du travail de l’artiste qui après avoir consacré ses années de formation à traquer l’essence des produits manufacturés, s’intéresse, dans une deuxième partie de sa vie, à leurs producteurs. Le regard que Jed Martin porte sur la société de son temps, ajoute Houellebecq, est celui d’un ethnologue bien plus que d’un commentateur politique. J’ai lu cette phrase avec d’autant plus d’intérêt que j’ai cru y percevoir en creux ou en abîme une définition de l’art poétique de Michel Houellebecq lui-même : vous n’êtes pas un commentateur politique Michel Houellebecq ; et si certains vous qualifient de réactionnaire, vous êtes aussi la référence littéraire des magazines les plus progressistes de ce pays. Autrement dit vous brouillez les pistes, sans doute parce que vous êtes ailleurs. Vous avez le don, très rare, du regard éloigné. Est-il donc légitime de considérer votre entreprise depuis « L’extension du domaine de la lutte » jusqu’à « La carte et le territoire » comme une ethnologie romanesque de l’humanité occidentale ?

Michel Houellebecq : L’humanité occidentale oui… Il y a une question qu’on est amené assez rapidement à se poser dès qu’on est traduit, principalement quand on commence à être traduit : à qui s’adresse t- on en fait ? Quels sont les pays en état de nous comprendre ? Un auteur évidemment souhaite que ce soit le monde. Je le souhaite aussi mais pour répondre honnêtement je pense que dans mon cas c’est plutôt l’Occident. De manière assez large quand même… Les pays en quelque sorte en début d’occidentalisation sont sensibles à mes livres.

AF : Qu’est ce que vous appelez « les pays en début d’occidentalisation » ?

MH : La Russie par exemple…. Donc oui : ethnologue de la société occidentale, ça me convient. Par rapport à la critique face à un détail plus anecdotique, ces magazines progressistes –enfin bon disons plus clairement les Inrockuptibles – ont de toute façon en eux quelque chose qui fait que le goût sera toujours la valeur dominante… Enfin bon mise à part tous les bons rapports que j’ai avec eux, je n’ai jamais envisagé qu’ils puissent faire une difficulté à ce que je fasse un article sur Philippe Muray : ce n’est simplement pas leur genre, faire passer des considérations idéologiques avant le jugement de goût.

AF : Merci de cette précision. Je ne suis pas absolument sûr d’être d’accord avec vous là-dessus. Je souhaite que vous ayez raison ; en tout cas je ne vais pas me laisser détourner du thème central pour une polémique qui serait tout à fait inutile hors sujet mais il me semble que vous dites : en Occident, on vous comprend – et on vous comprend peut-être d’autant mieux parce que dans votre œuvre on arrive à se comprendre ; on se lit dans la mesure où à tout ce qui va de soi, à tout ce qui nous paraît naturel, vous redonnez soudain sa dimension historique. Vous avez le talent, et j’en voudrais en donner très vite deux exemples, tout en racontant des histoires singulières, de la contextualisation très vaste.

MH : J’espère, j’espère que vous avez choisi l’exemple auquel je pense…

AF : Ce n’est pas sûr parce que les exemples que j’ai choisis –mais alors si vous en avez un autre en tête alors très bien !- j’en ai choisi deux qui sont assez mineurs mais qui, je trouve, signalent assez bien votre façon, votre manière… et… l’effet d’étrangeté qui a une vertu comique et en même temps, une vertu d’élucidation.
Voici donc, au tout début du livre –ce n’est pas grand-chose ! Ça n’est peut-être pas le bon exemple… tout d’un cou j’ai peur !- « Dans les pays latins, la politique peut suffire aux besoins de conversation des mâles d’âge moyen ou élevé ; elle est parfois relayé dans les classes inférieures par le sport. Chez les gens très influencés par les valeurs anglo-saxonnes, le rôle de la politique est plutôt tenu par l’économie et la finance ; la littérature peut fournir un sujet d’appoint. » Et puis un autre passage qui concerne un séjour touristique –et le tourisme nous occupera tout à l’heure-, de Jed Martin le héros et de Olga, la femme qu’il a aimé ou qu’il aurait pu aimer : « Ils vécurent plusieurs semaines de bonheur (ce n’était pas, ce ne pouvait plus être le bonheur exacerbé, fébrile des jeunes, il n’était plus question pour eux au cours d’un week-end de s’exploser la tête ni de se déchirer grave ; c’était déjà –mais ils étaient encore en âge de s’en amuser- la préparation à ce bonheur épicurien, paisible, raffiné sans snobisme, que la société occidentale propose aux représentants de ses classes moyennes-élevées en milieu de vie). » Et j’insiste très brièvement aussi sur l’usage des italiques qui est très intéressant chez vous parce que vous nous amenez à regarder la langue et à regarder la langue que nous parlons en montrant finalement, par les italiques, de quoi peut-être elle est le symptôme. Alors, si vous avez d’autres exemples dites-les moi, j’ai choisi en effet des exemples mineurs…

MH : Parfois j’aime bien signaler des détails qui sont…-mais nous allons répondre- mais par exemple là sans doute le : « mais ils étaient encore en âge de s’en amuser » entre parenthèses est un des hommages les plus directs que j’ai fait de ma vie à Georges Perec. C’est vraiment « Les choses », ça. « mais ils étaient encore encore en âge de s’en amuser »… Bon ! C’était un détail ! [AF : Mais il est important !]
Les italiques, c’est vrai…rhaa ! c’est vraiment ce qui me pose… parce qu’effectivement j’utilise une valeur d’ironie, je donne une valeur d’ironie aux italiques mais en même temps j’essaie de suivre plus ou moins l’usage… l’usage qui veut qu’on utilise les italiques pour les phrases tirées de langues étrangères et différentes choses ; donc ça me pose beaucoup de problèmes au moment de la correction mais je continue avec les italiques parce que je trouve que c’est bien. [AK : Ah oui ! Moi je suis heureux que vous continuiez !] Oui… C’est un problème que s’est posé –je l’ai découvert récemment- Jean-Louis Curtis dès son premier roman en fait : comment traiter le… comment mettre cette distance ? Il y a une chose que je fais très peu, dans ce livre, que je fais un petit peu quand même, c’est le « comme on dit ». Je ne le fais pas tellement… « Les années passèrent comme on dit ». [AF : Oui, vous ne le faites pas beaucoup ça parce que ça ne m’a pas frappé] Pas beaucoup… Les italiques oui.

AF : En revanche, ce qui m’a frappé et me frappent les italiques et me frappe aussi la référence, discrète mais émouvante, à un écrivain oublié, qui est précisément Jean-Louis Curtis. C’est Michel Houellebecq qui en l’occurrence parle à Jed Martin : « J’imagine [ajouté par AF, n’est pas dans le texte du roman] que vous vous en foutez de Jean-Louis Curtis, vous avez tort d’ailleurs, ça devrait vous intéresser, chez vous aussi je sens une sorte de nostalgie, mais cette fois c’est une nostalgie du monde moderne, de l’époque où la France était un pays industriel, je me trompe ? » Donc il y aurait une sorte d’écho entre la nostalgie de Jean-Louis Curtis pour une certaine France et la nostalgie de Jed Martin pour le monde industriel dont il fait la recension.

MH : « Ennemis publics » est ouvert sur la table : il y a bien des choses dans « La carte et le territoire » qui trouvent leur origine dans « Ennemis publics », entre autres cette nostalgie pour la joie des Trente Glorieuses ; ce côté si joyeux qu’on retrouve en Russie au moment où les gens s’enrichissent : les chansons des Beatles et ainsi de suite… Et qui est justement… c’est l’époque que Jean-Louis Curtis déteste, abomine parce qu’il y a des transistors, du bruit, il y a des voitures… Vous savez j’ai rencontré Jean-Louis Curtis… C’est le premier auteur à qui j’ai parlé de ma vie en fait. C’était au moment de de La nouvelle revue de Paris et Michel Bulteau était là, il nous présente l’un à l’autre, j’étais intimidé évidemment, parce que je l’avais lu, et lui était intimidé parce que Michel Bulleteau a dit : « c’est un jeune poète ».Et un jeune forcément, puisqu’il l’a écrit, l’intimidait. Résultat : on ne s’est pas parlé ! [Discret éclat de rire de MH] Donc c’est une rencontre ratée, triste… ça faisait longtemps… Ce n’est pas si facile de rendre hommage à un auteur, c’est même une des choses les plus difficiles en fait. [AF : c’est difficile en plus de le faire dans un roman mais là je trouve que ça tombe très bien !] Mais ça, j’avoue que j’y arrive de mieux en mieux à caser des passages de critiques littéraires dans mes propres romans… Mais j’avais eu du mal pour Agatha Christie et j’ai encore eu plus de mal pour Jean-Louis Curtis parce que c’est plus compliqué, c’est subtil, c’est vraiment un auteur subtil…

AF : Mais avant d’en venir à cette [MH : je ne sais pas si j’ai répondu à votre question ?] Si si, à cette nostalgie des Trente Glorieuses, je voudrais en rester encore un peu à ce qui vous caractérise, ce va et vient entre le très singulier et le très général, ce parti-pris de contextualisation très vaste et je voudrais citer « Les particules élémentaires »… [MH : Ah ! Parce que justement…excusez-moi…] Allez-y, vous voulez dire quelque chose, c’est pour cela que je vous ai invité !

MH : Oui, un des passages les plus… où je me suis livré à la meilleure contextualisation à mon avis, c’est le long passage avec l’apparition du transistor et de la machine à laver, qui fait que ça m’a toujours paru une erreur fondamentale de lire « Les particules élémentaires » comme un livre anti Mai 68. C’est mon passage qui explique le plus clairement que Mai 68 n’était qu’un moment, un développement nécessaire, un instant caché par l’enthousiasme des produits ménagers vertueux, du style machine à laver mais que le fond était déjà présent dès 1945.

AF : Oui alors justement ! C’est aussi de cela que je voulais parler, avec peut-être d’autres références que celle du transistor mais précisément la vie sexuelle et amoureuse de Bruno et Michel, vos deux héros, est prise dans une histoire générale, au moins, entre autres choses, du sentiment amoureux. On va des premiers signes et là je vous cite : « d’une consommation libidinale divertissante de masse en provenance des États-Unis et d’Amérique » à ce qui apparaît dans votre livre comme le grand quiproquo, l’immense malentendu de la libération sexuelle. La question n’est pas de savoir si ce livre est anti ou pro Mai 68, vous dites qu’elle a été présentée, cette libération sexuelle, sous la forme d’un rêve communautaire alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau pallié dans la montée historique de l’individualisme. Et c’est un peu le paradoxe de notre situation : l’individu en se libérant des attaches communautaires a détrôné le mariage de raison au profit du mariage d’amour et puis, dans un deuxième temps, dans la foulée, il a eu la peau de l’amour, ou du mariage d’amour, il a rompu ce lien dans un premier temps sanctifié. Vous parliez de Philippe Muray : j’ai relu, en préparant cette émission l’article très beau qu’il avait consacré aux « Particules élémentaires », au moment de sa parution et il présente votre livre comme le grand roman de la dissolution des liens : « Tout est désassemblage, tout y est dissociation, dislocation, désagrégation, tout y est divorce. » « Du mariage au divorce, le temps s’accélère on passe d’une société passée sous le signe de la durée à une société qui vit sous l’empire de l’éphémère. » Deux citations paraissent particulièrement déchirantes dans ce livre : « Dans un monde qui ne respecte la jeunesse, que la jeunesse, les êtres sont peu à peu dévorés » et aussi cette autre, les aveux de Bruno : « Moi j’aurais aimé être un pécheur, mais je n’y arrivais pas. » Et donc, on a l’impression que vos héros sont affranchis par le romantisme puis affranchis du romantisme et nous sommes comme les produits hagards et désolés de cette liberté finale » mais justement -et c’est là que je fais un lien malgré tout entre les deux livres, je n’oublie pas « La carte et le territoire »- : qu’est-ce qui est possible dans cette désolation ? Dans « Les particules élémentaires » vous parlez du principe de bonne volonté ; c’est Bruno qui décrit la bonne volonté en vigueur dans le secteur naturiste du Cap d’Agde et on retrouve ce terme dans « La carte et le territoire » à propos d’un couple secondaire et que je trouve très émouvant : le policier Jasselin et sa femme Hélène : « Jasselin regardait ses seins par l’échancrure de la robe : des seins siliconés certes, ils avaient fait réaliser les implants dix ans auparavant, mais c’était une réussite, le chirurgien avait bien travaillé. Jasselin était tout à fait en faveur des seins siliconés, qui témoignent chez la femme d’une certaine bonne volonté érotique qui est en vérité la chose la plus importante au monde sur le plan érotique, qui retarde parfois de dix, voire de vingt ans la disparition de la vie sexuelle du couple. » Sur les ruines des illusions ou des espérances du romantisme, reste peut-être quelque chose comme la bonne volonté mais j’imagine que ce passage, à mes yeux très beau, risque de faire sursauter un certain nombre de lecteurs et de lézarder l’unanimité dont votre livre fait pourtant l’objet aujourd’hui…

MH : Je ne le crois pas… Le fait que rien, en général, ne soit possible sans une certaine dose de bonne volonté est quand même trop évident pour que je puisse être contesté…Enfin, il ne me semble pas…Mais je voudrais… J’ai dit et je le répète que chez moi la question de l’existence de l’amour, la possibilité de l’amour, jouait à peu près le même rôle que chez Dostoïevski la question de l’existence de Dieu. Là où je suis, où j’ai été le plus douloureux par rapport à moi-même, c’est dans la fin du personnage d’Esther dans « La possibilité d’une île » où le narrateur se dit d’un seul coup : cette génération a renoncé à l’amour. Je laisse une espèce d’incertitude quand même et là pour moi, une petite phrase qui témoigne d’un optimisme stupéfiant chez moi, c’est quand Jasselin dit qu’il sait qu’il représente un idéal désuet, quoique, paraît-il, les jeunes, pour ce qu’il en sait, recommence à y aspirer. Ce qui est une pure hypothèse de ma part, je ne connais pas de jeunes, je ne sais pas si c’est vrai ou non, enfin c’est une hypothèse optimiste.

AF : Mais justement, Jasselin et sa femme -bon il découvre une chose terrible dans son enquête, et nous en reparlerons-, mais c’est un moment de douceur dans ce roman. Il y a d’ailleurs ici ou là dans cette désolation des moments de douceur…et notamment dans les rapports entre Jasselin et son épouse.

MH : Il faut contextualiser pour réussir un roman –enfin disons : il ne faut pas !- Moi j’en ai besoin, il faut laisser la chance à l’individu, enfin : la première chose que se dit Jasselin c’est qu’il a eu de la chance, tout simplement, il a eu de la chance, il est tombé sur la bonne personne. Ça existe, la bonne personne existe. Jed… la malgache était déjà la bonne personne et sa première amante, la malgache était déjà la bonne personne en fait… et là c’est de sa faute, c’est de sa faute ! [AF : il n’a pas saisi l’occasion] ; il n’a pas saisi l’occasion et Olga est une bonne personne aussi.

AF : Alors, venons-en maintenant justement aux thèmes principaux du livre et à Jed Martin d’abord –nous parlerons de l’Art, peut-être du Travail et du Tourisme. Jed Martin, c’est votre héros, c’est celui qu’on suit de bout en bout jusqu’à une fin qui va au-delà de notre présent, un procédé déjà utilisé dans « Les particules élémentaires »… Pourquoi avoir choisi un peintre ?

MH : La vraie raison, la plus profonde, je dirai que, plus que les écrivains, les gens qui travaillent dans les arts visuels à leur actuel, peuvent être soumis –s’ils sont honnêtes- à des révisions déchirantes de leur propre pratique parce que les possibilités d’expression qui leur sont offertes sont énormes en fait, ils ont une liberté totale, donc ils peuvent changer de manière et de sujet très brutalement. Et ce sont des moments imprévisibles à tout le monde y compris à eux-mêmes. Donc, j’avais besoin de moments comme ceux-là, je voulais décrire ce genre de moment.

AF : Est-ce que vous avez pensé à un peintre en particulier ?

MH : Non ! [AF : Pas du tout ?] Non non non, je lui ai donné vraiment comme sujets ceux que j’aurais pris moi-même si j’avais été artiste…

AF : Justement c’est aussi ce que je me suis dit en vous lisant, Michel Houellebecq. Donc, ce peintre, à un moment donné de sa production, choisit de revenir à la peinture lorsqu’il veut présenter des métiers ou des hommes de métier. Et puis, il y a une peinture, une toile qu’il n’achève pas mais que vous décrivez très précisément : « Jeff Koons, Damien Hirst se partageant le marché de l’art ». D’un côté –vous le dites un peu plus tard dans le roman-, le fun, le sexe, le kitch, de l’autre, le trash, la mort, le cynisme. Et il m’a semblé, à vous lire -et vous me direz si je me trompe-, que Jed Martin incarnait une possibilité oubliée ou inexplorée par l’Art Contemporain, fourvoyé qu’il est ou qu’il semble être dans le cliché critique ou dans la provocation infantile. Jeff Koons et Damien Hirst pourraient être deux illustrations antinomiques parce qu’il y a quand même chez Jed Martin le souci, comme les grands peintres du passé, de développer du monde une vision à la fois cohérente et innovante. Il dit, de lui-même, qu’il s’agit de décrire par la peinture les différents rouages qui concourent au fonctionnement d’une société. Donc, il assigne à la peinture une fonction d’élucidation, de connaissance, de découverte qui semble un peu négligée par les installations et les provocations de l’Art Contemporain. Et on se dit en vous lisant – et en voyant cette œuvre à tous ses stades- : dommage qu’un tel artiste n’existe pas !

MH : Bon, ça va peut-être être un peu difficile à expliquer mais il n’y a pas d’attaque contre l’Art Contemporain dans ce livre… [AF : je ne disais pas ça comme une attaque, je disais : tiens ! Jed Martin n’est pas là, quoi ! C’est cela que je veux dire…On aimerait penser à un artiste et finalement il n’y en a pas !] Oui… dans cette période-là précisément. Dans sa période où il photographie les objets de quincaillerie il y en a. [AF : oui ça il y en a ! C’est vrai. La recension des objets produits, ça il y en a.] J’en ai parlé avec Catherine Millet : les cartes routières ça l’a emballée ! Elle aurait dit : j’aurais fait volontiers la préface de quelqu’un comme ça. La vidéo de la fin, la vidéo végétale l’intéressait aussi. Et c’est vrai que cette période qui lui apporte une fortune colossale et un pouvoir insensé dirais-je… De fait ça n’est pas si fréquent ; moi c’est parti d’une visite à Amsterdam au Rijksmuseum là où il y a plusieurs salles où ils représentent les bourgmestres, l’assemblée des marchands prenant des décisions commerciales, où la peinture rend compte de la réalité sociale de ces villes du nord –elle rend compte de beaucoup de choses à vrai dire : elle rend compte aussi de ce que c’était qu’un calviniste. Ce qui est quelque chose de, oui, impressionnant-, mais elle rend compte aussi de la réalité sociale de ces villes du nord à un point que je ne croyais pas possible pour la peinture. Disons que je me disais que les G. [ ?] et « La montagne magique » aussi quand il en parle, il y avait vraiment que la littérature qui pouvait faire ça. Le fait que la peinture puisse le faire, pour moi a été un choc.

AF : Oui alors c’est quand même intéressant, je ne veux pas vous mettre en délicatesse avec qui que soit et si vous me dites que vous n’attaquez pas l’Art Contemporain, j’en prends acte mais il me semble, à vous entendre, que Jed Martin veut renouer avec quelque chose pour suivre, à sa manière, une grande enquête peut-être interrompue. Alors j’ai dit « fourvoyé », je retire le terme mais c’est assez étonnant que vous citiez cet exemple justement. Nous ne sommes pas dans la tradition du nouveau, nous ne sommes pas dans la rupture, il s’agit d’autre chose… Il s’agit d’une sorte de…justement oui, on renoue avec une énergie ou une tradition perdue.

MH : Disons que cette période de l’art flamand…ça m’a frappé aussi parce que c’est rare dans l’histoire de l’art que l’art fasse ça aussi bien ! Ça n’est pas seulement notre époque qui n’y arrive pas… Il y a, sur la même question, est-ce que pour le 19ème Siècle les impressionnistes valent Flaubert, je dirais non. Sans hésiter non. Pour la description d’une réalité sociale, sur cette fonction possible là de l’art. [AF : Ils avaient autre chose en tête] Ils avaient autre chose en tête à ce moment là, très clairement. Donc c’est une des possibilités de la peinture, pas celle à laquelle on pense le plus souvent en effet oui.

AF : Cela étant, on peut imaginer qu’il y a un risque même pour Jed Martin. Ce que j’ai dit, pour moi, Damien Hirst –et là je parle en mon nom, je ne vous enrôle sous aucune bannière !- et Jeff Koons et notamment Jeff Koons à Versailles, ce sont deux facettes d’une même impasse et je dirais même d’une impasse ridicule. Bon, mais c’est moi qui parle ! C’est tout. Je me dis, Jed Martin c’est autre chose, vous réussissez à susciter l’envie de voir ses tableaux et en même temps, je me dis qu’il a peut-être aussi un risque chez Jed Martin si j’essaie de visualiser et aussi de penser aux légendes ou aux titres ; un risque qui a été précisément conjuré par la grande peinture hollandaise, qui est le risque de l’allégorie. C’est ce qu’il y a de pire en art ! Enfin c’est une des difficultés de l’art, l’allégorie, c'est-à-dire éviter le kitch, éviter le trash, mais aussi ne pas tomber dans le pompiérisme ! Est-ce qu’un art de ce type peut éluder ou éviter le risque de l’allégorie justement ?

MH : Non, je ne pense pas qu’il le puisse totalement. Disons que, quand B.[ ?] fait des étagères en mettant des objets de la vie, l’année où Marx écrivait « le Capital ». Bon, il tente de retracer un moment historique, à sa manière. La pièce est assez bonne parce que c’est un bon artiste par ailleurs mais il n’a pas cette idée que Jed a de revenir à la peinture pour ça. C’est en cela que Jed fait quelque chose que B. ne fait pas pour moi; mais il se situe dans la lignée de B. à mon sens… Et je pense qu’il a raison mais que au fond la… enfin, en dernière analyse c’est la qualité d’exécution qui tranche ! C’est : qui choisit les bons verts, qui choisit du vert cinabre pour ses… C’est cela qui permet d’échapper à l’allégorie en dernière analyse, c’est la qualité d’exécution, donc on ne peut pas vraiment le théoriser, on ne peut même pas du tout, enfin je ne crois pas…

AF : J’entends bien, mais alors justement, vous n’entrez pas dans les polémiques avec l’Art Contemporain combien même Jed Martin incarnerait une possibilité aujourd’hui et peut-être provisoirement négligée de l’art, mais vous polémiquez avec un peintre –ça je suis obligé de le dire parce que ça a créé une toute petite controverse et c’est Sollers qui s’est un peu fâché…

MH : Ah mais Picasso est un très mauvais peintre !

AF : Ah bon ! « Picasso est laid, il peint un monde hideusement déformé parce que son âme est hideuse et c’est tout ce qu’on peut trouver à dire de Picasso il n’y a aucune raison de favoriser davantage l’exhibition de ses toiles, il n’a rien à apporter. » L’Art Contemporain ça va, mais Picasso, ça ne va pas du tout, si je comprends bien.

MH : C’est juste un très mauvais peintre, enfin l’un des plus mauvais de sa génération. Il est très inférieur à Kandisky, il est très très inférieur à presque tous… à Klee, Mondrian, je ne sais pas, presque tout le monde est supérieur à Picasso, même Dali est supérieur à Picasso… Non : ça n’est vraiment pas bon, c’est clair que ce n’est pas bon. C’est une polémique, mais Philippe Sollers est intéressant. C’aurait été aussi intéressant de polémiquer avec Philippe Muray –que j’ai eu d’ailleurs, brièvement, quand on se voyait-, j’ai toujours dit que Picasso ça n’allait pas ! Il n’y a pas de lumière, sa manière de voir le monde est stupide, il prend un des mouvements les plus stupides déjà le cubisme, il est le pire des cubistes : il est mauvais !

AF : Alors, écoutez, là-dessus je n’entrerai pas dans cette discussion, vous avez refusé toute à l’heure d’entrer dans une discussion sur l’Art Contemporain, moi je n’entrerai pas dans une discussion sur Picasso. Un mot encore à propos de l’œuvre de Jed Martin, ce sera un mot sur le titre. Donc, à un moment donné, il photographie, émerveillé, des cartes Michelin –vous donnez une description d’ailleurs très alléchante de ces cartes elles-mêmes, vous les donnez à aimer en quelque sorte et moi qui fait du vélo, j’adore déployer les cartes Michelin avant de partir sur le territoire…

MH : L’expression… Je suis content qu’on me dise ça : « Vous donnez à aimer », c’est gentil, c’est joli…

AF : Mais alors le titre ! Qu’est-ce que c’est que cet amour de la carte chez Jed Martin et pourquoi ce titre pour « La carte et le territoire » pour votre livre ?

MH : Je vais retracer l’historique : au départ c’est un Korzybski, d’après ce que j’ai pu en lire, c’est une sorte de nominaliste, je n’ai pas bien compris ce qu’il apportait de plus, dont une des phrases qui est restée est : « La carte n’est pas le territoire ». Van Vogt, Alfred Van Vogt qui avait besoin sans doute d’une structure philosophique -et c’est vraiment entiché de Korsybski- et ça l’a apparemment beaucoup aidé à écrire « Le monde du non-a », le cycle du non-a en général. Pour des raisons que je ne connais pas, cette phrase est passée dans le monde de l’Art. Ce qui est bizarre parce que les artistes ne sont pas de grands lecteurs de Science-fiction en général, et elle est devenue très célèbre, presque aussi célèbre, dirais-je que le « I would prefer not to » et cette phrase est une espèce de clin d’œil probablement à d’autres expositions possible ou à d’autres œuvres –j’avoue que je n’ai pas recherché exactement lesquelles. Par ailleurs, il pense vraiment que la carte est plus intéressante que le territoire. [AF : plus importante même ?] Plus intéressante, plus intéressante… Et donc il expose une photo satellite d’une zone et une carte de la même zone et la carte est plus intéressante. Il ne dit pas plus belle; effectivement sur la fin il revient à quelque chose qui n’est pas loin de la soupe de verre qui est la photo satellite, mais plus intéressante, oui.

AF : Est-ce que ça peut être mis en relation avec l’œuvre artistique elle-même, c'est-à-dire : nous avons besoin de la carte pour accéder au territoire, pour nous repérer dans le territoire, il y a quelque chose à aimer dans la carte elle-même, mais de même nous avons besoin de médiations pour nous orienter dans le monde et dans l’existence. Est-ce que vous avez pensé à cela ou est-ce que c’est une extrapolation un peu forcée de ma part ? Si c’est forcé, vous me le dites, je ne me vexerai pas !

MH : Non… Mais à mes yeux ça reste un mystère, pourquoi une carte est belle ? Il y a une poésie qui se crée au moment où l’inexactitude se perd…Je ne sais pas comment dire… Pour lui, c’est le point idéal en quelque sorte, les cartes Michelin d’une certaine période, entre esthétisation et fidélité de la représentation, voilà, c’est ça !

AF : Entre esthétisation et fidélité de la représentation, vous avez répondu à ma question et vous l’avez au moins partiellement validée. Maintenant je voudrais en arriver à un thème qui découle de notre conversation sur l’Art et sur Jed Martin : le travail. Le travail, très présent, la question du travail, vous avez parlé de la joie des Trente Glorieuses, et dans « Les particules élémentaires » il y a cette phrase : « En toute chose ils apercevaient la fin », cette phrase que reprend d’ailleurs Philippe Muray dans son article et là on se demande si vous n’écrivez pas dans la perspective de la fin de l’âge industriel en Occident ; en tout cas, cette question du travail et du travail industriel est omniprésente, c’est l’obsession de Jed Martin et puis il y a, dans le livre, un amour, récurrent, des objets manufacturés qui nous sont décrits avec une extrême précision : les appareils photo Samsong et puis à un moment donné il y a Michel Houellebecq, le personnage qui -et c’est aussi un moment extrêmement drôle- : « Dans ma vie de consommateur… j’aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable –imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. » Il dit ça avec une émotion… Il a les larmes aux yeux et ça aussi c’est assez symptomatique de votre manière : vous créez une distance et en même temps il y a une adhésion aussi de vos personnages, même éloignés, même dépressifs à une certaine forme d’univers de la consommation, en tout cas trois produits parfaits et puis nous avons la description des Lexus, des voitures Lexus, la voiture Audi, les Mercedes, etc… Tout cela est très présent dans le livre mais en même temps on se dit : mais quoi ! Est-ce que c’est un adieu à quelque chose ?

MH : Houellebecq pense qu’on ne pourra plus jamais être fidèle à un produit. Jed Martin, qui est un peu plus jeune, pense que Rolex ne peut pas arrêter une certaine montre parce qu’elle est considérée comme le sommet théorique de la montre. Non, lui pense que tout disparaîtra, que les produits disparaîtront et que le cycle de renouvellement des produits sera de plus en plus rapide, que le produit parfait est derrière nous. Ça n’aura plus jamais lieu, le produit parfait.

AF : Plus de produit parfait parce que nous sommes dans le monde de l’obsolescence accélérée…

MH : De l’obsolescence accélérée…

AF : C’est ce que je disais toute à l’heure : le passage de la durée à l’empire de l’éphémère…

MH : J’ai eu moi-même quelques produits parfaits qui ne sont pas les mêmes que ceux de « Houellebecq » : j’ai eu un Rolleiflex double objectif auquel je rends hommage dans la fin de « La possibilité d’une île », un Rolleiflex double objectif qui était vraiment pour moi un produit parfait. Mais ce ne sera plus possible, même pour un produit aussi mythique. Le travail est présent de beaucoup de manière dans ce livre. Il est présent quand même quand Jed se rend compte que son père ne peut pas s’arrêter de travailler, qu’il n’a plus rien d’autre dans sa vie de possible –c’est un moment triste, c’est un moment indiscutablement triste… Quand le travail est présenté à travers de William Morris, comme quelque chose d’infiniment heureux au contraire, d’infiniment…

AF : William Morris dont on connaît peu de choses en France mais dont on a publié, il y a quelques années, un livre intitulé : « L’âge de l’erzats » justement : c’est donc déjà peut-être l’âge de l’obsolescence accélérée ?
MH : Disons qu’il a passé sa vie à lutter contre l’erzats, oui, et avec un vrai succès économique, ça je tenais à le souligner [AF : vous le souligner et le l’ai appris en vous lisant !] ça reste très surprenant, je ne donne pas d’explication en fait. Et la troisième version du travail c’est quand Jed se rend compte, sur la fin de sa vie qu’il est bon qu’à cela. Alors il y a une résignation, je ne suis bon qu’à faire une œuvre, voilà, je vais faire mon œuvre jusqu’à la fin, jusqu’au bout, il a deux ou trois heures de travail… Et la différence, c’est qu’il est artiste, donc il peut continuer alors que son père, on le fait arrêter, il doit passer la main, c’est la fin.

AF : Et en même temps, puisque vous parlez du père, ça me permet d’introduire un autre thème, très fort je crois dans le livre, une sorte de devenir touristique de l’humanité. Vous l’avez dit l’autre jour au Grand Journal [MH : la fin de la France au moins] Oui, d’une certaine humanité occidentale et notamment de la France, pays industriel devenu peu à peu pays touristique. Et alors là le père a une réflexion déchirante parce qu’enfin il avait beaucoup d’espérances et d’illusions quand il était jeune et puis, il en est venu à construire « des résidences balnéaires à la con pour des touristes débiles sous le contrôle de promoteurs foncièrement malhonnêtes et d’une vulgarité presque infinie ». ça c’est dit dans la première partie du livre et au tout début du livre, le tourisme déjà affleure -même si précisément il prend toute sa dimension à la fin, dans le moment futuriste, une France où des chinois viennent prendre un breakfast limousin pour 23 euros-, Jed a un problème de chauffe-eau. Donc il demande à un plombier de venir le réparer –quelques considérations sur les plombiers qui ne répondent pas à la demande, qui ne tiennent pas parole- et il tombe sur un plombier croate qui fait la réparation, c’est merveilleux, mais Jed apprend qu’il envisage de retourner chez lui en Croatie, dans l’île de Hvar, pour y ouvrir une entreprise de location de scooters des mers. « Jed ressentit une déception humaine obscure à l’idée de cet homme abandonnant la plomberie, artisanat noble, pour louer des engins bruyants et stupides à des petits péteux bourrés de fric habitant rue de la Faisanderie. » Donc, là, le tourisme est déjà là, il y a quelque chose de notre avenir qui se manifeste tout au long du roman.

MH : Disons que nous avons probablement plus de chances que la Croatie, en France. Compte tenu du patrimoine, ce sera un tourisme plus haut de gamme, comme on dit. Donc, mon Dieu, je ne sais pas… Comme il n’y a pas de thèses évidemment, de vraies thèses -enfin : il y a une explication des choses mais pas vraiment de thèses- tout peut se soutenir. Moi je trouve ces russes, habitués par leurs formations à visiter la Sainte Chapelle, le Pouilly-Fuissé, je les trouve attendrissants. On a envie de leur donner ce qu’ils demandent. Du Pouilly-Fuissé, de la Sainte Chapelle…

AF : Est-ce qu’on a envie d’un avenir touristique pour la France, est-ce que nous sommes destinés au tourisme et nous-mêmes à être des touristes de notre propre pays ?

MH : Si je dois fournir une réponse brève et un peu dure, je pense qu’on n’a pas le choix. On n’a pas le choix entre un avenir touristique et un autre. On a celui-là, qu’on l’accepte ou non. Et que les mouvements économiques en cause sont beaucoup plus forts que n’importe quelle volonté politique ou autre.

AF : A cet égard, je voudrais vous citer un passage des « Lieux de mémoire » de Pierre Nora qui entre curieusement en résonnance avec votre livre parce qu’il analyse les métamorphoses du sentiment national et il dit ceci : « De sacrificiel, funèbre et défensif qu’il était, ce sentiment s’est fait jouissif, curieux et, dirait-on, touristique. Une France à la carte, cartes menus et cartes Michelin. » Je vous ai lu cela à cause de la carte Michelin, je trouve que c’est un écho intéressant à ce que vous avez écrit.

MH : Si on doit parler de la France, je dirais, j’ai déjà dit et j’assume ce que j’ai écrit dans « Ennemis publics » : La France est allé trop loin dans ce qu’elle demandait. 1917 était inacceptable, la Première Guerre Mondiale était inacceptable et c’est des choses qu’on ne pardonne pas, qu’on ne pardonne pas… Il ne fallait pas aller si loin.

AF : D’où cette mutation analysée par Nora. Il nous reste cinq minutes, cinq minutes, c’est dommage…

MH : Oui, la France : Régis Debray, quand je l’écoute, j’ai toujours eu l’impression quand même que ce qu’il regrette a commencé en 1789. Je m’excuse mais la France a commencé avant 1789 ! [AF : là je serais tout à fait d’accord avec vous !] Et la conscription obligatoire devait conduire à des choses excessives comme ce qui s’est passé en 1917 et qui n’aurait jamais dû avoir lieu.

AF : Et à cet égard je pense à Péguy, Péguy qui parle à un moment donné de la carte et du terrain : il dit : « les historiens préfèrent la carte au terrain », il utilise cette expression.

MH : C’est bien difficile d’attaquer un grand auteur parce qu’évidemment Péguy…

AF : Ah ! Non au contraire ! Péguy va dans votre sens puisque Péguy dit : « la République une et indivisible, notre royaume de France ». Donc Péguy prend tout, refuse l’idée d’une rupture, si tant est que Régis Debray l’accepte, ce dont je ne pas sûr. Mais en tout cas…

MH : … J’ai l’impression, souvent, en l’écoutant, qu’il oublie avant 1789…

AF : … Et si on aime la France, on ne peut, Dieu sait, ne pas l’oublier… Pour les quelques minutes qui nous restent, je voudrais quand même parler à Michel Houellebecq de « Michel Houellebecq » c'est-à-dire le personnage du roman. Vous vous introduisez dans le roman et cette introduction n’a rien à voir avec l’autofiction, qui est, pour le pire et parfois pour le meilleur -je pense à Camille Laurence-, un épanchement de la subjectivité. Là, nous avons une objectivation froide qui va jusqu’à l’assassinat mais à quelle nécessité a correspondu, précisément pour vous, cette promotion de vous –même en personnage ?

MH : C’est assez simple : je mets dans mes livres des gens réels quand ils paraissent correspondre à un rôle social. Et là je me suis rendu compte que, oui, moi aussi, j’ai aussi un rôle social et pourquoi pas essayer avec moi ? En pratique, ça permet d’intéressantes complexifications structurelles et ça permet aussi une petite chose qui est assez agréable, parce qu’avec un seul personnage, donc moi, là j’apparais trois fois et la première, c’est assez bien ce que je suis, à peu près, la deuxième, c’est assez bien ce que je pourrais craindre de devenir, et la troisième, ce que j’aimerais être un peu plus tard.

AF : La troisième, c’est la maison du Loiret ?

MH : La maison du Loiret…

AF : Ah oui ! D’ailleurs c’est un grand moment de douceur aussi…

MH : Oui c’est très doux…

AF : C’est très doux, Michel Houellebecq reçoit Jed Martin dans la maison de ses grands-parents qui est située dans le Loiret. Il lui prépare très gentiment un pot-au-feu qui s’avère délicieux, il annonce qu’il veut écrire un poème sur les oiseaux, peut-être va-t-il cesser d’écrire des romans parce qu’il est passé du monde comme narration au monde comme juxtaposition –et on se demande aussi si ça n’est pas de Jed Martin qu’il parle-, bref, c’est un moment de douceur et de grand apaisement, en effet. C’est vers cela que vous tendriez ?
MH : Oh ! J’aimerais bien, oui, j’aimerais bien ! Ça me paraît une fin parfaite, cela…

AF : Et quand vous dites : « j’ai un rôle social », qu’entendez-vous par là ? De quoi êtes-vous le signe ? Vous dites « J’ai un rôle social, donc j’aime introduire des gens qui ont un rôle social ». C’est quoi le vôtre ?

MH : Mon utilité sociale… Je pense que là, je donne à notre époque un petit frisson de liberté. Quand même, on a un petit besoin de liberté qui est persistant et je suis là pour ça en fait, je fournis à la société son petit frisson de liberté. C’est à ça que je sers dans la réalisation de la chose.

AF : J’ai parlé de votre dernier livre avec un ami peintre qui s’appelle Jean Paul Markesky et qui m’a donné une très belle description. Il m’a dit qu’il y avait dans vos livres « un effet de désolation roborative » et en effet, roboratif dans ce sens qu’on ne se paie plus de mots. Donc c’est peut-être, sinon votre utilité sociale, du moins votre importance littéraire.

MH : Mon utilité pour les lecteurs, c’est autre chose, j’espère que c’est plus que cela enfin mais…oui.

AF : Nous terminerons sur ce « oui », Michel Houellebecq, je renvoie à votre livre, « La carte et le territoire » qui est publié aux éditions Flammarion. J’ai cité également l’article que vous a consacré Philippe Muray et il est republié aujourd’hui dans un fort volume des « Essais » de PM, on y trouve aussi l’article qu’il a écrit sur « Plateforme » et c’est aux éditions des Belles Lettres.

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