"Dans la perspective de l'ouverture, la référence à la nation est à manier avec prudence.Elle y divorce nécessairement de sa conception traditionnelle de type holiste, animiste et communautariste qui en fait une sorte de super-individu doté d'une "âme"(métaphore certes très signifiante, mais si ambiguë...). Et elle doit s'y séparer de tout ce qui peut servir d'alibi au nationalisme comme aux nationalisations, ou de support à une "identité nationale" figée et culturellement protectionniste (Vargas Llosa a dit tout ce qui convient à ce sujet). Mais elle demeure plus qu'opératoire : existentiellement indispensable et politiquement, démocratiquement vitale, en prenant le visage de la nation ouverte, réunissant éventuellement des nations antérieurement et historiquement séparées. Soit une libre association contractuelle d'individus-citoyens possédant des droits, liés par des valeurs et des codes partagés, auxquels peuvent sur le respect de ces bases venir s'adjoindre de nouveaux venus.Avec Bruckner, on doit convenir qu'"il faut être domicilié pour s'ouvrir sur l'extérieur et il est bon que les nations soient séparées pour exister"(2006, p 216).Ce qui invite à relégitimer la notion de frontière, en repensant son sens : "La frontière n'est pas seulement limite ou obstacle, elle est condition de l'exercice démocratique, instaure un lien durable entre ceux qu'elle abrite et donne le sentiment d'un monde commun. Elle sépare autant qu'elle réunit, elle est la porte qui ferme autant que la passerelle qui relie, elle reste ouverte sur ce dont elle écarte."(ibid)
Si le monde ne se composait que de sociétés démocratiques et était seulement peuplé d'individus spontanément respectueux des vrais droits d'autrui, les frontières ne disparaîtraient pas pour autant. Mais elles cesseraient définitivement d'être des clôtures pour devenir de simples interfaces distinguant des territoires nationaux ouverts les uns aux autres, dont les citoyens jouiraient d'une pleine liberté de circulation et d'établissement (ce qui est heureusement advenu dans l'Union européenne, où les frontières de souveraineté classiques se sont déplacées aux confins de cette communauté politique et culturelle). Ce monde irénique n'existant pas et les choses étant ce qu'elles sont au-dehors de l'Union et des sociétés ouvertes extra-européennes (conflictuelles, instables, invasives, culturellement trop hétérogènes), les frontières des nations ouvertes ne peuvent que demeurer, conservant leur fonction de sécurisation de l'ouverture interne.Contre les fumeuses et dangereuses illusions sans-frontiéristes, il revient à ces nouvelles frontières de jouer le rôle de filtres sélectifs, de coupe-feux fermant l'accès ou interdisant le séjour durable aux intolérants misogynes, aux tribalistes et ceux qui ne voient dans l'Occident qu'un immense bureau d'aide sociale planétaire auquel ils auraient inconditionnellement droit.
A l'intérieur de leurs frontières et à moins qu'ils n'aient librement consenti à s'en dessaisir en partie (si des politiciens les ont abusés sur ce point, ce renoncement perd sa légitimité), les citoyens co-propriétaires des nations ouvertes ont naturellement le droit souverain de disposer démocratiquement d'eux-mêmes - c'est la seule signification acceptable de la "souveraineté nationale".Par suite, eux seuls possèdent la prérogative de choisir les critères restrictifs de l'admission d'étrangers dans leur juridiction territoriale et de leur adoption comme nouveaux citoyens par naturalisation. Ils n'ont aucune obligation de s'adapter culturellement à l'arrivée d'intrus non invités. S'ils refusent sélectivement (si c'est totalement on sort du schéma de la société ouverte!) l'accès à leur territoire, il leur faut seulement mais impérativement respecter le droit universel des gens de ne pas être maltraités si ces derniers s'introduisent frauduleusement mais pacifiquement...(...) Personne n'a le droit de leur imposer d'accueillir qui que ce soit contre leur gré, pas plus des comités d'"experts", des camarillas d'idéologues décrétant que "l'immigration est inévitable et indispensable" ou des instances supranationales ou encore des politiciens enclins à la forfaiture morale. Ne font exception que le vrai droit d'asile aux individus persécutés pour leur attachement à la liberté individuelle ou l'accueil exceptionnel et temporaire de réfugiés pour des raisons humanitaires.
Réciproquement, un migrant n'a aucun "droit de l'homme" inconditionnel et du seul fait de sa volonté de pénétrer sans y être autorisé dans une co-propriété politique, fût-elle une société ouverte, et encore moins de s'y installer durablement en bénéficiant des droits de citoyenneté (entre autres celui de voter). Il n'a que deux droits : celui de ne pas être l'objet de violences, et aussi de ne pas être rejeté a priori à cause de sa "race", de ses origines ethniques ou géographiques et de sa religion.Trigano le dit fort justement : "L'immigrant est un demandeur. Il frappe à la porte d'une société dont il sollicite l'hospitalité. Rien, absolument rien ne lui est dû au départ"(2003,p. 88). Les citoyens d'une société ouverte n'ont de principe aucune dette à son égard. En revanche, s'il est admis à séjourner, il a des obligations : subvenir à ses propres besoins et ceux de sa famille, respecter intégralement les institutions et lois en vigueur, faire l'effort de s'adapter au contexte local. Quand on fait élection d'un pays d'adoption, on s'y adapte - afin de se faire... adopter. En émigrant, un individu doit comprendre qu'il lui faut renoncer à une partie de ses attachements culturels d'origine. Mais il peut parfaitement à titre privé conserver et manifester publiquement, hors des institutions, tous ceux qui ne contreviennent pas aux règles générales de droit commun : multiculturalisme limité et relativisme culturel inversé."
(Alain Laurent, "La société ouverte et ses nouveaux ennemis", épilogue)
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